« Rien n’oblige à changer l’âge de la retraite »

L’économiste Michaël Zemmour décrypte les motivations du gouvernement, plus soucieux de compenser les cadeaux aux entreprises que de l’équilibre du système de retraites.

Olivier Doubre  • 4 janvier 2023 libéré
« Rien n’oblige à changer l’âge de la retraite »
Le 3 mars 2020 à Tours, manifestation contre la réforme des retraites. Aucune fraction de la population salariée n’y est favorable.
© Thibault Jandot / Hans Lucas / AFP.

Michaël Zemmour est maître de conférences en économie au Centre d’économie de la Sorbonne (université Paris-I Panthéon-Sorbonne) et chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Sciences Po). Par ses nombreux articles sur le système de retraite et ses analyses sur les projets successifs de la Macronie en la matière, il est l’un des principaux spécialistes de cette question.

Privilégier une approche essentiellement financière, ou comptable, peut-elle constituer un angle satisfaisant pour déterminer des choix politiques en matière de retraite ?

Michaël Zemmour : On ne peut pas s’en affranchir complètement, dans le sens où il y a un cadre qui est une sorte de tableau de bord de pilotage du système de retraite et qui permet d’avoir des points de repère. Toutefois, cela ne doit pas être la seule considération à prendre en compte : il y a d’abord la question du travail, comment on travaille, dans quelles conditions de santé, jusqu’à quel âge… Mais, surtout, il s’agit d’une question fondamentale de choix de société. La retraite fait partie du modèle social, d’un mode de vie en particulier.

Photo : DR.

Bien sûr, je suis économiste, donc je ne vais pas vous dire que les considérations financières ne servent à rien car elles donnent un cadre, mais ce qui est sûr, c’est qu’elles ne peuvent pas dicter des solutions. Sur ce point, je prendrais cette image : si vous êtes en randonnée avec une carte, celle-ci vous dit là où vous êtes, mais ne dit pas là où vous voudrez aller, et c’est vous qui décidez quelle direction prendre !

Existe-t-il des marges de manœuvre financières pour maintenir le système actuel de retraite ?

Tout d’abord, maintenir le système actuel n’est pas forcément un objectif souhaitable. Il pourrait y avoir de sérieuses améliorations, comme l’égalité femmes-hommes par exemple. Mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a aujourd’hui aucune obligation à avoir une mesure d’âge ou de durée de cotisations à court ou moyen terme.

Ainsi, le gouvernement fait mine de s’inquiéter d’un déficit d’environ 12 milliards d’euros à l’horizon 2027, or non seulement ce n’est pas inquiétant (on pourrait finalement s’en accommoder), mais ce déficit pourrait même être comblé assez facilement, par exemple avec une très légère augmentation des cotisations des salariés de l’ordre de 0,8 %. Cela représenterait un peu moins de 15 euros par mois pour quelqu’un qui gagne le Smic, et un peu plus de 25 euros quand on est au salaire moyen.

Cela, c’est la version la plus coûteuse pour les salariés. Mais il y a bien d’autres solutions : diminuer les exonérations de cotisations employeurs ou revenir sur la baisse des impôts de production. Les marges de manœuvre existent et on les connaît. Simplement, le gouvernement les exclut.

Pourquoi les exclut-il ?

C’est vraiment un choix idéologique : le projet de l’exécutif est de diminuer les prélèvements obligatoires et de baisser les dépenses publiques. Son problème n’est pas d’équilibrer le système de retraite, c’est de parvenir à s’en servir pour faire des économies sur les dépenses publiques. Sans revenir sur les baisses d’impôts aux entreprises !

Le problème du gouvernement n’est pas d’équilibrer le système de retraites, mais de s’en servir pour faire des économies.

Et ce n’est pas une extrapolation ou une interprétation de ma part. Cela apparaît à la page 9 du projet de loi de finances, ou à la page 3 du programme de stabilité transmis à la Commission européenne, où il est expliqué que le gouvernement français s’est engagé dans des baisses d’impôts (comme avec la fameuse TVAE ou la taxe d’habitation), et que, pour que cela ne creuse pas les déficits, il promeut des « réformes structurelles », par exemple « la réforme des retraites ». Je cite de mémoire, mais ce sont quasiment les mots employés.

