Nica, mon poil à gratter préféré

La transition énergétique, pour qu’elle soit globale, est d’abord une affaire de société. La rénovation thermique des bâtiments n’est qu’un chapitre de la mutation générale des modes de vie. En 2047, nous n’aurons plus que trois ans pour tenir l’objectif national « zéro carbone »… À Fleury-les-Aubrais, Samuel Gracien affronte une classe de CE2 encore plus zélée que le gouvernement. Fiction.

Patrick Piro  • 14 décembre 2022 abonné·es
Nica, mon poil à gratter préféré
Des élèves travaillant au jardin botanique de l'école primaire Olivier de Serres, à Paris, en avril 2009.
© BERTRAND GUAY / AFP.

C’est du fil à retordre tous les jeudis, cette gamine. Depuis la rentrée, elle monte systématiquement au créneau pendant l’heure de « vie collective ». Je n’avais jamais eu une classe de CE2 aussi active et emmerdeuse. Aujourd’hui, l’établissement vote sur le projet d’extension du potager scolaire.

La direction de Greta-Thunberg a affirmé qu’elle se plierait au résultat du scrutin. La semaine dernière, Nica a lancé son cri de guerre avec l’assurance de ses huit ans : «À la cantine, les pommes de terre, on veut que les nôtres ! » Et l’intendant – provoc’ ? – n’a pas trouvé mieux que d’organiser ce scrutin le jour de la viande.

Légère boule au ventre : je pressens que la môme a réussi à embarquer au-delà de sa seule classe. Et que la zone des bornes de recharge électrique va être sacrifiée pour le lopin de terre. Les enfants s’en foutent : à Fleury-les-Aubrais, la plupart viennent en cours en vélo-bus ou avec la navette électrique. Je vais devoir laisser la Sweeftoo au garage.

Quand je pense que j’ai saoulé Clara pour qu’on prenne un petit modèle « mini-batterie, c’est plus écolo, et puis je rechargerai à l’école ». Parce que, pour venir de Cerdon en covoiturage, c’est loin d’être gagné. Le Loiret est l’un des derniers départements à n’avoir pas encore bouclé son schéma rural « Partage ta voiture ».

Le débat sur le potager a démarré. « Mais M’sieur, ils n’arrêtent pas de dire qu’on n’avait plus que trois ans pour obéir !» Il a bien dit « obéir », Mehdi : à force de marteler «en 2050, zéro carbone, 100 % de plaisir», la com’ gouvernementale est devenue une table de la loi, pour les gamins.

Et le plaisir, c’est d’abord pour le gouvernement, qui surfe sur le dernier baromètre « CO2-Kill » : la France est désormais troisième nation européenne, deux rangs de gagnés depuis le début du mandat. Grâce à qui ? Vous, toi, moi ! Avec les quotas familiaux d’émissions encore réduits de 6 % en septembre dernier, ça n’est plus la ceinture qu’ils serrent, c’est carrément le nœud coulant !

Installer des stations de mesure de la qualité de l’air est devenu plus efficace que des caméras de surveillance pour se faire réélire.

Alors oui, c’est vrai, on respire mieux un peu partout. Même aux abords de la D97, les taux de NOx dans l’air ont nettement chuté aux heures de pointe. Idem pour l’ammoniac dans la zone agricole nord de Fleury-les-Aubrais. La maire ne se prive pas d’afficher les résultats en tête de chaque lettre municipale électronique. Installer des stations de mesure de la qualité de l’air est devenu plus efficace que des caméras de surveillance pour se faire réélire !

13 h 45. C’est perdu pour ma Sweeftoo. Le potager va enfler de 700 mètres carrés. Fallait voir la gueule de l’intendant ! Près de 3 000 graines de patates à semer, pas prévues au budget de l’école. Et qui va s’y coller, pour virer les bornes et préparer la parcelle ?

À mon avis, on n’y sera jamais avant début avril. La régie « réparation-jardinage » du quartier est débordée, avec le doublement de la rangée de charmes de l’avenue Zelensky. Elle peut comprendre ça, Nica ! Et j’attends aussi de voir quand l’intendant demandera des volontaires pour enlever les doryphores à la main et passer la bouillie bordelaise.

Sans parler du compost. Depuis que Greta-Thunberg participe au concours départemental de pesée de déchets alimentaires, la cantine est tombée à 2,3 kg de rebuts par jour, pour une moyenne de 175 repas servis. Il ne reste plus grand-chose à composter et il va falloir pleurnicher auprès d’un fermier de Chanteau ou de Marigny-les-Usages.

Bip ! Je reçois une notification sur mon Fairphone. C’est Clara. Et c’est une très bonne nouvelle ! Elle a reçu un message de Mme Tavares : on vient enfin d’accéder à la liste prioritaire des chantiers de rénovation énergétique : ça devrait se faire dans le trimestre.

