Comment la France continue d’armer la répression au Sénégal

Images et témoignages à l’appui, Politis révèle que la France a continué de livrer des armes au Sénégal pour mater sa population après la répression violente de l’opposition en 2021. Au moins 23 personnes sont mortes dans les dernières manifestations en juin 2023.

Maxime Sirvins  • 29 juin 2023
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Comment la France continue d’armer la répression au Sénégal
Au moins 23 personnes sont mortes dans les dernières manifestations au Sénégal. Politis révèle que la France a continué de livrer des armes au Sénégal pour mater sa population.
© RON PRZYSUCHA ET DFID

Oumar* s’effondre au sol. « J’ai été touché par le tir d’une grenade lacrymogène qui m’a fait une plaie de plusieurs centimètres à la mâchoire. J’ai eu le sentiment que les forces de l’ordre me visaient pour me neutraliser, voire m’assassiner. » Le 1er juin 2023, plusieurs quartiers s’enflamment à Dakar. Cet étudiant de 22 ans manifeste contre la condamnation d’Ousmane Sonko, principal opposant du président Macky Sall. Oumar, dont nous avons changé l’identité à sa demande, se rend à l’hôpital. « Ça aurait pu détruire mon visage à jamais, heureusement que je portais un foulard. » Il s’en sortira avec plusieurs points de suture. Sur place, le jeune homme donne une autre explication au médecin. « Je craignais que l’on m’interpelle pour avoir participé à la manifestation. » Le jour de sa blessure, neuf personnes sont mortes dans les manifestations au Sénégal, annonce le ministre de l’Intérieur, Antoine Diome.

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Les prénoms suivis d’une astérisque a été modifié.

Entre le 15 mai et le 3 juin 2023, des dizaines de manifestations ont émaillé le pays lors du procès d’Ousmane Sonko et après sa condamnation à deux ans de prison ferme suite à une plainte pour viol. Ce verdict remet en cause sa candidature à l’élection présidentielle de 2024. Selon un décompte réalisé par l’ONG Amnesty International, ce sont au moins 23 personnes qui ont été tuées entre le 1ᵉʳ et le 2 juin. Le bilan des blessés est lourd. À elle seule, la Croix-Rouge sénégalaise a pris en charge 357 blessés en deux jours. D’après le porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Seif Magango, « l’utilisation d’armes à feu par les forces de sécurité lors de manifestations constitue un sombre précédent pour le Sénégal. » De son côté, le gouvernement a déclaré que les forces de sécurité avaient réalisé environ 500 arrestations. En 2021, lors de l’arrestation d’Ousmane Sonko, la répression avait fait 14 morts. Déjà à l’époque, l’organisation internationale Human Rights Watch publiait un communiqué pour demander une enquête indépendante « sur les décès signalés ».

Notre enquête révèle que des entreprises françaises ont continué de livrer, après 2021, des armes et munitions aux forces de l’ordre sénégalaises.

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Made in Alsetex en 2022

Politis a analysé des centaines d’images et vidéos postées sur les réseaux sociaux et transmises par des manifestants. Nous avons pu identifier trois types de grenades lacrymogènes, quatre lanceurs de grenades et au moins un véhicule blindé fabriqués en France. Le fournisseur phare des forces sénégalaises est une PME basée dans la Sarthe. Bien connue des manifestants français, Alsetex, du groupe Etienne-Lacroix, est l’un des principaux producteurs français de grenade lacrymogène.

Le 3 juin, à Mbao en banlieue de Dakar, des heurts éclatent. D’après une image fournie par un témoin, des grenades assourdissantes lacrymogène GM2L d’Alsetex ont été utilisées par les forces de l’ordre. Cette arme est redoutée par les manifestants français pour être la grenade la plus puissante de l’arsenal de nos forces de l’ordre et pour être responsable de plusieurs mutilations. Par exemple, à Redon en 2021, lors d’une free party, un jeune homme a eu la main arrachée par cette grenade ou à Rouen en 2023 quand une manifestante a eu le pouce sectionné. Durant notre enquête, cette grenade a pu être observée distinctement à au moins neuf reprises entre le 15 mai et le 3 juin à Dakar et à Ziguinchor. Avec 15 g de produit lacrymogène, elle explose avec un effet sonore de 160 décibels à 10 mètres. Au-dessus de 135 décibels, de graves lésions auditives irréversibles peuvent se produire.

Bien reconnaissable avec sa gaine orange, la grenade que décrit Samba* présente les mêmes caractéristiques que la GM2L qu’il a vue atterrir à ses pieds. « La grenade a explosé, je ne sentais plus mon pied et je n’entendais plus rien. J’ai senti du liquide sur ma jambe et quand j’ai regardé, il y avait énormément de sang. » Cheikh, a lui été blessé par un éclat au genou le soir du 16 mai à Ziguinchor. « La police a tiré des grenades assourdissantes de couleur orange. Une m’a blessé à la jambe en explosant. »

De nombreuses autres vidéos et photographies de blessures que Politis a pu consulter correspondent à des blessures et mutilations par des GM2L.

