Retraités indisciplinés… et « indésirables »

La maltraitance des personnes âgées dans les Ehpad est d’actualité, mais ces pratiques, anciennes ont par exemple eu cours dans une institution de Villers-Cotterêts, dans la seconde moitié du XXe siècle.

Mathilde Rossigneux-Meheust  • 26 octobre 2022
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Retraités indisciplinés… et « indésirables »
© Photo : GODONG / BSIP via AFP.

La maltraitance des résidents ou les conditions salariales dégradées sont aujourd’hui les deux thèmes qui, régulièrement, suscitent l’indignation sur la prise en charge en Ehpad. La question de l’humanisation des traitements n’est pourtant pas neuve, elle est même presque aussi vieille que l’émergence de ce type de proposition d’assistance, née au XIXe siècle. 

Elle prend cependant une tournure singulière dans la seconde moitié du XXe siècle, quand la nécessité de réformer les conditions d’accueil des plus âgés et des plus pauvres devient une question de société.

C’est dans ce contexte qu’un fichier de 308 résidents « indésirables », tenu entre 1956 et 1980, fait son apparition à la maison de retraite de Villers-Cotterêts. Chaque fiche livre des fragments de vie. La première de la pile est celle d’Adolphe T., né en 1893 dans le département de la Seine, arrivé en 1955 et parti quatre ans plus tard « sur sa demande »

Il accumule quinze rapports : son comportement est jugé « mauvais » et sa fiche le qualifie de « buveur invétéré ». La seconde est celle de Paul T., né en 1894, entré en 1960 et reparti, avec sa femme, en 1963. Quand il sort « sur sa demande », il a à son passif treize rapports, un « très mauvais » comportement, et est décrit comme « buveur, incorrect (vol chez commerçant) »

Lorsque Marguerite repart, à 78 ans, l’administration estime qu’elle est « à ne pas reprendre »  !

Quant à Marguerite T., « persécutée de nature, elle avait coutume d’écrire partout des choses absolument invraisemblables » durant les trois ans qu’elle a passés au château, entre 1965 et 1968. Lorsqu’elle repart, à 78 ans, l’administration estime qu’elle est « à ne pas reprendre » !

Comment expliquer le développement de telles pratiques au moment où l’on commence à célébrer chaque année « la journée du vieillard », alors que le droit à la retraite se généralise ? À quel moment ces 308 résidents se sont-ils écartés des attentes de l’institution à tel point que leur retour y est jugé inenvisageable ? Sur les traces des ficheurs et des fichés, l’enquête autour de l’existence même de ce fichier nous conduit dans le quotidien heurté et déstabilisant d’une maison de retraite de cette époque.

Partir du fichier des sortants « à ne pas reprendre » de Villers-Cotterêts contraint à regarder de près certaines expériences dérangeantes du grand âge. Il produit un effet grossissant sur des fins de vie qui, toutes, ont en commun d’avoir dérogé aux attitudes tolérées par une maison de retraite pour pauvres de cette époque. 

Les fichés de Villers-Cotterêts, ces gêneurs, punis, inclassables, rejoignent donc les mauvaises graines et les mauvaises filles décrites par l’histoire de l’enfance irrégulière.

Ces hommes et ces femmes ont été jugés trop alcooliques, trop instables, trop violents, trop contestataires, trop malades pour être un jour repris au château. L’irrégularité de leurs comportements a débordé des cadres et des règles qui leur étaient imposés en tant que pauvres, vieux et pris en charge, venant rappeler qu’au XXe siècle comme au XIXe siècle l’assistance a un coût constitué de rappels à l’ordre et de disciplines variées. 

De l’autre côté des âges de la vie, les fichés de Villers-Cotterêts, ces gêneurs, punis, inclassables, rejoignent donc les mauvaises graines et les mauvaises filles décrites par l’histoire de l’enfance irrégulière. Vieux comme jeunes, ils incarnent simultanément des figures totalement dominées de l’espace social, et des formes radicales de subversion, d’indifférence ou d’incapacité à se plier aux injonctions institutionnelles.

Mais, derrière la tenue du fichier, perce un autre point de vue : celui des conditions de travail dans un hospice. Si le fichier contribue à épingler les résidents indisciplinés ou indisciplinables, les annotations à propos du comportement des fichés et le nombre d’incidents les impliquant laissent aussi entrevoir ce qu’il en coûte de faire le « sale boulot » pour un personnel aux prises avec des individus violents, injurieux ou juste très malades. 

On voit transparaître les maux que la société française de la seconde partie du XXe siècle ne sait toujours pas soigner.

En filigrane, apparaissent alors les ressources humaines, logistiques et thérapeutiques limitées dont disposent les travailleurs qui, au quotidien, font face à des situations éprouvantes.

Ce type de registres d’« indésirables » existe dans d’autres lieux. Au terme de l’enquête, l’existence même de ces outils administratifs invite à penser ce qui s’avère être un problème structurel : celui de l’identification, mais aussi de la place de celles et ceux pour qui l’action publique ne trouve pas de solution. 

En tournant et retournant les fiches des résidents « à ne pas reprendre », on voit transparaître les maux que la société française de la seconde partie du XXe siècle ne sait toujours pas soigner : les limites de la « sécurité sociale » promise par un État-providence alors à son apogée.


Mathilde Rossigneux-Meheux est maîtresse de conférences à l’université Lyon-II. Elle est l’autrice de Vieillesses irrégulières, éd. La Découverte, 2022, 20 euros.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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