« La République sénégalaise souffre d’un trop-plein de présidentialisme »

Crise de régime, répression sanglante après la condamnation d’Ousmane Sonko, principal opposant politique de Macky Sall : le sociologue El Hadj Souleymane Gassama analyse la dérive du pouvoir sénégalais et d’un président qui a renié ses promesses dès son élection en 2012.

Patrick Piro  • 28 juin 2023
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« La République sénégalaise souffre d’un trop-plein de présidentialisme »
"Si l’exécutif sénégalais a toujours eu pour penchant et invariant d’intervenir dans le judiciaire pour éliminer des opposants, Macky Sall a industrialisé le phénomène."
© Patrick Piro

Les Bons Ressentiments. Essai sur le malaise postcolonial, El Hadj Souleymane Gassama, Riveneuse.

El Hadj Souleymane Gassama est sociologue associé au Centre de recherche risques et vulnérabilités (Cerrev) de l’université de Caen, professeur, journaliste et écrivain sous le nom de plume d’Elgas. Son nouvel essai, Les Bons Ressentiments. Essai sur le malaise postcolonial (Riveneuse), investigue les querelles entre intellectuels africains concernant la décolonisation, sur laquelle planent toujours les anciens systèmes coloniaux.

Violences policières, justice manipulée, liberté d’expression contrôlée, journalistes emprisonnés, opposition politique bâillonnée : comment en est-on arrivé là dans un pays régulièrement salué à l’étranger pour sa stabilité et la bonne marche de sa démocratie, dans la région ouest-africaine ?

La démocratie sénégalaise est certes électorale, mais elle n’est pas éprouvée dans le concret.

C’est la résultante d’une série de glissements opérés par le président Macky Sall, et qui ont mis à sac le pacte républicain qui l’a porté au pouvoir. Ex-baron du régime libéral d’Abdoulaye Wade, il est tombé en disgrâce avant de réapparaître, à partir de 2008, comme une force d’alternance crédible. En 2011, Wade tente de se présenter pour un troisième mandat, suscitant un grand flottement en tout point identique à la période actuelle. La rue a grondé contre ce projet monarchique, Macky Sall s’y est opposé avec véhémence au nom du respect de la Constitution. Jeune et formé au Sénégal, contrairement à ses prédécesseurs, il incarne l’espoir d’une génération quand il arrive au pouvoir. Malheureusement, dès la composition de son premier gouvernement, on ressent une forme de continuité. Il promettait de faire de la politique autrement, en y insufflant de la vertu et des pratiques plus souples : très vite, il va abdiquer cette ambition. Un autre glissement tient à une forme de malentendu concernant la démocratie sénégalaise. Il s’agit certes d’une démocratie électorale, mais elle n’est pas éprouvée dans le concret. Macky Sall n’a rien fait pour corriger cela.

Les Bons ressentiments, Essai sur le malaise post-colonial Elgas

Aussi, si l’exécutif sénégalais a toujours eu pour penchant et invariant d’intervenir dans le judiciaire pour éliminer des opposants, Macky Sall a industrialisé le phénomène, moins au regard de l’innocence certaine des mis en cause que par l’aspect sélectif des cibles et l’impunité de ses partisans coupables de malversations identiques. Et, plus grave, cet enfermement sécuritaire, à coups de répression aveugle, l’a conduit à essayer de bâillonner la dissidence et la liberté d’expression. Beaucoup de journalistes sont en prison pour des motifs fallacieux. Summum de cette panique du pouvoir : la coupure des réseaux sociaux et d’Internet pendant les troubles de ce mois de juin. Signe le plus clinique d’une bascule. Enfin, il y a le flou qu’entretient le président sur la quête d’un possible troisième mandat. La Constitution ne le permet pas, mais ses partisans l’appellent à se représenter à l’appui d’arguties juridiques qu’il ne balaye pas et, à bien des égards, conforte. 

Ne s’agit-il que de la trajectoire, hélas banale, d’un dirigeant qui s’accroche à un pouvoir dont il s’est enivré ?

Ce serait une erreur d’analyse que d’imputer la responsabilité exclusive de la situation actuelle à la dérive d’un seul homme. Ousmane Sonko et ses partisans, entre autres causes, ont un lexique et une attitude va-t-en-guerre, part d’un ADN politique revendiqué. Car la République sénégalaise souffre d’abord d’un présidentialisme d’essence quasi divine. Le pouvoir est perçu, localement, comme une forme de force transcendantale. Macky Sall ne fait qu’incarner l’abus de ce pouvoir. Il faut aussi considérer des facteurs exogènes. De nombreux pays voisins sont en proie à une gangrène jihadiste, qui guette les failles géopolitiques pour s’y immiscer et prospérer ici ou là. Le Sénégal est une cible de choix. Son islam, bâti sur des confréries, a longtemps été vu comme un rempart contre le wahhabisme. Cependant, le pays a pu susciter l’appétit très malveillant de forces qui rêvent d’en découdre avec son modèle, et d’autant plus que celui-ci peut être instrumentalisé comme une survivance coloniale, en raison des relations plutôt bonnes qu’il entretient avec la France. Citons, entre autres facteurs extérieurs déstabilisants, les offensives russes de désinformation, les conséquences de la crise du covid, les émeutes de la faim, qui, pour être plus anciennes, traduisent la fragilité économique du pays et la grande pauvreté d’une partie importante de la population.

