En Normandie, le fioul réchauffe les précaires

Alors que le gouvernement vient d’annoncer un chèque énergie de 100 à 200 euros pour aider les foyers modestes, le combustible – que l’exécutif aimerait voir disparaître – reste un marqueur de précarité.

Hugo Boursier  et  Maxime Sirvins  • 14 décembre 2022 abonné·es
En Normandie, le fioul réchauffe les précaires
© Maxime Sirvins

Sitôt que le long tuyau noir traverse le salon de Jeanine*, une discrète mais tenace odeur de fioul emplit la pièce. Depuis le camion-citerne garé dans la rue jusque dans la cuve d’une véranda encombrée, le boa ronronne sous les regards figés des arrière-petits-enfants qui colorent le papier peint jauni.

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La personne a préféré ne pas voir son prénom apparaître.

La vieille dame chétive a le regard serein des âges d’antan. Elle observe Hippolyte, livreur de combustible et fils de Jérôme Lepicard, patron historique d’une petite entreprise normande de dix salariés, essuyer les traces de son passage sur le lino.

Comme souvent depuis que la guerre en Ukraine a fait bondir les prix de l’énergie, la discussion s’ouvre sur un succinct comparatif. « Le bois, ce n’est pas donné et c’est vite brûlé. Pour le granulé, l’infirmière qui vient faire des piqûres à mon mari m’a dit qu’elle payait deux fois plus cher qu’il y a un an », souffle-t-elle, les mains jointes sous un châle satiné.

Le prix de l’hydrocarbure a lui aussi grimpé, mais Jeanine n’aime pas changer ses habitudes. Devant sa chaudière des années 1990, elle sourit : « Au moins, avec elle, ils peuvent me couper l’électricité : j’aurai toujours du chauffage ! »

L’ancienne mère au foyer, fille de boulangers et dont l’époux était menuisier, camoufle par l’humour une précarité que ses chèques, annotés au verso pour être encaissés sur les trois prochains mois, soulignent malgré elle. Les Lepicard sont arrangeants : « À ceux qui n’ont que 500 euros de retraite, pour qu’ils puissent bouffer à la fin du mois, on propose de payer en plusieurs fois », glissait Hippolyte quelques heures plus tôt, dans le restaurant d’une zone industrielle du nord de Rouen où il vient se charger en pétrole.

À ceux qui n’ont que 500 euros de retraite, pour qu’ils puissent bouffer à la fin du mois, on propose de payer en plusieurs fois .

En quelques minutes, la livraison est terminée – le temps des publicités à la télévision, devant laquelle le mari, immobile dans son large fauteuil, semble s’évader. Parfois, le livreur laisse traîner la commande pour un petit café avec ses clients, histoire de causer un peu.

Car le fioul coule trop vite quand on est seul. Et puis « on entend le cœur des familles », confie-t-il en évoquant la part « sociale » de son métier. Jeanine, elle, s’occupe de son silencieux compagnon. Leurs deux enfants habitent dans l’Eure. « À deux heures de route, donc bon », balaie-t-elle, pudique, les yeux accrochés aux portraits de famille.

Hippolyte visse le bouchon : la cuve a reçu ses 500 litres de « rouge ». C’est le surnom du fioul domestique, qui est coloré pour le différencier du gazole, tout comme le gazole non routier (GNR), destiné aux engins agricoles et aux véhicules de chantier, que les Lepicard approvisionnent aussi. Le fioul étant moins taxé que les carburants classiques, cet additif permet de mieux contrôler les automobilistes tentés de l’utiliser pour remplir leur réservoir.

Hippolyte Lepicard autorise ses clients les plus modestes à payer leur approvisionnement en plusieurs fois. Et il ne rechigne pas à prendre un petit café avec eux. « On entend le cœur des familles », confie-t-il, convaincu de la dimension « sociale » de son  métier. (Photos : Maxime Sirvins.)

La cuve de Jeanine peut contenir le double de ce qu’elle a eu cet après-midi, mais les sous sont comptés : 650 euros, selon le dernier prix du jour, à 1,30 euro le litre. De quoi tenir jusqu’au début du printemps. La consommation varie en fonction des besoins des usagers, mais surtout de la taille et de l’isolation du foyer. Une maison récente passe le mois en écoulant 100 à 200 litres, tandis que les bâtis les plus énergivores peuvent demander près de 400 litres.

Le chauffage de 12 % des Français

C’est l’amer constat que tire Vanessa, 35 ans, contactée par téléphone – elle était absente lorsque Hippolyte est venu lui charger « 300 euros » de fioul. « Je préfère parler en euros qu’en litre, ça me parle plus », dit-elle d’emblée. Il était venu dès la fin novembre pour en remettre un peu dans sa cuve, placée derrière la maison à la façade rouge brique.

Deux semaines ont suffi à quasiment tout vider. « On sent le froid partout ici. Contre les murs, sous les fenêtres. Notre priorité, c’est de payer le loyer et le fioul, mais si on ne peut plus… », se désespère la locataire, qui a décidé d’acheter deux radiateurs en plus, pour elle, son mari et leur fille de 14 ans.

