Réforme des retraites : la goutte de trop pour l’Assurance retraite

Alors que la situation est déjà critique pour les agents de la Cnav, la mise en œuvre de la réforme des retraites dans des délais très courts risque encore de l’aggraver. Cette précipitation incite plusieurs agents à envisager un mouvement social.

Pierre Jequier-Zalc  • 17 mai 2023 abonné·es
Réforme des retraites : la goutte de trop pour l’Assurance retraite
© Fanatic Studio/Gary Waters/SCIEN / FST / Science Photo Library via AFP.

Ce pourrait être un caillou dans la chaussure du gouvernement que personne, ou presque, n’avait pressenti. Un mouvement social d’ampleur au sein de toute la branche retraite de la Sécurité sociale qui, comme nous le révélons dans nos colonnes, est en burn-out généralisé. Depuis plusieurs années, les raisons de la dégradation des conditions de travail des agents de l’Assurance retraite s’accumulent et s’agrègent.

Au point que la mise en œuvre de la réforme des retraites pourrait être la goutte de trop. Pourtant, après une séquence politique et sociale de plusieurs mois, c’est désormais vers l’application de cette réforme que de nombreux yeux sont tournés. L’exécutif s’est en effet engagé à ce qu’elle entre en vigueur dès le 1er septembre de cette année. Un délai extrêmement court pour une administration déjà à bout, alors que les premiers décrets d’application commencent seulement à être soumis à la Cnav.

Lors d’un webinaire, le 18 avril dernier, pour présenter à ses équipes le calendrier de la mise en place opérationnelle de la réforme, Renaud Villard le reconnaît d’ailleurs à plusieurs reprises. « On est là face à un énorme défi pour la branche retraite », note le directeur général de la Cnav en préambule, avant de demander à ses collaborateurs « un gros, gros engagement pour arriver à mettre en œuvre l’ensemble de ces mesures ».

Malgré tout, il se veut confiant. « Sur tout le volet paramétrique au sens large, la durée d’assurance, l’âge, les carrières longues, ma cible opérationnelle, c’est mi-juillet », souligne-t-il au micro de France Info, mi-avril. Dans le calendrier présenté à ses équipes, que Politis a pu consulter, la mise en œuvre de l’intégralité de la réforme s’étend jusqu’à la fin 2024, mais les mesures principales – dont le report de l’âge légal – sont bien prévues pour être prêtes le 1er septembre prochain. D’autres, comme la suppression des régimes spéciaux, la revalorisation des petites pensions pour les vieux retraités ou la création de la pension de réversion pour les orphelins, risquent d’entrer en vigueur courant 2024.

« À portée de baffes »

Pour motiver ses équipes, Renaud Villard n’hésite pas à vanter leur mérite. Face à elles, il souligne leur « agilité, leurs compétences et leurs expertises ». Une flatterie qu’il réitère sur les ondes de la radio publique. « J’ai des équipes formidables, engagées, mobilisées, excessivement expertes, et elles en ont toujours fait la preuve. » Pourtant, c’est une tout autre phrase de l’interview de leur directeur général qui a retenu l’attention au sein de la Cnav : « Pour moi, c’est une vertu du service public d’être à portée de baffes. »

« Une insulte », « un doigt d’honneur », « des propos hors-sol » : chez les agents interrogés, les réactions fusent. « Pour être à portée de baffes, encore faut-il être en première ligne. Ce sont les salariés des plateformes téléphoniques et des accueils qui reçoivent les mécontentements des assurés, alors qu’ils n’en sont absolument pas responsables », s’insurge François Belloir, délégué syndical CFDT à la Carsat Bretagne.

Outre cet impair qui a fortement agacé, plusieurs interlocuteurs confient leur scepticisme quant à la certitude de leur direction de mettre en œuvre la réforme dans les temps. « Je crains que ce ne soit un vrai casse-tête. Je pense qu’on aura du mal à tenir les délais », s’inquiète Grégory Thomas, délégué syndical central CFTC Cnav Île-de-France.

Une mise en œuvre le 1er septembre, c’est totalement délirant.

