Pas de barrage à la banalisation médiatique

Si le RN est devenu « fréquentable », il ne le doit pas qu’à sa propre stratégie, mais aussi aux nombreux médias qui se sont complaisamment ouverts à ses porte-parole, et à sa parole.

Alexis Lévrier  • 25 janvier 2023 abonné·es
Pas de barrage à la banalisation médiatique
© Antoine Mermet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.

Le barrage n’aura finalement résisté que quelques décennies. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, délégitimée par sa collaboration active avec l’occupant nazi, l’extrême droite médiatique avait été durablement reléguée aux marges de l’espace public. Les premières entorses à ce principe sont apparues dès les années 1980, lorsque Jean-Marie Le Pen est devenu un invité récurrent des plateaux de télévision.

Mais la véritable rupture, dans l’histoire récente, a sans doute eu lieu en 2012. Cette année-là, au moment où Yves de Kerdrel devient directeur général de Valeurs actuelles, l’hebdomadaire conservateur commence à multiplier les unes sur les « nouveaux barbares » venus de l’étranger. Malgré les condamnations judiciaires, ce discours décomplexé sur les questions religieuses ou migratoires a trouvé, depuis lors, de nombreux autres relais dans la presse écrite.

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L’immense groupe médiatique construit en quelques années par Vincent Bolloré n’est donc pas le seul lieu où s’est épanoui le retour en grâce de l’extrême droite journalistique. Mais il en est à la fois le fer de lance et la plaque tournante : en quelques années, C8, CNews et Europe 1 ont offert à ces idées une visibilité à nulle autre pareille, puisque les journalistes de Valeurs, de Causeur ou de Boulevard Voltaire ont table ouverte chez Pascal Praud ou Cyril Hanouna.

On aurait pourtant tort de croire que les médias d’extrême droite sont seuls responsables de l’émergence d’Éric Zemmour ou du score réalisé par Marine Le Pen lors de la dernière élection présidentielle. Si « Touche pas à mon poste » (TPMP) touche un très large public, la part d’audience de CNews demeure en effet limitée, et celle d’Europe 1 ne cesse de s’effondrer.

Caisse de résonance

La normalisation du Rassemblement national ou de Reconquête ! n’a donc eu lieu que parce que les autres médias ont offert une formidable caisse de résonance aux idées portées par ce camp politique. En témoigne, s’il ne fallait qu’un exemple, l’influence exercée au cœur de la campagne par la dénomination « grand remplacement ».

Bien sûr, CNews a joué un rôle actif dans cette banalisation d’un concept complotiste en offrant à Renaud Camus un entretien particulièrement complaisant, le 31 octobre 2021. Mais la responsabilité des autres chaînes d’information est également engagée, puisqu’elles ont repris cette expression et l’ont imposée dans le débat public pendant plusieurs mois.

Que dire, par ailleurs, de l’attitude de si nombreux responsables politiques, qui multiplient les condamnations de principe à l’égard des médias bolloréens, mais brûlent d’être invités sur les plateaux de CNews ou de TPMP ? En la matière, l’exemple vient d’en haut, puisque Emmanuel Macron a délibérément « triangulé » avec l’extrême droite médiatique dès sa première campagne.

Il a ainsi multiplié les appels du pied à l’égard de Valeurs actuelles, ce « très bon journal » (1), auquel il a accordé une interview fleuve en octobre 2019. Il est aussi intervenu dans les émissions de Cyril Hanouna, avant et après son élection en 2017. Et il dispose avec Bruno Roger-Petit, ancien chroniqueur de Pascal Praud devenu conseiller de l’ombre du président, d’un relais efficace auprès de la rédaction de CNews.

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« Audiard, Houellebecq et l’Airbus A330 : dans les coulisses de notre entretien avec Emmanuel Macron », Geoffroy Lejeune, Valeurs actuelles, 30 octobre 2019.

Emmanuel Macron et son gouvernement semblent cependant avoir pris la mesure du danger démocratique représenté par l’extrême-droitisation d’une partie des médias. Dans un entretien au Monde, le 16 janvier dernier, Rima Abdul-Malak s’est ainsi interrogée sur la dérive de C8 et de CNews : la ministre de la Culture est même allée jusqu’à suggérer que l’autorisation de diffusion de ces chaînes pourrait leur être retirée à l’horizon 2025 si elles continuaient à ne pas respecter leurs obligations.

La réplique du groupe Bolloré a été immédiate : le jour même, dans TPMP, Cyril Hanouna s’est lancé dans une diatribe enflammée contre l’audiovisuel public et a proposé de privatiser l’ensemble de ce groupe. Ce discours outrancier, qui rejoint en tout point les propositions de campagne de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour, suffirait à montrer pour quel bord politique œuvre réellement le présentateur de TPMP.

