La méthode Blanquer : caporaliser pour mieux régner

Pour mettre l’école au pas, le précédent ministre de l’Éducation nationale a rétabli le délit d’opinion, supprimé des organes de réflexion et fusionné les inspections.

Saïd Benmouffok  • 30 juin 2023 abonné·es
La méthode Blanquer : caporaliser pour mieux régner
Manifestation à Paris le 19 mars 2019.
© Benjamin Mengelle / Hans Lucas via AFP

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Sur la forme comme sur le fond, la brutalisation du système éducatif restera le fil conducteur du ministère Blanquer. Parmi tant d’exemples, trois moments clés permettent d’illustrer la méthode qui fut la sienne pour tenter de museler toute contestation interne de ses réformes. À son arrivée rue de Grenelle en mai 2017, Jean-Michel Blanquer déclare qu’il n’y aura pas de loi portant son nom. Cependant, en décembre 2018, il rompt sa promesse en présentant un projet de loi au conseil des ministres.

Le premier article est immédiatement -perçu comme une menace directe envers le corps enseignant. Le texte énonce que la cohésion de la communauté éducative et la transmission des connaissances impliquent, « pour les personnels, une exemplarité dans l’exercice de leurs fonctions ». Blanquer et les élus macronistes se défendent de toute intention autoritaire. Cependant, l’étude d’impact ministérielle les contredit. On y découvre que les dispositions de l’article 1 « pourront être invoquées […] dans le cadre d’affaires disciplinaires concernant des personnels de l’Éducation nationale s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public (1) ».

1

Étude d’impact disponible ici  Explication du texte sur www.viepublique.fr.

Ce texte marque une rupture sans précédent sous la Ve République. En effet, les enseignants, comme les autres agents de la fonction publique, ont des obligations définies par la loi du 13 juillet 1983 (notamment le devoir de secret professionnel et de neutralité laïque). Cependant, ils ne sont soumis à aucun devoir de réserve, c’est-à-dire qu’il ne leur est pas interdit d’exprimer publiquement leurs opinions, y compris politiques, en dehors de leur cadre professionnel. Leur liberté d’opinion est même essentielle et constitutive de leur métier. Les enseignants ont ainsi le droit de s’exprimer sur les politiques éducatives, voire le devoir moral de contester ce qui leur semble aller à l’encontre de l’intérêt de leurs élèves. Les conditions d’exercice de cette liberté ont toujours été très claires. Tous les abus peuvent être sanctionnés par le biais des lois existantes, telles la diffamation, les injures ou les violences envers autrui. Avec la notion d’« atteinte portée à l’institution », la loi Blanquer instaure sournoisement un délit d’opinion spécifique aux personnels de l’Éducation nationale. La formulation est délibérément vague : il s’agit de suspendre une épée de Damoclès au-dessus de la tête des enseignants afin de les inciter à l’autocensure.

L’article 1 de la loi Blanquer marque une rupture sans précédent sous la Ve République.

Reprise en main de l’institution

La loi Blanquer entérine également la suppression d’un outil essentiel de pilotage des politiques éducatives. Créé en 2013, le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) s’était distingué par son ambition d’évaluation scientifique et participative. Sa mission était d’évaluer de manière indépendante l’organisation et les résultats du système scolaire, et ses nombreuses études ont alimenté les débats sur des sujets majeurs tels que la mixité sociale et l’enseignement professionnel. En 2018, le rapport parlementaire Juanico-Tamarelle saluait une « instance productive, indépendante et transparente », capable de produire des « documents de référence pour les décideurs et les praticiens », et appelait à son « renforcement ».

ZOOM : Pap Ndiaye : du Blanquer sans Blanquer ?

Après sa réélection, Emmanuel Macron entreprend de désamorcer les tensions qui ont ébranlé la communauté éducative. Il se tourne vers une figure aussi inattendue qu’éminente : Pap Ndiaye, qui semble incarner l’antithèse de son prédécesseur, tant du point de vue des idées que de celui de la méthode. Rapidement, le Conseil supérieur de l’éducation (« parlement » de l’Éducation nationale) et les syndicats reconnaissent que le dialogue avec le ministère est de nouveau possible. Un inspecteur général confirme que « l’arrivée de Pap Ndiaye a dissipé le climat de terreur qu’avait instauré Blanquer ». Pourtant, en dépit de cette nouvelle donne, les fondements de la politique ministérielle demeurent immuables sur bien des points. Les grandes réformes blanquériennes sont confirmées, la contractualisation des politiques éducatives est élargie, des postes et des classes sont supprimés. Pap Ndiaye fait des promesses – revalorisation du pouvoir d’achat des enseignants, renforcement de la mixité sociale et scolaire –, mais ses projets sont étouffés au plus haut sommet de l’État. Intellectuel novice en politique, sans appuis solides en interne, il n’a pas les moyens de ses ambitions. En cinq ans de ministère Blanquer, l’institution scolaire aura été profondément et durablement transformée. Si la brutalité de l’ancien ministre est désormais un mauvais souvenir, ses réformes désastreuses continuent de produire leurs effets, avec la regrettable caution de son successeur. S. B.

