Montée des eaux dans le Cotentin, s’adapter ou lutter

Deux tiers du littoral normand sont exposés à l’érosion due à la montée des eaux. Dans le Cotentin, entre les dunes et les marais, la situation pousse déjà certains habitants à s’interroger sur leur avenir.

Rose-Amélie Bécel  • 19 juillet 2023 abonné·es
Montée des eaux dans le Cotentin, s’adapter ou lutter
À Gouville, l’association Trait de côte dispose tous les ans des sapins collectés à Noël. « Les sapins retiennent le sable et finissent par disparaître dessous, on en ajoute tous les ans. Ça permet de reconstituer petit à petit une dune plus large. »
© Rose-Amélie Bécel

Main en visière sur le front pour apercevoir l’horizon, Pierre Aubril a le regard tourné vers la mer. Au bout de ses champs, elle s’étend à perte de vue : « L’hiver, quand on voit d’ici les vagues taper sur la digue, on se sent tout petit. » À Ravenoville (Manche), les 60 hectares de l’agriculteur bio, qui élève des vaches avec son fils, sont situés en zone de submersion marine. « Je dis souvent à mes enfants que je leur transmets un cadeau empoisonné, les parcelles les plus basses sont 2 mètres en dessous du niveau de la mer », raconte l’éleveur. Selon le Giec normand, groupement d’experts et scientifiques régionaux spécialistes des questions climatiques, l’élévation du niveau de la Manche menace les logements de plus de 120 000 personnes en Normandie. Si l’eau venait à monter d’un mètre d’ici à 2100 – estimation haute des scientifiques –, alors les grandes marées pourraient se produire 65 fois par an, contre environ 4 fois aujourd’hui, renforçant les risques de submersion.

Je dis souvent à mes enfants que je leur transmets un cadeau empoisonné.

Pierre Aubril

Pierre Aubril connaît par cœur ce sombre tableau. Pendant plus de vingt ans, l’éleveur a été maire de Ravenoville. Il a aussi co-piloté le plan Notre littoral demain, afin de préparer l’adaptation des communes de la côte est du Cotentin aux enjeux climatiques. Mais la pandémie a eu raison du projet, petit à petit tombé dans l’oubli, et, depuis les élections municipales de 2020, l’ancien édile est passé dans l’opposition. Dans ce territoire qui reste conservateur, son approche écologiste n’a pas conquis la majorité : « On s’imagine que le littoral a toujours été ainsi, qu’on a toujours connu des problèmes de submersion et qu’on trouvera toujours des solutions techniques pour lutter contre. Mais les changements qui existaient autrefois sont aujourd’hui bien plus rapides, d’où la nécessité d’une adaptation difficile à admettre car elle doit être radicale. »

Cotentin océans
Pierre Aubril : « A-t-on vraiment besoin de tout déplacer pour aller bétonner ailleurs ? » (Photo : Rose-Amélie Bécel.)

Le paysan applique cette philosophie à son exploitation, dont l’avenir est déjà tout tracé dans son esprit. Dans vingt-cinq ans, il imagine son troupeau de vaches intégralement remplacé par des moutons de pré-salé. Plus tard encore, sur des terres devenues marécageuses, son petit-fils élèvera des oies. Puis, quand la mer aura achevé de recouvrir ses champs, son arrière-petit-fils se tournera vers la pisciculture. « C’est ça, l’adaptation, c’est le sens de l’histoire. Si mon fils veut poursuivre avec les vaches laitières, il faudrait qu’il déménage l’exploitation. A-t-on vraiment besoin de tout déplacer pour aller bétonner ailleurs ? », interpelle-t-il.

Espaces naturels témoins

Sur la côte ouest du Cotentin aussi, les risques liés à la montée des eaux sont importants. Une fragile côte sableuse, à l’origine issue d’un seul et même cordon dunaire, s’étend de Barneville-Carteret – à 30 kilomètres au sud de Cherbourg – jusqu’à la baie du Mont-Saint-Michel. Sur ce territoire, les habitations se concentraient autrefois dans les terres, en retrait des dunes que le vent et la mer rendent extrêmement mobiles. Mais, au début du XXe siècle, l’urbanisation a petit à petit conquis la côte. Des promoteurs ont racheté aux communes les étendues de sable pour les transformer en plages et stations balnéaires, une manne financière pour ces municipalités pauvres.

Le massif d’Hatainville aurait pu connaître le même destin. Mais les plus de 500 hectares de dunes, achetées elles aussi par un propriétaire privé, ont été classés dans les années 1970, avant qu’un projet de construction puisse voir le jour. L’immense espace naturel appartient désormais au Conservatoire du littoral. « Avant le classement, le site était fréquenté de façon assez anarchique. Les voitures venaient se garer partout au bord de la plage, il y avait un projet d’hôtel, de camping, de golf », énumère Yann Mouchel. Garde du littoral, il veille sur les espaces naturels de la Côte des Isles pour le compte du Syndicat mixte des espaces littoraux de la Manche (Symel).

