« Les dominants mènent une guerre économique contre la solidarité »

L’accroissement des inégalités sociales et l’exposition ostentatoire des richesses sont telles que la redistribution est devenue un vain mot. La sociologue québécoise Dahlia Namian consacre un essai vif et documenté à ces fortunes et à leurs détenteurs.

Olivier Doubre  • 6 septembre 2023 abonné·es
« Les dominants mènent une guerre économique contre la solidarité »
« La montée des inégalités entraîne une grave dégradation du climat politique. L’exclusion, la pauvreté, les inégalités sociales et peut-être plus encore la peur du déclassement génèrent énormément de colère. Une colère mal canalisée. »
© Nans Clastrier

La société de provocation. Essai sur l’obscénité des riches, Dahlia Namian, Lux, 240 pages, 20 euros.

Dahlia Namian est une sociologue québécoise, enseignante à l’École de travail social de l’université d’Ottawa. Spécialiste des questions de pauvreté et d’exclusion, elle s’est penchée dans son nouvel essai sur l’« obscénité des riches », et d’abord des ultrariches, qui, outre qu’ils exhibent leur richesse et érigent en vertu la démesure et le luxe ostentatoire, dilapident les ressources de la planète.

Pourquoi parlez-vous, à propos des ultrariches et de la démentielle concentration de richesses entre leurs mains, de « provocation » et d’« obscénité » ?

Ce terme de « société de provocation » est une expression que j’emprunte à Romain Gary, tirée de son roman Chien blanc. Il y décrit une société de surconsommation, indissociable de l’affichage affirmé d’un luxe ostentatoire, permettant à une toute petite minorité de personnes de s’acheter des biens comme des yachts ou des manoirs, alors que, dans le même temps, le même ordre social va empêcher une fraction de plus en plus importante de la population de subvenir à ses besoins les plus élémentaires. C’est bien ce à quoi nous assistons de nos jours, que ce soit chez moi en Amérique du Nord ou dans la riche Europe – et chez vous en France, me semble-t-il. Mais ce qui a retenu mon attention dans cet ensemble de provocations de la part des ultrariches, c’est le fait qu’il n’y ait pas de réponses collectives suffisamment fortes pour les arrêter, en tout cas de volonté politique pour cela.

Il me semble très clair que nos dirigeants gouvernent aujourd’hui pour ces 1 % de très riches.

Je n’ai pas la réponse concrète à cet état de fait, et le problème n’est pas tant que certains puissent s’acheter des biens de luxe, mais qu’ils puissent les exhiber aussi fièrement en toute impunité. Par exemple, en juin dernier, Elon Musk a été reçu par Emmanuel Macron, qui a tâché de le convaincre d’installer en France une usine Tesla, et il a été érigé partout en héros, dans la presse et sur tous les plateaux de télévision. Le fait qu’on lui prête de si formidables « qualités » participe de ce modèle de société où l’on nous fait croire que nous serions tous des riches en devenir. Au Canada, et en Amérique du Nord plus généralement, tout est fait pour que les habitants se sentent appartenir à une grosse classe moyenne qui, tout entière, admire le mode de vie de ces ultrariches et y aspire. Et qu’ils soient prêts à tout pour le défendre, alors que l’on sait parfaitement que ce mode de vie n’est plus viable.

Mais c’est comme la carotte que l’on vous tend devant le nez pour vous faire avancer : alors que la classe moyenne elle-même est attaquée sur tous les fronts, sur toutes les assises qui l’ont fait vivre dans une certaine prospérité, ses membres continuent de vouloir croire que cela va continuer, que les enfants vivront mieux que leurs parents, alors que ce modèle ne pourra pas se maintenir. Et les ultrariches, paradoxalement, sont l’illustration de cette impasse.

Vous soulignez dans votre livre que les inégalités touchent les premiers besoins vitaux, comme l’alimentation…

Elles me paraissent en effet révélatrices : non seulement le droit de s’alimenter, qui devrait être un droit fondamental, est remis en question depuis longtemps dans le Sud global, mais cette remise en question s’étend aussi dans les pays riches, où l’on assiste à une progression de la faim parmi les populations. C’est un sujet qui a beaucoup fait réagir les lecteurs au Québec car, avec l’inflation et la hausse des prix des denrées alimentaires, des foyers de la classe moyenne n’arrivent plus à se payer des aliments de base, en premier lieu de bonne qualité. Et j’ai vu en France que l’on constate une forte augmentation des vols dans les supermarchés, notamment de la viande, avec la pose d’antivols sur les biftecks, ce qui est d’une violence inouïe.