La réforme n’a pas pour cause principale un supposé problème important de déficit. Le gouvernement a deux objectifs : mettre davantage de personnes sur le marché du travail, mais surtout une stratégie générale de baisse d’impôts, plutôt sur les entreprises, compensée par une baisse des dépenses publiques via sa réforme du système de retraite. Celle-ci ne repose pas sur un diagnostic sérieux.

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C’est ce qui la lui rend difficile à justifier. Elle ne répond à aucun des enjeux réels de la période : l’emploi des seniors, les inégalités femmes-hommes, la question du vieillissement, l’aménagement du travail, etc. Les organisations de salariés ne voient donc pas pourquoi on ferait une réforme, à marche forcée, pour compenser une baisse d’impôts que personne n’a demandée !

Le gouvernement ne cherche-t-il pas cependant à augmenter l’emploi des séniors, objectif peut-être mieux partagé dans l’opinion ?

Sans doute qu’il pourrait être davantage partagé… Mais, pour cela, il y a deux façons de faire : l’une, plus brutale, est de décaler l’âge de départ à la retraite et de voir qui reste dans l’emploi ; une autre, plus ambitieuse mais plus difficile, serait de ne pas toucher à l’âge légal de la retraite, mais de travailler à l’amélioration des conditions de travail et aux comportements des entreprises avec leurs salariés pour s’assurer que les personnes puissent travailler jusqu’à l’âge de la retraite – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui de tout le monde.

Il y a la question des retraites courtes (inférieures à une durée de dix ans), qui touchent pour un tiers des hommes des catégories populaires. Mais au-delà de la question de la mort, qui est évidemment importante, il y a celle d’une proportion importante, chez les ouvriers par exemple, de personnes qui sont sans emploi ni retraite. Or, si l’on veut augmenter l’emploi des séniors, il faut se demander pourquoi on a cette situation.

En général, c’est à la fois parce que les employeurs les ont poussés vers la sortie, mais aussi parce que leur santé est dégradée du fait de leurs conditions de travail antérieures. Il y a donc bien un vrai chantier de ce côté-là, mais c’est bien plus difficile et plus ambitieux que de décaler l’âge du départ à la retraite – qui fera travailler certaines personnes plus longtemps, certains cadres notamment, mais du côté de ces personnes déjà âgées qui sont sans emploi, cela ne va que prolonger leurs périodes au chômage, au RSA…

La question du système de retraite ne renvoie-t-elle pas, plus largement, au modèle de société dans lequel nous souhaitons vivre ? Et notamment au droit, après des décennies de labeur, d’avoir une certaine qualité de vie et du temps libre ?

Est-ce qu’on veut maintenir ce niveau de vie des retraités ou considère-t-on que celui-ci est trop élevé ?

Historiquement, c’est ce qui s’est passé. En 1945, quand la retraite est mise en place, avec un départ à 65 ans, les pensions étaient beaucoup moins élevées et, surtout, la plupart des gens mouraient avant… Dans les décennies suivantes, elle s’est beaucoup améliorée, avec une durée de vie moyenne qui augmente, le fait que l’on arrive à cet âge en meilleure santé, et un niveau de vie aujourd’hui assez proche de celui en milieu ou fin de vie active.

La question du temps libéré n’est peut-être pas l’expérience de tout le monde, mais l’expérience de ce nouvel âge de la vie est largement partagée depuis les années 1990. Donc, oui, il s’agit bien d’une évolution historique, avec un vrai enjeu : qu’entend-on faire de la retraite ? Veut-on la raccourcir parce que l’on pense qu’on peut servir encore plus longtemps sur le marché du travail ? Veut-on maintenir ce niveau de vie des retraités ou considère-t-on qu’il est trop élevé, et qu’il n’y a pas de raison que les retraités aient un niveau de vie comparable à celui des actifs (c’est-à-dire qu’ils touchent moins d’argent mais en ayant moins d’enfants à charge) ?

