IDEAL, l’inclusion sur le bout de la langue

Fiasco du plan « Frontière opaque », nomination d’une Première ministre de gauche : la politique migratoire du gouvernement a basculé de la répression à l’accueil. L’école est au cœur du dispositif. Une fiction de Patrick Piro.

Patrick Piro  • 11 juillet 2023
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IDEAL, l’inclusion sur le bout de la langue
© Andrew Ebrahim / Unsplash.

« ‘Umiy tadeukum jmyean litanawul alkuskis yawm alsabta ! » Pas mal, se congratule Clara. Elle a marmonné la phrase toute la journée, redoutant de perdre ses moyens dans la grande salle du rectorat. Silence décontenancé. C’est le séminaire annuel du programme « Inclusion des élèves allophones », et la cinquantaine de paires d’yeux sent qu’un truc est en jeu. « Maman vous invite tous samedi pour le couscous ! » traduit-elle. Et nos primaires, à Fleury-les-Aubrais, répondent : « bikuli surur ! » — Avec plaisir ! » Petits rires discrets. Elle les attribue à des collègues AIEA. « Pouvez-vous nous préciser ce que vous voulez nous dire, madame Gracien ? » Le secrétaire général du rectorat avait insisté : pas plus de deux minutes par intervention. Il sent que l’horaire de la réunion d’évaluation va lui échapper…

Trois ans après son lancement, « Inclusion des élèves allophones » commençait à en gêner certains, au sein de la hiérarchie de l’Éduc’ Nat’.

Trois ans après son lancement, « Inclusion des élèves allophones » commençait à en gêner certains, au sein de la hiérarchie de l’Éduc’ Nat’. Parce que cet IDEAL marchait plutôt, et même parfois un peu trop dans certaines académies. « Bah, tu n’imagines quand même pas qu’il ravit tout le monde, ce programme ? », avait rétorqué Clara à son mari, offusqué du quota ridicule alloué aux interventions. « 120 secondes par personne ! »

Personne, dans le pays, n’avait été surpris par l’escamotage penaud du plan « Frontière opaque » par le gouvernement, peu avant sa défaite aux législatives anticipées. En dépit de la multiplication des équipes spécialisées, des contrôles tous azimuts, des postes de surveillance, les statistiques de l’immigration clandestine avaient à peine fléchi. Les migrant·es passaient. Moins facilement qu’avant, certes, mais les maraîchers n’avaient jamais eu de problème de main-d’œuvre. Les gens finissaient par décrocher un contrat de travail, puis des papiers, une régularisation, et parfois même un regroupement familial. Le groupe scolaire Greta-Thunberg, à Fleury-les-Aubrais, s’était habitué à se métisser de jeunes à la peau basanée, au français souvent balbutiant — « allophones », disaient les documents.

Officiellement, Frontière opaque coûtait trop cher à la Nation, et le rapport de la Cour des comptes avait largement contribué au retour d’une majorité de gauche à l’Assemblée nationale. À peine nommée à Matignon, Kirsten Lachaud avait enfoncé le clou, brodant sur l’indispensable réhabilitation des « valeurs humanistes françaises ». On déterrait les études les plus offensives sur les modèles d’intégration. Il faut mettre l’école au cœur du dispositif, martelaient les pédopédagogues. Lachaud avait été convaincue. Elle plastronnait : « IDEAL coûtera deux fois moins cher que Frontière opaque ! ». Et l’opinion semblait prête, soupirait la presse de droite.

L’un des points forts du dispositif : la création de la fonction d’Accompagnant·e pour l’inclusion des élèves allophones (AIEA), afin de contribuer à la bonne insertion de ces jeunes en classe « normale ». Chaque école s’était vu attribuer un quota confortable d’AIEA, avec la bonne idée, pour une fois, de ne pas faire les choses à moitié. Aucun diplôme n’était prérequis pour postuler, mais chaque candidat·e devait s’astreindre à suivre trois semaines d’une formation intensive — pédagogie de l’enfant, notion de culture des principaux pays d’origine des élèves, connaissance de l’Éducation nationale, etc. Et la rémunération : 1,5 fois le smic horaire. « Ça change des vacations de misère ! », s’était exclamée Clara. Lassée par la routine de ses traductions arabe-français, elle avait postulé à Greta-Thunberg, c’était à 20 minutes par le TER. Elle avait endossé sa mission avec beaucoup d’application. « L’école est un droit pour tous les enfants résidant sur le territoire national quels que soient leur nationalité, leur statut migratoire ou leur parcours antérieur, c’est écrit dans le code », avait énoncé en préambule le pédagogue référent de sa formation AIEA.

