Qatar : l’impact incertain des appels au boycott

Les opposants à la Coupe du monde croient peu en son « boycott » collectif, mais comptent exprimer leur propre désaveu.

Daphné Deschamps  • 19 octobre 2022 abonné·es
Qatar : l’impact incertain des appels au boycott
© Des supporters du SC Fribourg (Allemagne) soutiennent le boycott. (Photo : ebastian El-Saqqa / augenklick/firo Sportphoto / dpa Picture-Alliance via AFP.)

À un mois du début de la compétition se pose une question d’ordre moral individuelle, mais aussi collective : faut-il boycotter la Coupe du monde de football ? Les avis divergent. Certes, il est d’ores et déjà possible que les stades au cœur du désert ne soient garnis qu’à coups de remplissage forcé.

Mais, quoi qu’il en soit, seule une infime minorité de fans de football a l’occasion de se rendre physiquement sur les lieux du tournoi. Pour autant, le succès – ou l’échec – d’une telle compétition, qui représente un outil marketing et géopolitique pour le pays organisateur, repose en grande partie sur sa réception par l’opinion publique planétaire, et sur les revenus publicitaires qu’elle générera.

Aussi le vrai match se jouera-t-il dans les bars, les fan-zones géantes et sur les canapés. Or, face aux appels à boycotter les retransmissions télévisées, montent des arguments aux accents défaitistes : «De toute façon, la Coupe aura lieu», «Il fallait se mobiliser il y a douze ans lors de l’attribution»… Quand ne pointe pas une ironie relative à la faiblesse des mobilisations contre le Mondial précédent, en Russie, pays lui aussi peu respectueux des droits humains.

Actions symboliques

Pour beaucoup de supporters de football, quand les enquêtes sur les conditions d’organisation ont commencé à être dévoilées, la partie était déjà perdue d’avance : comment organiser le boycott du plus grand événement sportif du monde ? «Pour quelle efficacité? Il ne faut pas se leurrer, ça sera l’événement le plus regardé de l’année», explique un Pierre sans illusion.

Pour autant, il n’a «pas spécialement envie de participer à l’événement sportif», et n’ira pas voir les matches dans des bars comme à son habitude. «Mais c’est plus par choix éthique personnel que par conviction de faire un geste vraiment utile.» Même son de cloche du côté de Vincent, fan invétéré qui s’est déjà retrouvé à regarder quatre rencontres en même temps : «Économiquement parlant, personne ne va dépenser d’argent pour cette Coupe du monde, avance-t-il. Déjà parce qu’elle a été déplacée en novembre, et que personne n’a envie d’aller vivre un moment collectif en terrasse sous la pluie et dans le froid.»

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Des supporters du SC Fribourg soutiennent le boycott. (Photo : ebastian El-Saqqa / augenklick/firo Sportphoto / dpa Picture-Alliance via AFP.)

Pour lui, les seules initiatives qui pourraient avoir un impact réel sur la situation seraient des actions militantes. «Et encore, de quelle ampleur? Le Qatar n’en a rien à faire que quelques Occidentaux protestent en Europe, les stades sont déjà construits et les matches auront lieu.»

Le monde du football est bloqué entre prise de conscience et déni total de la réalité.

«Le monde du football est bloqué entre prise de conscience et déni total de la réalité», analyse Jean. Membre d’un club de football populaire, il est engagé depuis des années contre le « football moderne », ou « foot-business ». Pour lui, cette Coupe du monde au Qatar est le symbole d’un sport «complètement empoisonné par le modèle capitaliste, marchand et liberticide».

Et il déplore comme Vincent que les mouvements « ultra », comme les organisations militantes, se retrouvent condamnés à des actions plus symboliques qu’autre chose, entre banderoles, chants contestataires, débats, contre-tournois solidaires… Dans les équipes et les clubs engagés comme les Dégommeuses, équipe féministe, ou le Ménilmontant Football Club, club antifasciste, on multiplie les banderoles pour dénoncer la situation.

En juin, les Dégommeuses en avaient déployé une – « La Fifa tue » – sur l’antenne parisienne de cette dernière, place de la Concorde. Mais l’écho de ce genre d’actions dépasse rarement les cercles d’activistes. Les ONG ne se font pas d’illusions, non plus, quant à l’éventualité d’un boycott massif, et préfèrent, pour certaines, réclamer que les sponsors, le Qatar et la Fifa indemnisent les ouvriers des chantiers qataris.

Boycott implicite

Et pourtant… la petite musique du boycott continue de monter, à un mois du coup d’envoi. Dans le monde du football populaire, Calcio Popolare italien ou clubs d’actionnariat populaire espagnols, mais pas seulement. En France, on recense le collectif « La Coupe est pleine », l’appel de quelques personnalités politiques, la prise de position de personnalités comme l’ex-international Éric Cantona, qui a annoncé qu’il ne regarderait pas la compétition.

Certains médias refusent de couvrir l’événement, le premier en France étant Le Quotidien de La Réunion. Et les municipalités sont de plus en plus nombreuses à annoncer que, pour la première fois depuis longtemps, elles n’organiseront pas de fan-zones avec écran géant. Y compris et surtout dans de grandes villes à forte tradition footballistique (Marseille, Paris, Lyon, Saint-Étienne, Reims, Bordeaux, Strasbourg, Nancy, Lille, Rennes, Brest, Grenoble, etc.).

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Un graffiti sur un trottoir parisien, en septembre 2022. (Photo : Joël Saget/AFP.)

«C’est un peu la seule chose qu’elles peuvent faire à leur échelle», avance Marine, qui préfère attribuer les véritables responsabilités aux fédérations nationales et à la Fifa. «C’est uniquement symbolique, mais c’est déjà beaucoup, car, pour le Qatar, la Coupe est avant tout un moyen de gagner des points dans l’opinion publique.»

Les mairies ont aussi sauté sur l’occasion de ne pas avoir à financer les écrans géants, la logistique et la sécurité.

Ce « boycott » semi-implicite des mairies ne convainc pas pour autant tout le monde : «Ça reste assez hypocrite, parce qu’une fan-zone coûte énormément d’argent, et on se doute bien qu’avant l’argument écologique et éthique, les mairies ont aussi sauté sur l’occasion de ne pas avoir à financer les écrans géants, la logistique et la sécurité», nuance Pierre.

En définitive, que peut-on espérer d’un potentiel boycott ? Si un grand nombre de supporters n’allument pas leurs télévisions, jusqu’à impacter les revenus publicitaires et d’abonnement des diffuseurs, ceux-ci prendraient conscience que les problèmes politiques et écologiques soulevés par cette compétition ont aussi un effet sur leur activité…

Les chances restent faibles, malgré les espoirs de certains de voir naître un mouvement massif. À quelques semaines de la déferlante footballistique, alors que la France fait partie des équipes favorites pour le titre, il faut prendre avec prudence le sondage réalisé début octobre par Odoxa, estimant que 65 % des Français pourraient faire la grève de la télévision à l’heure de la retransmission des matches. Même s’il indique une progression de dix points par rapport à avril dernier…

Monde
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