Ces questions mériteraient d’être mises sur la table, pas seulement pour aujourd’hui, mais pour se donner des perspectives pour les vingt ou trente ans à venir. Parce que l’on sait que, si l’on ne fait rien, le niveau de vie des retraités, à l’avenir, va plutôt avoir tendance à décrocher.

Le gouvernement, qui reste dans une approche très comptable et néolibérale, ne se trouve-t-il pas de plus en plus en décalage avec les aspirations de la population sur le rapport au travail, y compris de l’électorat macroniste ?

Ce n’est pas quelque chose que je mesure, comme économiste, car je ne travaille pas précisément là-dessus. Mais, ce qui est certain, c’est que, lorsque vous interrogez les gens sur les retraites, une de leurs priorités est de partir le plus tôt possible. C’est-à-dire dès qu’ils ont atteint le taux plein.

Lorsque vous interrogez les gens sur les retraites, une de leurs priorités est de partir le plus tôt possible.

Certains veulent continuer à travailler, mais, globalement, c’est vraiment une attente parce que, dans beaucoup de formes de travail (bien sûr pour les travaux physiques, les plus pénibles, mais aussi des métiers physiquement plus protégés a priori, de bureau, voire de cadre), il existe une vraie souffrance au travail.

On en parle beaucoup dans la fonction publique, à l’hôpital ou dans l’Éducation nationale. Et je ne sais pas si le gouvernement est vraiment inconscient de cela puisque, dans les versions précédentes des réformes, comme celle qui a été abandonnée au moment de l’épidémie de covid, il avait une vision de « retraite à la carte » ; or, maintenant, il s’agit de mettre en avant l’obligation de rester.

Les enquêtes d’opinion sur ce point expliquent-elles le report de l’annonce du contenu de la réforme à partir du 10 janvier ?

Aucune fraction de la population salariée n’est favorable à cette réforme avec une mesure d’âge jusqu’à 65 ans. C’est un peu moins défavorable chez les retraités, un peu moins dans l’électorat Macron, mais, d’un sondage à l’autre, ce n’est même pas toujours une majorité de ces groupes qui est favorable à une telle réforme.

Cette réforme, annoncée pendant la campagne présidentielle et escamotée durant celle des législatives, est très impopulaire. D’ailleurs, le gouvernement cherche moins à convaincre qu’à trouver une voie de passage, alors qu’il sait qu’il n’a pas le soutien de l’opinion publique.

C’est un peu comme cela que l’on peut interpréter les changements de calendrier successifs. Et il ne cherche pas à modifier sa réforme sur le fond : en dépit de quelques affichages cosmétiques, entre 64 et 65 ans pour l’âge de départ, c’est la même trajectoire, habillée un peu différemment.

Aucune fraction de la population salariée n’est favorable à cette réforme avec une mesure d’âge jusqu’à 65 ans.

J’ajouterais que la dernière réforme a échoué en partie en raison de la conjoncture – la crise sanitaire –, mais elle avait déjà souffert fortement de ce qui commence à se passer : les hésitations, les ajournements et une opposition extrêmement forte dans l’opinion. Maintenant, évidemment, les institutions permettent au gouvernement de faire adopter à peu près n’importe quel texte…

En dépit d’une opposition extrêmement claire de l’ensemble des organisations syndicales, y compris la CFDT et les cadres de la CGC. Je veux d’ailleurs souligner que la réforme présentée avant le covid n’était pas du tout la même que celle proposée aujourd’hui : cette dernière est bien plus dure.

Il y avait alors un enjeu de réforme systémique qui n’est pas là, mais du point de vue des économies à faire, et des « efforts » à consentir pour les personnes concernées, celle qui est présentée ici est beaucoup plus dure. Le gouvernement semble maintenant vouloir aller un cran plus loin avec cette réforme.

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