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Sous l’effet de la montée des eaux, les dunes d’Hatainville reculent en moyenne de 15 à 20 centimètres par an, « mais c’est bien plus brutal lorsqu’il y a des tempêtes, note Yann Mouchel. Depuis les années 2000, le massif est aussi moins stable en raison d’une inversion des régimes de vents et des pluies qui sont de plus en plus intenses ». Dans cet océan de sable, le garde du littoral intervient peu pour freiner l’action des vagues, et l’absence d’urbanisation permet de laisser faire la nature. Alors, depuis plus de dix ans, il observe une brèche que la mer a percée dans la dune, « un petit monument naturel » dont il admire les transformations : « En 2013, la mer est entrée dans une crevasse à l’arrière de la dune, elle a entraîné des algues, qui ont petit à petit de nouveau piégé du sable sur lequel la végétation s’est installée. C’est une zone témoin ! J’aimerais savoir si le cordon dunaire est capable de se reformer sans action humaine. »

Des emplois en sursis

Au sud du massif d’Hatainville, le long de la Côte des Havres, la montée des eaux ne fait pas seulement disparaître des pans de dunes, elle menace aussi des activités économiques. Selon une étude menée par l’Insee dans la région en 2020, 13 % des emplois sont exposés au risque de submersion sur ce territoire, qui s’étend de Barneville-Carteret à Granville. Les communes ostréicoles de Gouville et Blainville abritent des zones que l’institut a classées parmi celles à « forte exposition immédiate ».

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Séparés de la mer par une mince dune, les bâtiments ostréicoles de Nicolas Lescroël-Mauger à Blainville sont en première ligne. Sans savoir où, sans savoir quand, il a bien conscience que la question de délocaliser son activité se pose : « La profession n’y est en aucun cas opposée, mais ce n’est pas une solution simple. Pour que nos huîtres ne perdent pas leur label IGP [indication géographique protégée], le cahier des charges nous impose d’être au plus près de la mer. » En attendant, l’avenir de son exploitation, qui emploie quinze salariés, est suspendu à ces rumeurs de délocalisation qu’aucune décision ne vient concrétiser. « Ça nous pose déjà quelques difficultés, par exemple lorsque nous devons investir pour que nos outils de travail restent aux normes, les banques sont plus frileuses pour nous prêter de l’argent », regrette l’ostréiculteur.

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Nicolas Lescroël-Mauger et Patrice Rodes, ostréiculteurs, craignent de devoir délocaliser leur exploitation. « Pour que nos huîtres ne perdent pas leur label IGP, le cahier des charges nous impose d’être au plus près de la mer. » (Photo : Rose-Amélie Bécel.)

Pour son collègue Patrice Rodes, ostréiculteur dans la commune voisine, la priorité est de protéger l’existant. Depuis la cale de Blainville, il désigne du menton les digues et enrochements que la station balnéaire toute proche a installés pour protéger sa route et ses habitations face à la mer. Des équipements critiqués car ils accélèrent la destruction de la dune à leurs extrémités. « On sait qu’à partir du moment où on protège fortement un endroit, c’est un autre qui prend. Pourquoi ne pas renforcer la protection partout, le plus longtemps possible ? », s’interroge l’ostréiculteur.

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Les géotubes de la plage de Gouville. (Photo : Rose-Amélie Bécel.)

À quelques kilomètres, la plage de Gouville est jonchée de ces équipements chargés de préserver la dune. Pour casser l’action des vagues, de grands pieux en bois, d’immenses sacs remplis d’eau et de sable – appelés géotubes – et des empilements de sapins – retenus par des barrières en bois – bordent la dune. Ces derniers ont été collectés et déposés le long de la plage par l’association Trait de Côte, créée par des habitants de Gouville il y a quatre ans. « Les sapins retiennent le sable et finissent par disparaître dessous, on en ajoute tous les ans. Ça permet de reconstituer petit à petit une dune plus large », expliquent Martine Bouffay et Michelle Cohen, secrétaires de l’association. Mais tous ces équipements paraissent bien dérisoires face à la force des vagues.

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Aucune stratégie nationale de gestion de ces risques littoraux, pourtant amenés à se multiplier, n’a été mise en place. Les habitants des 846 communes du littoral français reconnues comme « particulièrement vulnérables » aux submersions observent ainsi, impuissants, leur environnement s’effriter au fil des tempêtes. En février 2019, la tempête Ciara a emporté la moitié de l’aire de stationnement de camping-cars qui faisait face à la mer ; les deux campings situés à proximité devront être déplacés. « Avant, on ne voyait pas la mer depuis la route, les dunes étaient bien plus hautes. Aujourd’hui, par endroits, elles ont complètement disparu », regrette Martine Bouffay. Les générations futures ne verront plus jamais les mêmes paysages normands.

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