La vie ordinaire après Mai 68

Au-delà des figures médiatiques du Quartier latin, que sont devenus les militants d’extrême gauche de la fin des années 1960 ? Dans une recherche remarquable, le politiste Éric Neveu étudie le parcours de plusieurs d’entre eux.

Olivier Doubre  • 14 décembre 2022 abonné·es
La vie ordinaire après Mai 68
Manifestation à Nantes, le 24 mai 1968.
© AFP

Des soixante-huitards ordinaires, Érik Neveu, Gallimard, « NRF essais », 448 pages, 23 euros.

« Un objectif était de casser la réduction du militantisme soixante-huitard à ce qui s’était passé à Paris et à la focalisation sur quelques dizaines de personnages importants ou consacrés comme tels », écrit Érik Neveu pour expliquer l’objet de recherche de cet essai : ces militants « ordinaires » des « années 68 », catégorie temporelle forgée par l’historienne Michelle Zancarini-Fournel pour désigner cette période marquée par un élan de contestation international au cours des années 1960 et 1970, souvent bornée, pour la France, de 1962 (fin de la guerre d’Algérie) à 1981 (élection de François Mitterrand, tel l’aboutissement victorieux d’une génération).

Mieux, il s’agit pour le politiste de balayer la vision « mondaine » du Mai français, pour que « cette mémoire raconte une histoire où un mouvement qui implique dix millions de personnes mobilisées [ne] se ramène [pas] à la geste de cinquante célébrités en devenir au Quartier latin ».

Il faudra bien un jour tirer le bilan de cette publication écrasante que furent les deux tomes de Génération (1987 et 1988), d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, autour du vingtième anniversaire de Mai 68.

Grand succès d’édition, ces deux volumes suivent seulement les figures les plus célèbres des soixante-huitards, mobilisées dès la guerre d’Algérie au sein de l’Unef et de l’Union des étudiants communistes (UEC), avant parfois de jouer les gardes rouges de la Gauche prolétarienne (voire, comme Serge July, d’aller dans le froid de Bruay-en-Artois délivrer la bonne parole du Grand Timonier). Et Érik Neveu de souligner : Mai 68 ne se résume pas aux aventures d’un futur « rédac chef amateur de cigares ».

C’est donc tout l’intérêt de cette recherche fouillée, menée durant deux décennies. Recherche, le terme est adéquat puisque l’auteur, lui-même ancien militant dans les années 1970 (au départ dans le courant mao du PSU), professeur émérite de science politique à l’université de Rennes, a réussi à retrouver plusieurs dizaines d’ancien·nes militant·es, tou·tes de l’ouest de la France.

La « génération 68 » vue d’en bas

L’auteur livre d’abord un émouvant regard sur son « échantillon » de recherche, soulignant notamment le petit tiers de femmes (qui correspondait à la proportion de militantes alors dans les organisations d’extrême gauche) et pointant globalement les parcours divers selon les origines sociales, entre enfants de la bourgeoisie qui, en dépit d’années militantes, ont souvent conservé in fine leurs positions de classe, quand ceux issus des milieux populaires doivent peu à peu quitter l’université, le militantisme accaparant trop pour continuer des études.

Sur le même sujet : Ce Mai italien qui dura dix ans

Ce livre, qui ne compte pas beaucoup d’équivalents parmi les publications françaises sur l’engagement durant ces années, est d’abord une grande enquête de sociologie politique sur « une “génération” 68 vue d’en bas ».

Montrant et analysant leur éloignement ou leur rupture avec une vie tout entière au service d’organisations politiques, un arrachement parfois douloureux, souvent « par retrait progressif ». Une des personnes interviewées explique qu’après la dissolution de la branche de l’Ouest d’une organisation mao très dogmatique, elle n’a jamais revu ses anciens camarades. C’est ainsi qu’elle a pu « commencer une rééducation sociale », affirme-t-elle. C’est dire la place qu’avait prise le « travail militant ».

Et l’on voit aussi que, si certains ont rompu pour des raisons idéologiques, beaucoup s’éloignent des organisations pour des raisons personnelles (naissance des enfants, emploi trouvé dans une autre ville…) mais aussi générationnelles – l’université, où se développent des socialisations différentes, étant un lieu propice à l’activité militante.

Toutefois, on ne saurait, pour nombre d’entre eux, leur reprocher de se replier dans une existence « individualiste et petite-­bourgeoise », comme ils auraient pu la qualifier alors. Beaucoup embrassent d’autres formes d’engagement ou des professions qui peuvent prolonger leurs convictions : création d’associations ou militantisme, bénévolat ou syndicalisme. Ils préfèrent aussi les métiers de la fonction publique à ceux du privé – même si on les retrouve parfois comme avocat en droit du travail. Les convictions laissent quand même des traces, et c’est heureux ! 

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Les autres essais de la semaine

Histoire globale de la France coloniale, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire et Dominic Thomas (dir.), préface de Mohamed Mbougar Sarr, éd. Philippe Rey, 864 pages, 34 euros.

La France coloniale n’en finit pas de susciter des débats dans l’espace public hexagonal. Après la honte que fut la loi de 2005 votée sous Chirac et invitant à enseigner le « rôle positif de la présence française outre-mer », il nous faut disposer d’un regard global sur cette France coloniale qui sévit plusieurs siècles durant. C’est tout l’apport de cette somme inédite (avec ses 110 pages d’illustrations) de contributions d’une soixantaine des meilleurs spécialistes de l’« utopie impériale » française, retraçant son histoire, son idéologie, sa culture. Pour mieux appréhender les facettes de ce passé (très) français et ses effets sur notre mémoire collective au XXIe siècle.

Revue Contretemps, n° 55, octobre 2022, Syllepse, 192 pages, 15 euros.

La très rigoureuse revue Contretemps propose une livraison sur les questions internationales. Avec un dossier fourni sur la superpuissance qu’est devenue la Chine, toujours dirigée par un PC ultra-« stal », capable aujourd’hui de menacer la suprématie états-unienne. Mais aussi un regard sur la « révolte des femmes » en Iran, une lecture par François Sitel du livre Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), codirigé par Farouk Mardam-Bey, et, surtout, une analyse très fine du récent « tournant italien » par l’historien marxiste Igor Mineo, la péninsule venant d’élire un gouvernement « post-fasciste » des plus inquiétants.

« Emancipation in the USA », revue Mouvements, n° 110-111, été-automne 2022,, La Découverte, 182 pages, 17 euros.

L’excellente revue Mouvements se penche sur les récents soubresauts de la société états-unienne, qui, pour s’être évité la poursuite du cauchemar Trump, voit sa gauche et son mouvement social, pourtant en pleine ébullition durant les quatre années précédentes, désormais « pétrifiée ». Selon Mathieu Magnaudeix, de Mediapart, elle subit même une véritable « ère des périls » du fait du « conservatisme des démocrates » de Joe Biden. Il pointe toutefois l’espoir d’une « renaissance » d’un mouvement socialiste. On lira aussi le passionnant entretien avec l’écrivain Don Winslow sur l’hypocrisie et la corruption induites par la « guerre contre les drogues », totalement inefficace et mortifère.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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