À Ziguinchor, certaines images prises le 16 et 17 mai montrent des centaines de grenades GM2L entassées. Politis a pu retrouver les lieux précis ou ont été prises les photographies : non loin du domicile d’Ousmane Sonko. Des vidéos, tournées en direct par des médias sénégalais, confirment que des GM2L ont bien été tirées dans cette zone-là le 16 mai. Sur les photographies, du texte est lisible sur différentes grenades, dont leurs dates de fabrication. On observe que plusieurs ont été fabriquées en 2022, soit après la répression de mars 2021.

Des grenades GM2L utilisées au Sénégal dans les manifestations de 2023.
Des grenades GM2L à Ziguinchor le 16 et 17 mai 2023. Sur les images, la date de fabrication est lisible pour certaines. Plusieurs ont été fabriquées en 2022, soit après la répression de mars 2021. (DR.)

Quoi de mieux pour tirer des grenades Alsetex qu’un lanceur de la même marque ? Avec un long tube noir strié et une crosse légèrement inclinée, le lance-grenade Cougar est visible tout le long de la répression au Sénégal. Sur les images que nous avons consultées, il apparaît des dizaines de fois. Largement utilisé dans les cortèges français, le Cougar est conçu pour réaliser des tirs en cloches. En tir tendu, c’est-à-dire en tir direct horizontal, il peut causer des blessures graves, voire la mort. C’est ainsi que le 16 novembre 2019, un gilet jaune a été éborgné à Paris. Le 2 décembre 2018, à Marseille, Zineb Redouane est décédée des suites d’un tir dans la tête. Au Sénégal, c’est aussi ce genre de tir direct qui a blessé Babacar* aux côtes à Dakar le 1er juin. « Deux jours après, j’avais beaucoup trop mal, donc je suis allé à l’hôpital. » Sur des photos que nous avons consultées, Babacar a eu la peau arrachée sur plusieurs centimètres.

Dans les autres armes d’Alsetex présentes au Sénégal, on retrouve le Cougar 12 qui a été observé à Dakar le 1er juin. C’est le grand frère du Cougar de poche. Composé de douze canons plutôt que d’un seul, il ne se porte pas à la main, mais se place sur le toit d’un véhicule et peut tirer des grenades en série. Ici, il est placé sur un blindé français : le Dagger ou PVP du fabricant Arquus. En 2017, le Sénégal en avait acheté 17.

Alsetex n’est pas seul

Toujours le 1er juin à Dakar, l’université Cheikh-Anta-Diop est encerclée par les forces de l’ordre qui font face aux projectiles lancés par les étudiants. Sur une photo de l’agence AFP, un policier tient un lance-grenade dans une main. Il porte aussi sur lui des grenades lacrymogènes identifiables au DPR (Délégation parlementaire au renseignement) qui dépassent de ses poches. Au même endroit, ce policier est photographié, cette fois-ci par AP, en train de tirer une grenade lacrymogène CM6 de Alsetex. Dans ses mains, une autre arme française : le « lanceur de grenade 56 ». Peu connu, il est fabriqué sous la marque Lebel, branche sécurité et défense de Verney-Carron, fabricant du célèbre Flash-Ball français aussi présent au Sénégal.

Troisième grenade repérée par Politis : la lacrymogène MP7 de l’entreprise Nobel Sport Sécurité fabriquée en 2021. Le directeur général de Nobel, Gilles Roccia, est aussi président du conseil d’administration de Cheddite France. Cette entreprise franco-italienne fabrique des cartouches de fusil. Bien connues des ONG pour sa présence dans des régimes autoritaires comme la Birmanie ou l’Iran, les cartouches Cheddite apparaissent aussi au Sénégal. Sur une photo prise à Ziguinchor le 23 mai, 40 cartouches de l’entreprise sont présentes.

Interrogé sur la présence de ces équipements au Sénégal, le responsable marketing et ventes d’Alsetex a refusé de répondre. Du côté de Nobel, la consigne est de ne pas parler aux journalistes. Chez Lebel, c’est le silence radio.

Des exportations autorisées

Comment des armes de guerre se sont-elles retrouvées au Sénégal ? Début 2021, la répression fait 14 morts. Déjà, à l’époque, plusieurs armes et équipements français avaient été observés comme les GM2L d’Alsetex. « La délégation de l’Union européenne et les autres ambassades européennes présentes au Sénégal, dont l’ambassade de France, […] ont appelé à la retenue et à éviter la violence », avait répondu le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères en juillet 2021 suite à une question du député Jean-Paul Lecoq. La France, qui était au courant de la répression de 2021, a continué de livrer du matériel.