Cependant, l’indépendance du Cnesco et le ton de ses travaux déplaisent au nouveau ministre. Jean-Michel Blanquer veut lui substituer un Conseil d’évaluation de l’école (CEE) dont les missions sont présentées comme « similaires », bien que ses statuts révèlent une franche réorientation. En effet, le Cnesco avait le pouvoir de s’autosaisir, ce qui est interdit au CEE. En outre, la composition de ce dernier est conçue pour garantir au ministre un contrôle total : selon le projet de loi, le CEE devait comprendre quatre « personnalités choisies par le ministre pour leur expertise dans le domaine de l’éducation » (elles seront finalement six) et « quatre représentants du ministre », mais aucun représentant du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Ainsi, tout risque de publication d’une étude critique est-il écarté.

Du siège du ministère jusqu’aux salles de classe, le système Blanquer est unanimement rejeté.

La méthode autoritaire se prolonge dans la fusion des inspections générales, autre exemple de mise au pas du système éducatif. L’Inspection générale de l’Éducation nationale (Igen), par le passé, recrutait des fonctionnaires de catégorie A justifiant d’au moins dix années de service dans le domaine de l’éducation, dont au moins cinq d’expérience en tant qu’enseignant. Ces personnels étaient des professeurs expérimentés, souvent chercheurs également, -spécialistes dans leur domaine. Leur expertise contribuait de manière autonome à l’enrichissement des politiques éducatives.

Par ailleurs, l’Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche (IGAENR) formait un corps administratif distinct. Cette inspection se focalisait sur l’évaluation de l’efficacité des établissements et des services. Elle recrutait principalement des cadres territoriaux et des administrateurs civils. Ainsi, d’un côté, il y avait la pédagogie et, de l’autre, l’administration. Leur fusion a permis à Jean-Michel Blanquer de mettre l’Igen sous sa coupe, en alignant la nouvelle IGESR sur le statut de l’ancienne IGAENR, traditionnellement moins autonome, reléguant les inspecteurs au rang de hauts fonctionnaires strictement encadrés.

Cri de révolte

Mais le musellement de l’institution ne s’est pas produit sans résistances. Les membres du corps enseignant, les parents d’élèves et les lycéens n’ont cessé de dénoncer la détérioration du principe démocratique au sein de la communauté éducative. Parmi de nombreux exemples de réaction, il convient de souligner la publication, en mai 2020, d’un puissant texte collectif. Rédigé par le « Groupe Grenelle », il représente un cri de révolte de la part des enseignants, des chercheurs, des inspecteurs du premier degré, des inspecteurs généraux, des directeurs académiques et des cadres de l’administration centrale. Les griefs exprimés résultent d’une expérience commune ahurissante.

C’est au nom de leur éthique professionnelle qu’ils prennent la plume, et leur constat est sans équivoque : « Dans ce climat aux ordres, le cabinet ministériel manie contrôles, censures, dans un management autoritaire fondé sur la suspicion, la menace, le verrouillage de toute expression qui ne serait pas “dans la ligne”. Les recteurs et les directeurs académiques [sont] convoqués pour une grand-messe qui nie leur marge d’autonomie et d’expertise. Ces procédés sont inédits, jamais vus à ce niveau dans l’école de la République ; les cadres que nous sommes les constatons et les déplorons, soucieux que nous demeurons de ne pas confondre loyauté et soumission, conscience professionnelle et obéissance aveugle (2). »

2

Groupe Grenelle, « Des hauts fonctionnaires du ministère dénoncent le projet réactionnaire de J.-M. Blanquer », Le Café pédagogique, 14 mai 2020.

Une telle initiative, témoignant d’une colère profonde, constitue un événement inédit dans l’histoire de l’école républicaine. Du siège du ministère de l’Éducation nationale jusqu’aux salles de classe, le système Blanquer est alors unanimement rejeté. Il survivra douloureusement jusqu’en mai 2022, moment de la disparition politique du ministre. 

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