« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », une phrase intenable

Pierre Tevanian est l’auteur avec Jean-Charles Stevens du livre « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. En finir avec une sentence de mort ». Il revient sur cette expression qui sert à clore le débat, et s’alarme de la dérive xénophobe du débat public sur l’immigration.

Embarek Foufa  • 25 septembre 2023
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« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », une phrase intenable
Un sauvetage de personne exilées en mer par SOS Méditerranée, en 2018.
© Anthony Jean / SOS MEDITERRANEE.

Pierre Tevanian est coauteur avec Jean-Charles Stevens de On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. En finir avec une sentence de mort (lire notre article). En réponse à Emmanuel Macron, le philosophe propose de déconstruire cette expression popularisée par Michel Rocard et s’inquiète de l’état du débat public à la veille du débat sur la loi asile et immigration.

Ce dimanche 24 septembre, lors de son allocution télévisée, Emmanuel Macron a répondu au Pape en disant que les États ne doivent pas rester indifférents face au sort des migrants, mais qu’on ne peut pas « accueillir toute la misère du monde ». En quoi cette expression qu’on entend depuis plus de 30 ans est-elle une « sentence de mort » ?

Pierre Tevanian : Il y a énormément de raisons de détester cette phrase et d’y voir une sentence de mort. Le choix du verbe pouvoir, le choix du verbe accueillir, le choix d’hyperboliser avec le terme « toute » et enfin, le choix de réduire les arrivants à de la misère qu’il faudrait absolument prendre en charge. Tout est contestable et c’est documenté par des recherches dans le monde entier depuis des décennies. C’est une phrase intenable dès qu’on prend une heure de temps pour se documenter en considérant que c’est quelque chose de sérieux puisqu’on parle de vie et de mort. Le simple fait de se contenter d’une sentence de dix mots révèle une frivolité problématique qui montre qu’on n’en a rien à faire de ces milliers de morts, 5 000 de plus aux abords de l’Europe, rien que sur la dernière année, morts.

Pierre Tevanian
« Liquider l’État de droit est présenté comme une série d’ajustements purement techniques, pour « accélérer les procédures », celles de rejet évidemment, pas celles d’accueil, comme si l’opinion publique ne pouvait pas comprendre les tenants et les aboutissants. » (Photo : Noémie Emmanuel.)

Cet énoncé sert à clore le débat avant de l’avoir ouvert. Cela permet de dire qu’on a un petit cœur qui bat très fort et en même temps de se contenter de ce minimum verbal. Après avoir avancé que l’indifférence était le pire des péchés, la phrase qui suit clôt le débat en disant qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde. Cette insensibilité absolue, sorte de léthargie éthique, invisibilise le fait que les politiques menées depuis des dizaines d’années laissent des gens mourir, par milliers. Dans son allocution, Emmanuel Macron s’est servi de deux ou trois chiffres pour justifier sa position, notamment en mettant en concurrence les budgets consacrés à l’accueil et les pauvres Français. À peine le débat ouvert par le pape, il a fallu le refermer. Il y a une omerta dans le débat politique entre les partis de gouvernement où il est entendu qu’on ne doit pas l’ouvrir.

Cet énoncé sert à clore le débat avant de l’avoir ouvert.

À chaque événement qui interpelle l’opinion publique – comme des sans-papiers qui occupent un lieu ou la mort d’un enfant au bord d’une plage –, la phrase est avancée pour dire « circulez il n’y a rien à voir », comme énoncé policier, au sens de Rancière. La phrase est une sentence de mort parce qu’elle vise à entretenir le statu quo voire à le durcir alors que les coûts invoqués par Macron ne représentent rien à l’échelle du budget de la France. En proportion, ce n’est rien à côté de ce que font quasiment tous les pays européens voisins. Et même quand Macron dit que c’est l’Europe qui en fait le plus, c’est absolument mensonger. Tous les chiffres officiels qu’on possède sur les déplacements de populations montrent que les trois quarts se font entre les pays du Sud. Ceux qui tapent aux portes de l’Europe représentent 5 ou 6 % des personnes déplacées.

Un an après la sortie de votre bouquin, le débat public sur la question migratoire semble de plus en plus pencher à droite, avec un discours décomplexé de l’extrême droite au gouvernement symbolisé par Gérald Darmanin. Quel est votre regard là-dessus ?