Mais cette mise en cause n’a pu obtenir une telle résonance qu’en raison des choix ambigus d’Emmanuel Macron depuis son arrivée au pouvoir : après avoir qualifié l’audiovisuel public de « honte de la République » (2) en 2017, le président lui a imposé des coupes sombres durant son premier quinquennat.

Il a ensuite franchi une étape supplémentaire en supprimant la redevance, sans pour autant mettre en place de solution pérenne pour la remplacer. Le service public n’a donc jamais été à ce point fragilisé, alors même qu’il est sans doute l’un des derniers espaces de résistance face à l’influence grandissante des mots et des thématiques de l’extrême droite.

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« Pour Macron, l’audiovisuel public est “la honte de la République” », Corinne Lhaïk, lexpress.fr, 5 décembre 2017.

« Peopolisation »

Toute l’habileté de Marine Le Pen, dans ce contexte si favorable à son exposition médiatique, a consisté à cultiver au contraire la discrétion et parfois même le silence. À rebours des foucades qui ont fait la réputation de son père, ou des outrances qui sont la marque de fabrique d’Éric Zemmour, elle n’intervient désormais que rarement à la télévision et dans la presse écrite. Et lorsqu’elle le fait, ce n’est pas dans le registre de la provocation, mais plutôt dans celui de la proximité ou de l’empathie.

Loin de contester l’imposture de cette stratégie de communication, un certain nombre de médias l’ont relayée avec une docilité difficilement excusable. Que l’on pense par exemple aux deux numéros d’« Une ambition intime » dans lesquels elle est apparue, en octobre 2016 et en novembre 2021 : sous le regard ému de Karine Le Marchand, elle a pu en toute innocence évoquer sa passion pour les chats ou les difficultés de son passé familial. Et, loin de lui apporter l’esquisse d’une contradiction, l’animatrice de M6 a poussé la bienveillance complice jusqu’à lui proposer de lui « trouver un mec ».

Ces confidences sur canapé seraient anodines si la « peopolisation » des responsables politiques n’avait pas une telle importance depuis 1958. Dans un système politique comme la Ve République, où le pouvoir est à la fois incarné et personnalisé, les citoyens élisent en effet autant un homme – ou une femme – qu’un responsable politique.

Plus qu’aucun autre magazine, Paris Match est l’emblème de ce journalisme « people » à la française, qui met en scène la vie privée des responsables politiques à leur avantage, et en fonction de leurs intérêts. Or l’évolution de cet hebdomadaire est précisément l’un des marqueurs de la séduction grandissante exercée par les figures de l’extrême droite.

Jusqu’à récemment, Paris Match s’était en effet toujours refusé à placer en une des représentants de ce camp politique. Mais, depuis que Vincent Bolloré a pris le contrôle du magazine, les indices d’une transformation de sa ligne éditoriale se multiplient. Paparazzade d’Éric Zemmour et de Sarah Knafo en septembre 2021, refus de mettre en une le chef de l’État après l’élection présidentielle (une première sous la Ve République), couverture consacrée à un cardinal ultraconservateur en juillet 2022 : la droitisation de Paris Match est déjà largement entamée.

Personnage désirable et héroïne de papier glacé

La situation est d’autant plus inédite qu’en rachetant le groupe Prisma en 2021, le groupe Bolloré avait déjà pris le contrôle de Gala et de Voici, ce qui lui confère désormais un quasi-monopole sur ce type de magazines. Si l’on ne peut qu’être surpris devant l’apathie des pouvoirs publics français face à un tel mouvement de concentration, la Commission européenne a en revanche eu le mérite de réagir : en novembre 2022, elle a lancé une enquête sur le projet d’acquisition de Lagardère par Vivendi en s’alarmant qu’une grande partie de la presse « people » française puisse tomber entre les mêmes mains.

À quatre ans de la prochaine élection présidentielle, toutes les digues semblent céder une à une.

Tout est donc en place pour que Paris Match et ses équivalents puissent bientôt accueillir Marine Le Pen et ses chats. Les aléas de sa vie de couple ont du reste déjà fait la une de Closer au cours des dernières années, preuve s’il en était besoin de l’intérêt nouveau de la presse pour sa vie privée. Il s’agit là peut-être de la plus insidieuse et de la plus inquiétante des évolutions médiatiques que nous sommes en train de vivre : les médias n’ont pas seulement normalisé Marine Le Pen, ils en ont fait un personnage désirable et une héroïne sur papier glacé.

À quatre ans de la prochaine élection présidentielle, toutes les digues semblent ainsi céder une à une. Bien sûr, aucun scénario n’est écrit de manière définitive et le triomphe politique de l’extrême droite n’a encore rien d’inéluctable. Mais, en matière médiatique, jamais les conditions de son succès n’ont été à ce point réunies.


Alexis Lévrier est historien de la presse et des médias et auteur de Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse, Les Petits Matins, 2021.


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Publié dans le dossier
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Temps de lecture : 8 minutes

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