Faire de l’histoire à partir d’un canular ?
Pendant longtemps le fait divers a été disqualifié par les historiens. Mais Stéphanie Sauget, autrice du « Cercueil de verre du Père-Lachaise » explique pourquoi elle s’est intéressée à un corpus de 63 lettres sur une des premières « légendes urbaines ».
Stéphanie Sauget est professeure d’histoire à l’université de Tours, spécialiste de l’histoire des imaginaires et autrice du livre Le cercueil de verre du Père Lachaise (édition du CNRS, 2023)
« Nous appelons canard […] un fait qui a l’air vrai, mais qu’on invente pour relever les Faits-Paris quand ils sont pâles » (Balzac, cité par Jean-Pierre Seguin, Nouvelles à sensations. Les canards du XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1959).
« Le fait divers est-il autre chose, sinon qu’un roman, du moins qu’une nouvelle due à la brillante imagination des reporters ? » (Alfred Jarry, Le Canard sauvage, 1903, repris dans Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 513.)
À quoi bon faire de l’histoire à partir d’un fait divers, pire, d’un canular ? Pendant longtemps le fait divers a été disqualifié par les historiens qui considéraient que le mythe était sans articulation réelle au social car clairement localisé aux antipodes de la « vérité des faits » qu’ils recherchaient.
Dominique Kalifa, grand historien du XIXe siècle appelait toutefois ses confrères et consœurs à reconsidérer ces récits jugés indignes comme des voies d’accès particulièrement efficaces permettant de voir « de la façon la plus lisible » la construction du monde social et de ses « vérités présomptives » (1).
Dominique Kalifa, « Usages du faux. Faits divers et romans criminels au XIXe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54ᵉ année, n°6, 1999, p. 1345-1362.
Nous l’avons pris au mot dans ce livre, Le Cercueil de verre du Père-Lachaise. L’enquête prend pour point de départ l’étude d’un corpus minuscule : 63 lettres de particuliers, adressées à l’administration parisienne et conservées dans les papiers du bureau des inhumations du cimetière du Père-Lachaise.
Toutes parlent d’une histoire singulière : une princesse russe, morte il y a 5 ans, aurait légué toute sa fortune à celui ou celle qui pourrait veiller son cercueil de verre pendant un an au cimetière du Père-Lachaise.
Cette collection étrange, constituée par les archivistes dès 1893, entretenue et agrandie au moins jusqu’en 1937, est ici considérée à triple titre : primo, comme une trace de la réaction d’une administration parisienne face à la réception d’une production ressentie comme incongrue et soulevant un problème d’ordre « public » ; deuzio, comme une épave de traces de lectures intenses des journaux à l’échelle internationale et sur de la longue durée (au moins 50 ans) car la plupart contiennent des mentions explicites de telles lectures ; et, tertio, comme le produit d’« actes d’écriture » épars, impliquant un engagement culturel et social total de la part d’individus séparés, n’ayant aucune connaissance les uns des autres, que ne peut expliquer seule la puissance des médias.
Alors, à quoi bon ? L’examen d’un corpus si petit soulève bien sûr de nombreuses questions méthodologiques, mais il présente un triple bénéfice : celui de ne pas avoir à choisir de bornes chronologiques (elles sont fixées par les lettres conservées, de la plus ancienne à la plus récente), ni de bornes géographiques (l’espace couvert est d’emblée transnational et connecté), encore moins de procéder à des découpes sociales (tous les individus qui écrivent une lettre sont traités à parts égales, quels que soient leur âge, leur sexe, leur pays d’origine, leur classe sociale).
Ce corpus de lettres éclaire le rapport individuel à l’écriture et à la culture postale de la fin du XIXe siècle.
Il éclaire le fonctionnement d’une administration parisienne face aux demandes particulières du public ordinaire, mais aussi le rapport individuel à l’écriture et à la culture postale de la fin du XIXe siècle et du premier XXe siècle et surtout, il permet d’avoir accès à des traces authentiques de lectures de journaux, puisque ceux-ci sont cités, les articles étant parfois découpés et agrafés en appui aux courriers.
Cela permet d’inverser la méthode habituelle de travail et de partir du « lire » pour comprendre ce qui a été écrit. Il amène aussi à des élargissements successifs pour comprendre ce qui est en jeu. Le fait que ces lettres existent atteste d’une part de la puissance de la « civilisation du journal » et invite à questionner le fonctionnement des périodiques qui ont, pendant des années, fait circuler de manière virale un canular que l’on pourrait penser bien local.
Les fantastiques opérations de numérisation de la presse dans de nombreux pays permettent de mener de nouvelles investigations, autrefois impossibles, et de suivre la trace de la diffusion de variantes dans l’espace et le temps. Le fait que ces lettres existent atteste aussi, d’autre part, de l’existence d’un imaginaire social nouveau, celui de la « dernière demeure », qui considère la tombe comme le dernier emplacement du corps, dont les vivants doivent prendre soin.
Cela invite alors à scruter d’autres archives, plus matérielles concernant la gestion concrète des corps morts. Une manière de réinventer et réenchanter en permanence les champs de l’histoire.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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