Le débat politique s’est focalisé sur une opposition Sall-Sonko très exacerbée. Une caricature de démocratie ?

Par sa violence, le pouvoir politique a créé les conditions d’une contre-violence de l’opposition, dont on trouve des échos très radicaux dans le lexique d’Ousmane Sonko et de ses partisans. Notamment chez les plus jeunes, parmi lesquels certains appellent à l’insurrection, à « marcher sur le palais », à des représailles contre les biens des dignitaires du pouvoir. Le slogan des meetings des pro-Sonko, « gatsa, gatsa » – œil pour œil, dent pour dent –, cristallise cette outrance. S’il faut dénoncer les excès des deux parties, il serait cependant abusif de les renvoyer dos à dos. La responsabilité première, incontestable, incombe à Macky Sall. Sa volonté manifeste de mater l’opposition – ce sont ses termes –, de la réduire à son plus simple appareil, a donné lieu à des débauchages sauvages et à de la corruption active en vue d’étoffer sa propre coalition.

Sur le même sujet : Sénégal : La jeunesse « affamée, humiliée et frustrée »

Et l’opposition délitée a trouvé une figure fédératrice iconique en Ousmane Sonko. C’est un ancien fonctionnaire, pur produit de l’élite sénégalaise. Dès son premier poste, en tant qu’inspecteur des impôts, il est tombé en disgrâce et a été radié de la fonction publique pour avoir tenté de faire émerger une fibre syndicaliste au sein des services financiers, afin de les assainir et de traquer les malversations. Ce statut de martyr du régime lui a conféré une popularité naturelle auprès d’un public très jeune, dont il véhicule l’espoir par l’habileté de son discours, dans un langage très juste, dépouillé de la technicité qui était un frein à son accessibilité. Son groupe politique, Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), a remporté des victoires aux élections municipales. Sonko est d’ailleurs le maire de l’importante ville de Ziguinchor. Aussi, plutôt qu’une scène illisible, on peut voir une forme de vitalité dans cette opposition entre deux blocs : en dépit des rudesses que subit la démocratie sénégalaise, l’opposition, même exposée à des fissures provoquées par Macky Sall, dispose de 82 députés, quand le pouvoir en rallie 83.

La responsabilité première de la violence incombe à Macky Sall.

La figure radicalisée d’Ousmane Sonko n’est-elle pas victime des manœuvres du pouvoir, qui peut professer « moi ou le chaos » ?

Le président est tout aussi prisonnier de la logique très binaire qu’il a installée. En voulant abattre son opposant, il l’a nourri et créé un « phénomène Sonko ». Cependant, s’il a de bons ennemis, Ousmane Sonko a aussi de mauvais amis. Portant l’espoir de beaucoup de gens, il draine aussi ceux qui se projettent en lui à son corps défendant. Par exemple les partisans d’une rupture violente avec la France. Ça peut être d’autant plus encombrant pour Sonko, qui, après avoir tenu un discours très véhément contre Paris, a mis un peu d’eau dans son vin pour éviter d’être assimilé aux régimes en place au Mali ou au Burkina Faso. De même, de nombreuses forces empreintes de néopuritanisme religieux se projettent dans son image de « moine » auréolée de probité intellectuelle. Il est aussi porteur des espoirs de ceux qui espèrent l’avènement au pouvoir d’une personnalité issue du sud du pays.

ZOOM : La crise en quatre dates clés

25 mars 2012 : Élection présidentielle. Contestant la prétention anticonstitutionnelle de son ancien mentor Abdoulaye Wade à un troisième mandat, Macky Sall est élu.

24 février 2019 : Macky Sall est réélu au premier tour.

1er juin 2023 : Ousmane Sonko, principal opposant de Sall, est condamné dans un procès « parodique », qui déclenche des émeutes sanglantes.

24 février 2024 : Prochaine élection présidentielle. Sonko pourrait être inéligible, et Sall solliciter… un troisième mandat.

Les émeutes de début juin font suite à la condamnation d’Ousmane Sonko à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse », ce qui pourrait l’empêcher de concourir à la présidentielle de février prochain. L’accusation de viol qui a déclenché le procès déstabilise-t-elle ses partisans ?

Longtemps j’ai été de ceux qui voulaient donner une dernière chance à la justice, au principe qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain malgré son notable et historique assujettissement à l’exécutif. Nous sommes en présence d’une affaire privée, tenue dans une chambre entre deux personnes, et il me semblait nécessaire de ne pas se laisser corrompre par la propagande de chaque partie et d’avoir de l’empathie pour la plaignante jetée sous le train dans un procès de l’opinion. Ainsi, certains ont prestement nié la parole de la victime présumée, l’accusant d’être une prostituée ayant joué le rôle d’appât dans un complot d’État destiné à abattre Sonko. Il y avait là une opportunité de redorer le blason de la justice. Mais, très rapidement, on a vu que le procès ne serait ni équitable ni sérieux. Et le verdict est justement venu trahir toute l’entreprise, rendant manifeste une machination grossière de l’exécutif appuyée sur le judiciaire. Parce que le tribunal a finalement disqualifié le viol, faute d’éléments probants, mais qu’il a retenu la « corruption de la jeunesse » : un délit de substitution, qui n’a jamais été utilisé dans l’histoire récente du Sénégal, accréditant tous les soupçons que nourrissent les gens sur l’interventionnisme du pouvoir, qu’ils soient ou non partisans de Sonko. De quoi renforcer le soutien naturel dont il jouit.