Les précédents dispositifs d’inclusion étaient réservés aux élèves allophones « primo-arrivant·es » — moins de six mois de présence sur le territoire. IDEAL avait fait sauter la restriction : les études montraient que même après des années de scolarisation, un nombre important de ces jeunes issu·es de l’immigration trainaient de grandes difficultés avec la langue. Le ministère avait doublé le budget destiné à leur apprentissage du français. Et il était même proposé quelques heures facultatives « Cultures d’origine », chaque trimestre, pour permettre à ces élèves de consolider la connaissance de leur langue maternelle et de maintenir un lien avec un pays d’origine souvent quitté précocement. « Inclure, sans déraciner ni enfermer », résumait le guide IDEAL. D’ailleurs, ces cours étaient aussi ouverts à la curiosité tout élève « autochtone » qui souhaitait les suivre.

En septembre dernier, Clara s’était vu confier Bechir, un jeune Libyen de neuf ans dont la maman ne lâchait jamais la main. Ils étaient arrivés en France cinq ans plus tôt par la frontière italienne. C’était un petit garçon fermé et craintif. « Traumatisme de l’exil, stress de la mère en attente de sa régularisation, isolement faute de maîtrise de la langue » l’avait prévenue la psychologue. Clara lui expliquait patiemment la soustraction, les règles de la balle au chasseur, l’orthographe du prénom de ses camarades.

Quelques instits’ avaient traîné les pieds, à Greta-Thunberg, redoutant que les AIEA n’empiètent sur leur magistère. Dès la deuxième année, IDEAL avait ménagé une journée de sensibilisation destinée aux enseignant·es, dans le but d’assurer une bonne compréhension du rôle de chacun. Tout le monde y a intérêt, avait constaté Clara : une meilleure inclusion des enfants « non-autochtones », c’était la promesse de classes plus paisibles, moins de temps passé auprès des élèves en retard sur les apprentissages, moins de malentendus sur les menus à la cantine, etc. Dans certains groupes scolaires de Paca, on utilisait même les ressources IDEAL pour des élèves nés en France, de parents immigrés, sur la base d’une simple évaluation de leur degré d’inclusion scolaire. Le rectorat renâclait, mais rien dans les textes ne spécifiait formellement que le dispositif était réservé aux enfants nés à l’étranger.

Le ministère avait doublé le budget destiné à l’apprentissage du français.

Un matin, Salmaa est arrivée rayonnante à Greta-Thunberg : « J’ai eu mon statut ! » Elle a glissé quelques mots à l’oreille de son fils d’un air mystérieux avant de filer. « Elle t’a dit quoi, Bechir ? » « ‘Umiy tadeukum jmyean litanawul alkuskis yawm alsabta ! » C’est un jeu entre eux : il attend que Clara lui réponde « en français, jeune homme ! » Elle a pris l’institutrice à part. « Bechir a quelque chose à nous dire, je crois ». C’est la première fois que Mme Thiboult l’appelle au tableau. Il cherche Clara du regard. « Bel ‘ârbiya ! Dis-le en arabe ! » Brouhaha sur les bancs. « M’dame, on comprend rien ! »

En quelques jours, Bechir a découvert la popularité. La classe ne s’est pas contentée de ses traductions. On voulait savoir ce qu’il y avait dans le couscous libyen, si ça n’était pas trop piquant. « Dis-le encore une fois en arabe ! », insistaient ses camarades, qui répétaient après lui. La recette de Salmaa a circulé dans les familles. Bechir a enfin compris la soustraction. « Mais tu vivais vraiment sous une tente, dans le désert ? » Bien sûr, les récriminations n’ont pas tardé. « Il paraît que vous apprenez des sourates à nos enfants ! » La directrice a rappelé aux parents catastrophés (une poignée) que les nouvelles directives de l’Éducation nationale avaient été envoyées à tout le monde ; que le nombre de « non-autochtones » impliqués dans des affaires judiciaires avait régressé de 15 % depuis trois ans dans l’académie d’Orléans-Tours ; qu’un tiers des élèves de la classe de Clara avaient souhaité suivre les cours de « Cultures d’origine » … « Madame Gracien ? On vous écoute ! » Clara tourne la tête vers le secrétaire général. « Déjà vous dire que Bechir, en arabe, ça signifie : “celui qui apporte de bonnes nouvelles” ».

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