Pendant ce temps, au Canada – mais j’imagine que c’est pareil ici –, les PDG des grandes chaînes de supermarché s’accordent de très grosses primes de vente parce qu’ils profitent de l’inflation, tandis que les salaires de leurs propres salariés ne sont plus suffisants pour leur permettre de subvenir à leurs besoins alimentaires. Les employés, souvent contraints aux temps partiels, doivent cumuler plusieurs petits boulots, y compris dans le service public, comme parmi les aides-soignantes ou les infirmières. On se plaint d’ailleurs souvent de ne pas trouver de candidat·es pour ces emplois, mais on emploie toujours plus de personnes sans papiers ou sans statut.

Cette « société de provocation » ne commence-t-elle pas par la volonté de « tuer Keynes », c’est-à-dire d’effacer tous les amortisseurs sociaux que le keynésianisme avait mis en place dans les sociétés occidentales capitalistes après la Seconde Guerre mondiale ?

On remarque en effet que les inégalités ont crû au cours des dernières décennies de façon très importante, alors qu’elles avaient fortement diminué auparavant parce qu’on avait mis en place des mesures sociales collectives qui avaient une réelle efficacité. Or on assiste aujourd’hui au fait que nos élus, nos gouvernements, plus généralement les sphères dominantes, les ont abandonnées pour se réapproprier un pouvoir de classe et mener une guerre économique contre la solidarité qui avait permis de mettre en place toutes ces mesures sociales. Aujourd’hui, il n’en reste presque plus rien.

ZOOM : Le CAC 40 avant la justice sociale

Dans la lignée de l’essai de Dahlia Namian, signalons l’ouvrage signé par Attac et l’Observatoire des multinationales : Superprofiteurs. Le petit livre noir du CAC 40 (Les Liens qui libèrent, 224 pages, 12 euros). Afin de promouvoir nos « champions nationaux » et de garantir les profits extravagants des multinationales battant pavillon tricolore, la « confusion des intérêts privés et publics » – doublée d’avantages extraordinaires alloués à ces grands groupes – est le dogme indiscutable que nos dirigeants s’appliquent à imposer. Peu importe la justice sociale et écologique, pourvu que le CAC 40 se porte bien…

Lire sur le sujet la chronique économique de Dominique Plihon, « Où vont les profits du CAC 40 ? ».

On a longtemps parlé de crise des services publics, mais on est maintenant bien au-delà : plus rien ne fonctionne puisqu’on a fait entrer le privé partout. Il me semble très clair que nos dirigeants gouvernent aujourd’hui pour ces 1 % de très riches, avec des politiques publiques détournées au profit d’une élite économique qui possède énormément de pouvoir. C’est l’illustration de ce qu’a bien exprimé le milliardaire Warren Buffett lorsqu’il a déclaré que lui et ses congénères avaient gagné la lutte des classes. Il fait partie de ces ultrariches qui disent vouloir payer plus d’impôts et qui sont surtout des héritiers de grandes fortunes, regroupés dans une sorte de club, qui s’appellent eux-mêmes les « patriotic millionaires », mais je persiste à penser que ce type de position est surtout de l’affichage.

Vous consacrez justement un chapitre très détaillé aux « fondations charitables » des très grandes fortunes. Un sujet d’actualité en France, avec le versement controversé, par Bernard Arnault, de 10 millions d’euros aux Restos du cœur. Vous qualifiez cela de « jolie fable que de prôner des solutions de marché aux contradictions du capitalisme »

En effet. C’est très net au Canada, où l’on voit que le nombre de ces fondations augmente en même temps que s’élève la courbe des inégalités. Il est assez évident que cela participe d’un détournement d’argent, étant donné que ces sommes pourraient servir à financer des politiques publiques et donc aller dans les caisses de l’État. Pour les très riches, c’est surtout un moyen de payer moins d’impôts tout en s’auréolant de multiples qualités. On admire ainsi ces personnalités ultrariches et on voit, par exemple, des grandes fortunes du secteur de l’alimentation et de la grande distribution créer des fondations pour lutter officiellement contre la faim dans le monde, alors que leur argent pourrait servir à financer des politiques de lutte contre les inégalités ! On n’agit pas sur les causes réelles de la pauvreté, et ces fondations détournent notre regard et notre compréhension de ses symptômes. Le résultat est que l’on parle moins d’exclusion et de pauvreté, tout en prétendant « combattre » la faim. Ces fondations servent donc surtout à dépolitiser la question des inégalités.