Malheureusement, j’ai grandi avec la lepénisation des esprits. J’ai été en âge de voter à partir du moment où Le Pen s’est installé et a commencé à se projeter au-delà des 10 %. Mes premiers votes, dans les années 1988-1992, c’est le moment où Rocard prononce cette fameuse phrase sur l’impossible accueil de « toute la misère du monde », pendant que Chirac parle d’ « overdose d’immigrés » et Giscard « d’invasion » et Mitterrand de « seuil de tolérance dépassé ». Depuis 35 ans, ça ne fait quasiment que se dégrader. Les lois sur l’immigration vont toujours dans le sens d’un durcissement, donc je ne suis pas surpris. Mais je constate que Darmanin va un cran plus loin dans le cynisme. L’idée d’un titre de séjour délivré exclusivement aux travailleurs des métiers en tension, conditionné au fait d’avoir déjà un emploi – avec cette idée énoncée qu’une fois l’emploi perdu ou le secteur plus considéré comme en tension on le retire –, c’est une approche inhumaine. On fait abstraction du fait que des familles s’installent et ont une vie.

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Au-delà de l’aggravation du discours, il y a un accroissement du consensus et une faiblesse des oppositions venant de la gauche aussi. Le discours se radicalise à un point où je suis très inquiet parce qu’au final les gens préféreront l’original à la copie, comme on l’a écrit, avec Sylvie Tissot, dans notre Dictionnaire de la lepénisation des esprits. L’extrême droite incarnée par le Rassemblement national est aujourd’hui littéralement au centre, car plus personne dans la classe politico-médiatique nomme ce parti d’extrême droite. Mais il n’y a pas que cette perspective politique future, il y a le présent des migrants, et toutes ces morts, les advenues, et celles à venir, annoncées et assumées politiquement, au nom de cette petite phrase ensorceleuse. Je suis donc surtout en colère. Comme on l’écrit en conclusion du livre, « le pire ne va pas advenir, il a déjà commencé ».

« Pour la gauche, se limiter à demander une régularisation aux métiers en tension, c’est à la fois éthiquement condamnable et pas intelligent d’un point de vue de stratégie politique. » (Photo : DR.)

La loi asile et immigration de cet automne soulève des débats à gauche, notamment concernant les métiers en tension. Quels arguments avancer pour déconstruire le discours xénophobe qui va s’installer pendant les débats dans une partie de la classe politique et réaffirmer la nécessité de l’hospitalité ?

La tribune publiée dans Libération m’inspirait beaucoup d’espoir, puis j’ai vu le sous-titre et j’étais consterné. Cette démarche revient à opposer du Darmanin à Darmanin. Ce qui est intéressant, c’est que dans le camp macroniste, tout est présenté comme non idéologique. Liquider l’État de droit est présenté comme une série d’ajustements purement techniques, pour « accélérer les procédures », celles de rejet évidemment, pas celles d’accueil, comme si l’opinion publique ne pouvait pas comprendre les tenants et les aboutissants. Et avec la proposition sur les métiers en tension, le pouvoir se présente, comme à son habitude, comme purement pragmatique, et faussement progressiste. De leur côté, la droite et l’extrême droite vont s’opposer à cette mesure sur les métiers en tension en sachant très bien qu’on va continuer à employer ces travailleurs, peu importe la nouvelle législation, avec ou sans papiers. On sait que des élus de droite s’illustrent avec de grands discours violemment xénophobes à l’échelle nationale mais au niveau local, ils ferment les yeux sur les vignerons qui travaillent avec des sans-papiers. En fait, c’est un faux débat, qui sert à faire diversion pour que tout le reste de la loi Darmanin ne soit pas discuté.

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Et ce n’est pas si nouveau. On le rappelle dans le livre, historiquement, il y a deux boussoles dans les politiques étatiques françaises, pour distinguer entre le bon et le mauvais immigré : l’utilitarisme cynique – en gros les besoins économiques du patronat, l’utilitarisme migratoire pour reprendre le terme d’Alain Morice –, et puis les considérations identitaires et racistes qui font que, par exemple, les vies des Ukrainiens valent plus que celles des Syriens ou des Afghans. Le projet de loi à venir va de nouveau durcir le dispositif répressif, inspiré et soutenu par une xénophobie raciste qu’on entretient. Donc pour la gauche, se limiter à demander une régularisation aux métiers en tension, c’est à la fois éthiquement condamnable et pas intelligent d’un point de vue de stratégie politique. Cela dit, il y a quelques jours, Mélenchon a indiqué qu’il entamerait une régularisation massive des sans-papiers s’il était au pouvoir. C’est déjà d’un autre niveau, en termes de courage et d’intelligence, par rapport à tout ce qu’on entend.

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