Pour que le Sénégal puisse utiliser ces armes et ce matériel, la France a dû donner son aval en autorisant les exportations. Les grenades GM2L et les lanceurs rentrent dans la catégorie des armes classées comme matériel de guerre. Pour Alsetex et Lebel, il leur faut alors obtenir une licence d’exportation de matériels de guerre (LEMG), pour vendre au Sénégal. L’obtention de ces autorisations passe par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), dirigée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). À la fin, c’est le Premier ministre qui délivre directement la licence d’exportation.

Chaque année, dans un rapport au Parlement publié par le ministère des Armées, le nombre et les montants des licences d’exportations des matériels de guerre sont communiqués. Pour le Sénégal, depuis 2016, 47 748 952 euros de licences ont été autorisées pour du matériel de catégorie ML2 dans laquelle rentrent les lance-grenades et 118 813 231 euros pour la catégorie ML3, qui comprend les grenades explosives tirées au lanceur.

Signataire de plusieurs textes internationaux, la France s’est engagée à refuser les exportations d’armes en cas de répressions internes.

« La France peut être mise en cause », estime Aymeric Elluin, juriste en droit international et chargé de plaidoyer chez Amnesty International. Signataire de plusieurs textes internationaux, la France s’est engagée à refuser les exportations d’armes en cas de répressions internes. L’article 2.a de la Position commune du Conseil de l’Union européenne définissant des règles d’exportations d’équipements militaires est clair : les pays « doivent refuser l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée servent à la répression interne. » Il en est de même pour le Traité sur le commerce des armes (TCA), signé par 130 pays, dans lequel la France s’engage à évaluer les risques de violences graves. Mais, ces textes ne sont pas suffisamment contraignants, d’après Aymeric Elluin, car ils ne sanctionnent pas les pays ne respectant pas les règles. « En même temps, nous soutenons ces textes, car nous croyons en eux. Chez Amnesty, nous nous sommes mobilisés pour leur adoption. » Sans compter que le Parlement ne joue pas son rôle de contrôle des exportations françaises.

Comment le gouvernement a-t-il alors donné son feu vert aux industriels pour continuer d’alimenter la répression ? Contactés, ni la SGDSN ni le ministère des Armées n’ont répondu à nos sollicitations. Pour le juriste, « cela soulève des questions sur la manière dont la France évalue le risque et ferme les yeux sur ce marché. » Après les manifestations du 1er juin 2023, même le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, s’était fendu d’un communiqué, « préoccupé par les violences […] qui ont causé la mort de neuf personnes ».

Ce n’est pas la première fois que l’État français est épinglé pour ventes d’armes à des régimes répressifs dans le monde : entre 2012 et 2015 dans la répression des opposants au régime égyptien, en 2019 et 2020 contre des manifestants au Liban ou depuis 2015 dans le conflit au Yémen.

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Mais, la France n’exporte pas que du matériel de guerre. Toute la panoplie du maintien de l’ordre se retrouve au Sénégal et son commerce est encore moins contrôlé. Avec une simple fumée blanche irritante dites « non létales », les fumigènes lacrymogènes participent, eux aussi, à la répression interne dans certains pays. Pour les grenades lacrymogènes simples et leurs propulseurs, les attributions des licences dépendent du régime de l’autorisation d’exportation de produits explosifs et pyrotechniques (AEPE). C’est la direction des douanes (DGDDI), qui décide d’accorder ou non une licence d’un an après une procédure interministérielle.

Pour un meilleur contrôle

Alors que le gouvernement français persiste dans la fourniture d’armes aux pays qui répriment leurs civils, des parlementaires s’efforcent d’établir une meilleure régulation. Le 9 septembre 2022, des sénateurs communistes ont ainsi déposé une proposition de loi « visant à renforcer le contrôle sur le commerce des armes et relative à la violation des embargos. »

Dans la même optique, le 15 juin, lors d’une conférence de presse sur le projet de loi de programmation militaire, le sénateur Christian Cambon a annoncé qu’il allait déposer un amendement « visant à mieux contrôler les exportations d’armement. » Ce mardi 27 juin, après 22 heures, l’amendement a été présenté, discuté et adopté par les sénateurs contre l’avis du gouvernement. Soutenu par la gauche, le texte donne de nouveaux pouvoirs à la délégation parlementaire au renseignement (DPR), qui pourra contrôler les ventes d’armes. Composée de quatre sénateurs et de quatre députés, la DPR est soumise au secret-défense. Rien de ce qui s’y dit n’en sort. Fait en petit comité, le contrôle se fera a posteriori. « Le rapporteur de la CIEEMG pourra venir une ou deux fois par an, dans une séance spécifique, pour rapporter les autorisations de licence et les refus », a expliqué Christian Cambon. En attendant, l’exécutif reste le seul à avoir son mot à dire.

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