J’étais lessivé par les allers-retours quotidiens Kremlin-Bicêtre-Fleury-les-Aubrais (1 h 27 par trajet, métro-train express-tram). On avait regardé pour se rapprocher de la gare d’Austerlitz : chaque année, le plan « Réquis’-Réhab’ » des logements vacants met près de 6 000 appartements supplémentaires sur le marché parisien. Naïveté… Il y a encore plus de demandes !

Tous les bobos qui avaient fui à la campagne au cours des décennies précédentes veulent revenir dans la capitale : les prix ont explosé !

Tous les bobos qui avaient fui à la campagne au cours des décennies précédentes veulent revenir dans la capitale : les prix ont explosé ! Moi, je tenais à rester à Greta-Thunberg, c’est dans les périphéries comme celle de l’agglo d’Orléans, très en tension, que se joue la grosse bataille pour figer la frontière entre l’urbanisation et les terres agricoles. Et l’éducation, dès la primaire, ça permet de faire percoler les débats en famille quand les gamins rentrent à la maison. Cela dit, j’aimerais bien croiser les parents de Nica.

Bref, s’installer dans le Loiret. Pour Clara, c’était indifférent, ça fait longtemps qu’elle fait ses traductions arabe-français à distance. On visait Orléans, mais tous les programmes immobiliers sont gelés depuis trois ans. Avec la norme anti-bétonnage des espaces naturels, les investisseurs se sont détournés du neuf vers les programmes de rénovation.

Il y avait les nouvelles aides « MaPrimRural » de l’Agence des sobriétés. C’est Clara qui a déniché cette jolie longère à Cerdon. On a eu un coup de foudre. La commune adhère au réseau « J’aime nos oiseaux » de la LPO Sologne, elle est train de reconstituer trois hectares de roselière « dans l’espoir d’un retour du butor étoilé et du blongios nain ». Et puis ça absorbe un max de CO2.

La secrétaire de mairie nous a aussi fait l’article sur l’installation prochaine d’un petit atelier intercommunal d’impression 3D à base d’une résine polymère issue d’algues bretonnes (« très innovant, low tech, bien sûr »), sans oublier le projet de création d’un village « vacances en France ». On a souri : une tarte à la crème. Le moindre patelin fait aujourd’hui de la surenchère dans la relocalisation industrielle et la redécouverte des terroirs.

Avec les taxes astronomiques que l’État impose sur l’aérien, on dirait qu’il n’y a plus que des couples en voyage de noces d’or et des cadres supérieurs dans les avions. La dame nous avait rassurés : «Il n’y a pas encore de buanderie de quartier, mais c’est en cours, vous êtes suffisamment nombreux, maintenant, avec les deux autres familles qui emménagent dans votre rue. Et vous serez raccordés au réseau de biogaz local ! »

La secrétaire de mairie nous a aussi fait l’article sur l’installation prochaine d’un petit atelier intercommunal d’impression 3D à base d’une résine polymère issue d’algues bretonnes.

Restait la bâtisse. Par trop délabrée, mais probablement l’une des dernières Classe D du pays. La direction régionale de l’habitat nous avait promis une « priorité absolue » pour la rénovation d’État – 80 % des coûts pris en charge, vu nos deux petits salaires. On y a cru !

Résultat, ça fait le deuxième hiver qu’on est redressés plein pot pour dépassement de consommation électrique, même en calant la pompe à chaleur à 18 °C. Et encore, on ne la fait jamais tourner en mode clim’ l’été, on friserait la délinquance énergétique.

On a harcelé cette pauvre Mme Tavares pendant des mois, elle doit nous haïr : « M. Gracien, je suis vraiment désolée, mais je ne peux rien faire à mon niveau, on attend toujours la signature de Bercy. » Un grand classique du ministère des Économies. J’ai bien cru qu’on s’était fait berner dans les grandes largeurs. «Je n’arrive pas à y croire… Allez, on se parle plus tard, la cloche vient de sonner, bisou !»

Après le triomphe du vote de ce matin, je vais devoir affronter mes CE2 en fusion pour l’atelier « réparation ». Une bonne idée de la Rue de Grenelle, pour une fois, mais franchement, c’est de la paresse, ce programme national. Vélo, grille-pain, poches déchirées et, en écho, le slogan éculé du ministère des Économies – « Réparez 5 objets par mois, c’est bon pour votre budget et pour la planète. »

Les gamins, ça les amuse au début de l’année, mais au bout de trois mois ils tournent en rond. Alors j’ai eu une idée qui, je pense, va me permettre de contrer les inévitables récriminations de Nica. Et qui tombe plutôt bien aujourd’hui : on va remettre d’équerre la porte du local à outils de jardinage.

Elle donne sur la rue et, cette nuit, la petite bande de retraités pas très malins de Vive la viande rouge s’est acharnée dessus à coups de pied, en oubliant même un tract : « Stop au lavage de cerveaux de nos enfants, sauvons la gastronomie française ! » Il me reste à espérer que le grand-père de Nica ne fait pas partie des olibrius… 

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Société
Publié dans le dossier
Qui pourra se chauffer en 2023 ?
Temps de lecture : 8 minutes