Vous dites aussi qu’elles sont les meilleurs agents du « greenwashing »…

En effet, ces fondations s’engagent souvent en faveur de causes environnementales. Mais elles prônent presque systématiquement des solutions technologiques issues du marché privé, qu’elles financent dans un drôle de mélange des genres, avec des actionnaires qui peuvent être, par exemple, de grosses sociétés pétrolières. Par ailleurs, quand on parle de « révolution verte », c’est in fine aussi du bluff, avec pour conséquence de rendre les agriculteurs totalement dépendants d’un système qui les dévore, que ce soit avec les semences ou les engrais chimiques, ou dépendants du pétrole, avec la mécanisation. Tout ceci afin de les rendre plus productifs pour nourrir la panse des gros Américains ! [Rires.]

Dahlia Namian
« Pour les très riches, les fondations sont surtout un moyen de payer moins d’impôts tout en s’auréolant de multiples qualités. » (Photo : Nans Clastrier.)

Vous soulignez que l’extravagance des ultrariches est plus insidieuse au quotidien et vous comparez le « contrôle gestionnaire » des grands groupes à la « banalité du mal ». Que voulez-vous dire ?

Avec cette expression, je voulais non pas faire de comparaison avec le nazisme (ce n’est pas du tout le sujet), mais qualifier la violence au quotidien du système économique et social qui permet aux ultrariches de s’enrichir. Et surtout montrer comment cette violence au quotidien infuse dans nos milieux de travail. Je me suis intéressée en particulier à un drame au Canada dont on parle très peu, qui s’est déroulé pendant la pandémie de covid : le décès de près de six mille personnes âgées dans l’équivalent de vos Ehpad. Lorsqu’on creuse un peu, on s’aperçoit que ce drame est dû à une suite de gestes et de réformes qui visaient à aligner le système de santé publique sur les intérêts du privé, en imposant une doctrine de travail extrêmement brutale, notamment en privatisant les ressources. Aucun agent ne se sent individuellement responsable, mais chaque geste quotidien brutalise les résidents de ces structures. J’ai aussi voulu explorer la novlangue managériale qui imprègne partout nos structures de travail et nous empêche de penser et de donner du sens à notre travail. Et donc de nous sentir responsables de conséquences aussi dramatiques que celles dont nous parlons.

Aucune politique fiscale ne tente de puiser dans ces fortunes pour financer la lutte contre la pauvreté.

Vous pointez les conséquences politiques de cette novlangue, mais surtout de la montée des inégalités…

C’est sans doute l’une de mes plus grandes inquiétudes. La montée des inégalités entraîne une grave dégradation du climat politique. L’exclusion, la pauvreté, les inégalités sociales et peut-être plus encore la peur du déclassement génèrent énormément de colère. Une colère mal canalisée. Nous n’avons pas de parti d’extrême droite au Canada, mais le discours d’extrême droite circule de façon de plus en plus décomplexée. Il désigne bien sûr des boucs émissaires comme les immigrés, supposés être la cause des inégalités et profiter de notre système social – ou plutôt de ce qu’il en reste ! Il y aurait beaucoup de parallèles à faire entre notre Premier ministre, Justin Trudeau, et Emmanuel Macron, qui a parlé de « décivilisation ».

Et puis vous connaissez Mathieu Bock-Côté, qui intervient chez vous sur la chaîne CNews de Vincent Bolloré et chez nous dans de nombreux journaux, et qui distille son discours d’extrême droite et identitaire dans le débat public. C’est au Canada un discours assez inédit jusqu’à présent. Avec, comme chez vous, des arguments selon lesquels nous n’aurions pas les moyens financiers d’accueillir et de loger les immigrés, alors que l’on voit dans le même temps des fortunes immenses se constituer et augmenter sans cesse. Et aucune politique fiscale ne tente de puiser dans ces fortunes pour au moins financer de vraies politiques contre la pauvreté et l’exclusion. C’est assez décourageant.

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