Qatar : « Le monde du sport continue de se saborder »

La Coupe du monde de football 2022 devait être le point d’orgue de la stratégie de diplomatie sportive du Qatar, explique la géopolitologue Carole Gomez.

Jérôme Latta  • 19 octobre 2022 abonné·es
Qatar : « Le monde du sport continue de se saborder »
© Lors des JO d’hiver de Pékin 2022, des compétitions se sont déroulées sur de la neige artificielle, au mépris des enjeux environnementaux. (Photo : Richard HEATHCOTE/GETTY IMAGES ASIAPAC/Getty Images/AFP.)(Photo Carole Gomez : DR.)

Soft power par le sport, sport power ou diplomatie sportive : autant de termes pour désigner les politiques par lesquelles certains États veulent assurer leur promotion et étendre leur influence en utilisant le rayonnement du sport et des grands événements sportifs internationaux. Le Qatar a été pionnier dans ce registre, et l’obtention de la Coupe du monde de football 2022 a été le haut fait de cette stratégie qu’analyse Carole Gomez, spécialiste de la géopolitique du sport.

Quels objectifs le Qatar poursuivait-il en se lançant dans une politique de soft power sportif ?

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Carole Gomez : D’abord celui d’une diversification économique, afin de sortir d’un régime de rente exclusif – rente liée à ses réserves de gaz, qui ne sont pas inépuisables et l’obligent à préparer l’après. Sur un plan plus politique et géopolitique, l’émirat avait la volonté de s’affirmer sur les scènes régionale et internationale, de revendiquer une puissance qui lui serait propre pour, en particulier, se distinguer de son puissant voisin, l’Arabie saoudite.

Le sport lui est apparu comme un moyen d’entrer dans la « cour des grands » et, de ce point de vue, le pari est plutôt réussi : sa médiatisation est considérable et il a acquis une dimension diplomatique importante. Cela lui a permis, par exemple, d’organiser les négociations entre les talibans et les États-Unis. A-t-il réussi à donner une image positive ? C’est évidemment moins sûr.

Quelles formes a prises cette stratégie ?

Il existe autant de « diplomaties sportives » qu’il y a d’États, chacun utilisant ses propres ressources. Certains misent sur la performance de leurs sportifs, comme la Jamaïque, l’Éthiopie ou le Kenya avec l’athlétisme. Avec sa population réduite, ce n’était pas envisageable pour le Qatar, qui a développé sa stratégie sur plusieurs axes : l’accueil de grands événements sportifs, parce qu’il a les moyens économiques d’en construire les infrastructures ; la diffusion de compétitions majeures par la chaîne BeIN Sports, devenue un acteur incontournable du marché des droits sportifs (1) ; le sponsoring de clubs prestigieux par des entreprises nationales comme Qatar Airways, QNB et d’autres ; l’acquisition du Paris Saint-Germain (PSG) en 2011, vitrine mondiale de cette politique ; enfin, l’entrée dans les instances gouvernantes du sport mondial afin d’y exercer une influence : Comité international olympique (CIO), fédérations internationales…

Avec le vaste complexe de l’Aspire Academy à Doha, le Qatar a aussi développé un pôle d’excellence consacré aux technologies de pointe, à la recherche médicale dans le domaine sportif.

L’obtention de la Coupe du monde de football 2022 a bénéficié de circonstances favorables…

Le Qatar obtient la Coupe du monde en pleine crise financière mondiale, dans une période où, même pour des pays riches, dépenser des milliards pour accueillir ces événements était devenu très problématique. Les candidatures de régimes peu démocratiques, mais puissants économiquement, ont été du pain bénit pour les organisations sportives internationales, confrontées à une pénurie de candidats. Non sans une part de cynisme : elles savaient que dans ces pays il n’y aurait pas de problèmes de financement ni d’oppositions politiques ou citoyennes.

Les Qataris ont mal anticipé les défis qui les attendaient et sous-estimé l’ampleur du front qui se dresserait devant eux.

L’émirat avait-il calculé les risques auquel il s’exposait en accédant à une médiatisation mondiale ?

Je suis tentée de penser que les Qataris ont mal anticipé les défis qui les attendaient et sous-estimé l’ampleur du front qui se dresserait devant eux – notamment de la part des États-Unis, dont la justice a déclenché une partie des enquêtes pour corruption autour de leur candidature. Ils ont souvent communiqué maladroitement, en trahissant une certaine impréparation, parfois au point d’alimenter les polémiques sur le droit du travail, les droits des minorités et ceux des femmes.

Par exemple, Doha a répondu aux inquiétudes des personnes LGBT par des avertissements leur enjoignant de ne pas s’afficher, voire de ne pas venir afin de ne pas compromettre leur sécurité… Cela suggère que le gouvernement n’a pas préparé d’éléments de langage un tant soit peu habiles – ou simplement conformes à la position de la Fifa (Fédération sportive internationale du football) sur ces questions.