J’éteins la chaudière la journée quand je suis seule et je la mets plus fort quand ma fille va se doucher, pour qu’elle ne tombe pas malade.

Malgré la chaudière allumée, la température intérieure oscille entre 10 et 15 °C. « Je l’éteins la journée quand je suis seule et je la mets plus fort quand ma fille va se doucher, pour qu’elle ne tombe pas malade », ajoute Vanessa, qui utilise pour la première fois ce moyen de chauffage installé par 2,8 millions de ménages dans leur résidence principale – après l’électricité et le gaz, selon les chiffres de l’Insee.

Pour la prochaine livraison, « fin janvier », espère-t-elle, la médium à son compte et son mari livreur chez ULS souhaitent récupérer le chèque énergie proposé par le gouvernement. Ce chèque, allant de 100 à 200 euros selon les revenus, peut s’ajouter à un autre « exceptionnel » pour cet hiver, de 200 euros. Mais la jeune femme aimerait échanger avec son propriétaire pour envisager l’installation d’une pompe à chaleur ou de panneaux solaires.

Plus respectueux de l’environnement, ces dispositifs sont promus par l’exécutif pour remplacer définitivement le chauffage au fioul. En 2018, le Premier ministre, Édouard Philippe, espérait voir disparaître le mazout dans un délai de dix ans. Un objectif « ambitieux », reconnaissait-il déjà à l’époque. Car, si l’Insee indique bien un déclin important à partir des années 1970, quand un tiers des Français se chauffaient au fioul, depuis 2010, le chiffre stagne à 12 %.

Une information encore difficilement accessible

Deux obstacles expliquent cette lente décrue. Le premier : le reste à charge. Bien que le gouvernement affiche une politique volontariste, en proposant, en 2019, une prime à la conversion qui permet de réduire le coût d’au moins 2 000 euros, le prix d’une pompe à chaleur ou d’une chaudière à granulés de bois s’élève à plus de 10 000 euros.

Grâce à ces aides, cumulées avec d’autres, ces nouveaux moyens de chauffage arrivent au compte-gouttes dans les foyers. Certains ont dû s’y résigner, à marche forcée. Depuis cette année, les chaudières au fioul qui tombent en panne doivent obligatoirement être remplacées lorsqu’elles ne peuvent pas être réparées.

«  Pour le fioul, on a les chantiers, les engins ne vont pas être à l’électrique de sitôt.» (Photo : Maxime Sirvins.)

Le second obstacle : la complexité des aides. Frédéric*, chez qui Hippolyte se rend pour terminer sa journée, est confronté à ce problème. Le chauffeur de toupie béton et sa compagne, aide-soignante en Ehpad, n’ont pas payé leurs 1 200 litres de fioul avec des chèques énergie. Ils ne savaient pas comment ça fonctionnait.

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La personne a préféré ne pas voir son prénom apparaître.

« Nous, on les prend. Il faut faire la demande, maintenant. Avant, les gens les recevaient directement chez eux, maintenant, je ne sais plus. Les retraités, ils ne vont pas aller sur Internet tous les jours pour chercher l’information », regrette Hippolyte, accoudé à la cuve rangée dans un abri de jardin. La Cour des comptes, en octobre, confirme son impression : l’instance alerte sur « la nécessité » de renforcer l’accompagnement sur l’ensemble du territoire.

 L’an dernier, je payais le fioul à 0,60 euro le litre. Mais là, c’était trop dur. Il faisait vraiment froid. Alors tant pis, on va refaire marcher la chaudière. 

Et puis, comme souvent, les difficultés s’empilent. Frédéric cherche du travail depuis novembre, après avoir été licencié pour une pause de dix minutes qu’il a prise sans demander l’autorisation. Sa maison à colombages, coquette de l’extérieur, peine à dépasser les 12 °C à l’intérieur avec un insert bois que Frédéric aurait voulu utiliser cet hiver, pour faire des économies.

Mais les bûches partent à une vitesse folle et ne chauffent pas toutes les pièces. « L’an dernier, je payais le fioul à 0,60 euro le litre. Mais là, c’était trop dur. Il faisait vraiment froid. Alors tant pis, on va refaire marcher la chaudière », soupire-t-il, en pointant sa réserve de bois qui s’amenuise.

Frédéric connaissait bien le père Lepicard. De l’entreprise locale, qui parcourt la région à raison de sept heures de route par jour pour ses huit camions, il a gardé des tee-shirts floqués assortis d’un calendrier. Et une brochure pour passer bientôt aux granulés – qui ont pourtant connu une hausse exceptionnelle de plus de 30 % au cours des derniers mois.

Hippolyte et son frère Rodolphe, les nouveaux gérants Lepicard, y songent. « Pour le fioul, on a les chantiers, les engins ne vont pas être à l’électrique de sitôt. Mais, avec les mesures du gouvernement pour les particuliers, on essaie de se diversifier », explique Hippolyte. Avant d’être « arrangeant » à nouveau. Mais cette fois-ci, avec fatalité : « Il n’y a pas de solution miracle pour se chauffer. »

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Société
Publié dans le dossier
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Temps de lecture : 9 minutes