El Hadj Souleymane Gassama Sénégal Elgas
« La séquence actuelle pourrait préfigurer une ingouvernabilité chronique du pays. » (Photo : Patrick Piro.)

Dans cette radicalisation, quelle part prend la frustration d’une jeunesse dépourvue de perspectives ?

Le manque d’horizon et d’emploi constitue bien sûr une matière explosive. S’y ajoute un sentiment de relégation nourri par un pouvoir politique qui jouit de privilèges de caste. Ce phénomène d’oligopole de décideurs ne date pas de Macky Sall, mais son régime l’a encore accentué. Et les manquements graves de ses mandats ne sont pas compensés par les aspects positifs – programmes sociaux, couverture maladie universelle, bourses pour les familles les plus pauvres, etc. Aussi, il y a une forme de rage que capte le discours d’Ousmane Sonko, très populaire chez les plus jeunes. L’un de ses grands mérites est d’avoir réenchanté la politique, au sens le plus noble du terme, au sein de catégories qui en avaient complètement divorcé. L’un des enjeux des prochaines élections, si jamais Sonko parvient à être candidat, sera précisément le comportement des primovotants.

Sur le même sujet : Comment la France continue d’armer la répression au Sénégal

La crise politique actuelle menacerait-elle les structures mêmes de la République ?

Oui, il n’est pas excessif de le craindre. Les institutions sénégalaises ont un profond besoin d’être réformées. On pense au trop-plein de pouvoir du présidentialisme, mais aussi à l’administration. Elle était l’un des derniers temples du mérite, garante de l’autorité de l’État. En la politisant, en l’impliquant dans des calculs opportunistes, le pouvoir l’a décrédibilisée aux yeux de beaucoup. Et puis il y a l’absence de séparation des pouvoirs, illustrée notamment par les manipulations que subit la justice. Aussi, la séquence actuelle pourrait préfigurer une ingouvernabilité chronique du pays. Au-delà du climat insurrectionnel, le manque d’identification des populations aux institutions, s’il a connu des précédents, n’a jamais atteint un tel degré. Et Ousmane Sonko, par son appel constant à la défiance, porte une responsabilité importante. Tout son discours porte les germes d’un conservatisme dangereux, et il faudra un jour qu’il affronte la part d’inquisition qui irrigue les propos de ses partisans.

Comme au Mali ou au Burkina Faso, voit-on progresser un rejet de la France dans les revendications de la rue ?

Oui, et l’on aurait tort de le dépolitiser en le traitant comme un réflexe pavlovien d’ordre affectif. La décolonisation est un processus continu et inachevé. On peut distinguer plusieurs sources dans la façon dont elle est convoquée dans le débat. Historiquement, il y a toujours eu des forces intellectuelles et panafricanistes en lutte contre la colonisation, la néocolonisation, la Françafrique et ses avatars. Cette énergie ne s’est jamais estompée. Elle fédère aujourd’hui de nombreuses personnes issues de plusieurs chapelles – de jeunes universitaires, des étudiants, des intellectuels et même des forces religieuses, dont l’ennemi commun est l’Occident et son hégémonie. Puis il y a une intervention plus conjoncturelle, celle d’États en faillite. Leur échec, sur les plans économique et social notamment, suscite un retour d’accusations de néocolonialisme contre la France. Cette logique de bouc émissaire est une commodité pour se dégager de toute responsabilité. Et sur ce type de discours se greffent désormais les slogans anticoloniaux des activistes, souvent très déconnectés des canevas de la pensée décoloniale universitaire. En découle une cacophonie générale sur le sujet, au pouvoir comme dans l’opposition.

Il y a une forme de rage que capte le discours d’Ousmane Sonko.

On a vu l’armée prendre le pouvoir au Mali et au Burkina Faso. Peut-on craindre un effet domino
au Sénégal ?

Le Sénégal a toujours connu des transitions plus ou moins paisibles. Jusque-là, le pays a échappé au scénario d’un coup d’État. Cependant, certaines analyses récentes évoquent l’hypothèse d’une prise de pouvoir par l’armée, ce qui était inenvisageable il y a quelques années. Non pas que l’on perçoive des velléités insurrectionnelles au sein des troupes sénégalaises, républicaines et fidèles à l’appareil d’État, mais elle interviendrait en rempart si la contamination jihadiste, très rapide dans la sous-région, mettait à mal la fameuse « stabilité » du pays. Cependant, si la menace est une préoccupation majeure, je reste sceptique pour ma part quant à cette hypothèse d’un recours militaire.

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