Le Qatar est-il aussi « victime » du changement de contexte, avec la prise de conscience des dérives du football, du gigantisme des grands événements sportifs, de la crise climatique, etc. ?

La situation n’est effectivement plus la même qu’en 2010 quand, par exemple, on pouvait encore trouver formidables des stades ultramodernes et climatisés, selon la vision -technologique d’un futur plein de surprises et de prodiges. En 2022, on assiste à des catastrophes environnementales quasi quotidiennement, la sensibilité aux droits humains est forte, les grands événements sportifs sont critiqués…

Le bilan est-il d’ores et déjà plus négatif que ce à quoi le Qatar pouvait s’attendre ?

Sans doute, mais il faudra attendre de voir comment la compétition se déroule. Une fois qu’elle aura commencé, les aspects politiques tendront à être balayés par l’actualité sportive. Plusieurs points seront décisifs : le bon déroulement de l’organisation, la gestion des flux de supporters, de la sécurité, de l’accueil…

Après l’événement, les visiteurs se dissémineront dans le monde entier en rapportant leur expérience. On a vu, avec le fiasco de la finale de la Ligue des champions au Stade de France en juin dernier, comment le discours officiel pouvait être totalement démenti par les témoignages des spectateurs.

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Lors des JO d’hiver de Pékin 2022, des compétitions se sont déroulées sur de la neige artificielle, au mépris des enjeux environnementaux. (Photo : Richard HEATHCOTE/GETTY IMAGES ASIAPAC/Getty Images/AFP.)

L’instrumentalisation du sport semble moins aisée, avec la « repolitisation » croissante du sport et des sportifs eux-mêmes…

Les fédérations internationales se sont prises au piège de leur posture consistant à proclamer l’apolitisme du sport tout en favorisant son instrumentalisation politique par des États. Il sera intéressant de voir si la Coupe du monde sera ou non le moment de prises de position de la part de footballeurs, de sélectionneurs, de fédérations, voire de sponsors.

L’attitude de ces derniers sera significative : ils craignent particulièrement de voir leur réputation compromise par la mauvaise image des organisateurs ou de la compétition. Lors des JO d’hiver de Pékin 2022, plusieurs avaient considérablement réduit leurs programmes de communication.

Le désaveu que subit cette Coupe du monde est-il un signe de la fin de l’âge d’or du sport power ?

Il m’avait semblé, à la vue des images de certains sites des JO de Pékin, couverts de neige artificielle dans des paysages industriels désolés, que le monde du sport serait enfin confronté à ses contradictions, au moins sur le plan environnemental. L’attribution des Jeux asiatiques d’hiver 2029 à l’Arabie saoudite, censée les organiser dans une ville futuriste qui n’existe pas encore, vient plutôt démentir cette impression…

Le principe même des grands événements sportifs internationaux est contradictoire avec les objectifs de la lutte contre le changement climatique.

Si la prise de conscience des enjeux climatiques progresse dans la population, le retard est considérable chez les décideurs des fédérations sportives internationales, malgré des mobilisations qui excèdent largement l’action des seules ONG, et malgré la raréfaction des villes candidates. Ou à cause de cette raréfaction : pour les JO d’hiver 2022, après le retrait des candidatures de Stockholm, Oslo, Cracovie et Lviv, le CIO n’avait le choix qu’entre Almaty (Kazakhstan) et Pékin… À chaque nouvelle attribution problématique, on se dit que ce sera la dernière, mais le monde du sport continue de se saborder.

Les grandes fédérations internationales ont pourtant entrepris des réformes…

Le CIO a adopté en 2014 l’agenda olympique 2020, qui renforce les exigences éthiques, sociales et environnementales. L’UEFA [instance gouvernante du football européen] a durci ses critères d’attribution des compétitions. Toutes les organisations sportives insistent désormais sur la notion d’« héritage » et se préoccupent de limiter leur impact environnemental… Au-delà, il est crucial qu’elles mènent une réflexion beaucoup plus approfondie sur la nature des grands événements sportifs internationaux.

Du fait de leur gigantisme, de leur empreinte écologique, ceux-ci sont de plus en plus perçus comme des aberrations. Le principe même des grands événements sportifs internationaux est contradictoire avec les objectifs de la lutte contre le changement climatique. Sur ce plan comme sur celui des droits humains, la communication et le volontarisme affiché au travers, par exemple, des accords signés avec des ONG ne suffisent pas à repousser les accusations de greenwashing ou de sportswashing.


(1) Notamment dans le football : la chaîne diffuse la Ligue des champions, l’Euro, la Coupe du monde et plusieurs grands championnats européens.

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