« On ne nous saisit pas dans les temps. On est à flux tendu et ça risque d’être très compliqué. Une mise en œuvre le 1er septembre, c’est totalement délirant », confie Robert*, qui travaille à décrypter les premiers décrets d’application d’un point de vue juridique. Son collègue Baptiste*, informaticien, va même plus loin : « C’est impossible pour le mois de septembre, tout simplement, sauf renforcement majeur d’effectifs. On est dans une situation de grande inquiétude et d’incertitude, donc ça risque d’ajouter une pierre en plus à un édifice déjà bien chargé. »

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Tous les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés.

Interrogé lors du webinaire sur ces questions, Renaud Villard assurait que la problématique des moyens humains est « un point parfaitement identifié. Il faut que l’État puisse nous accompagner sur ce surcroît d’activité ». Il ajoutait que 200 CDD sont déjà prévus en renfort et qu’il se « bagarre avec les pouvoirs publics pour avoir une convention d’objectifs et de gestion qui donne les moyens de mettre en œuvre de manière sereine cette réforme ».

Selon plusieurs sources, certains managers auraient déjà demandé à leurs équipes de réduire leurs congés cet été. « Tout ne sera pas prêt en septembre, c’est une évidence. Mais nous misons beaucoup sur nos capacités internes, qui seront renforcées par des recrutements », souligne Jérôme Friteau, directeur des relations humaines et de la transformation de la Cnav.

Chez les agents, l’inquiétude principale réside dans l’adaptation de leurs outils informatiques – déjà déficients – aux nouvelles réglementations. D’autant plus que toutes les équipes informatiques seront mobilisées sur la réforme. « Au vu des effectifs, sa mise en place se fera au détriment des corrections de ce qui ne fonctionne pas encore bien sur Syrca et RGCU », poursuit Baptiste.

Le feu aux poudres

Un avis partagé par Renaud Villard, qui reconnaît que, « pour adopter ce plan de marche, qui va être extrêmement exigeant dans le domaine informatique », il faudra renoncer aux « transformations qu’il était prévu de déployer en 2023 ». Un renoncement qui inscrit encore plus dans le temps les difficultés auxquelles les agents sont confrontés avec ces outils. Et qui crée des interrogations pratiques mais majeures. « Vu que les nouveaux outils sont inaboutis, cela veut-il dire qu’on va devoir paramétrer cette réforme sur ceux de l’ancien système ? Là, on arrive dans une forme d’impasse », souffle Baptiste.

Ça va péter, clairement. Les collègues n’en peuvent plus.

À toutes ces inquiétudes est venue s’ajouter une colère. Les agents ont appris tout récemment que des rendez-vous avec des assurés pourront désormais leur être attribués d’autorité, alors qu’auparavant ils en géraient eux-mêmes le planning. Une annonce qui « a mis le feu aux poudres », selon Élisa*, technicienne retraite dans une agence en Île-de-France. « Avec la réforme des retraites qui s’impose à nous, ça va péter, clairement. Les collègues n’en peuvent plus », assure-t-elle.

« En effet, tout cela peut très vite basculer vers un mouvement social d’ampleur qui sera très problématique pour la direction, surtout en ce moment », abonde Guillaume*, référent technique en Île-de-France. La mise en application de la réforme des retraites pourrait, en effet, avoir un effet de projecteur médiatico-politique susceptible d’inciter à la mobilisation. « J’ai des organisations syndicales responsables. J’ose espérer qu’il n’y a pas de tactique et d’instrumentalisation de la période, car ça mettrait en difficulté les salariés », avertit Jérôme Friteau.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, aucune modalité n’est fixée pour ce mouvement social qui pourrait survenir d’ici à l’été. Les organisations syndicales représentatives des salariés se réunissent prochainement pour en discuter. Parmi elles, une source glisse, en guise de confession comme d’avertissement à sa direction et au gouvernement : « Dans l’idée, ce mouvement social pourrait avoir lieu sous une forme encore jamais utilisée à la Cnav. »

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Publié dans le dossier
Burn-out à l'Assurance retraite
Temps de lecture : 7 minutes

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