« Fémonationalisme », quand l’extrême droite instrumentalise le féminisme

À l’occasion de sa niche parlementaire, le Rassemblement national a déposé une proposition de loi portant sur l’inscription de l’endométriose sur la liste des affections de longue durée. Le RN serait-il devenu féministe ? Retour sur une manipulation. 

François Rulier  • 11 octobre 2023 abonné·es
« Fémonationalisme », quand l’extrême droite instrumentalise le féminisme
Le « collectif féministe identitaire » Némésis exploite le tragique assassinat de la petite Lola pour dénoncer « l’impact dangereux de l’immigration sur les femmes occidentales ».
© ANNA MARGUERITAT/Hans Lucas/AFP

Samedi 9 septembre 2023, le mouvement d’extrême droite Argos se rassemble à Cherbourg-en-Cotentin devant le domicile de la mère d’Oumar, auteur présumé d’un « viol accompagné de tortures ou actes de barbarie ». Une autodéfense féministe pour ce « collectif communautaire » rassemblant « la jeunesse alternative française et européenne » ? Le terme n’est pas prononcé. En revanche, les motivations de cette action, partagées sur le site internet d’Argos, suggèrent une autre direction : une réaction contre le « laxisme » d’une «justice politisée, infectée par l’extrême gauche et par un pouvoir politique qui préfère laisser sévir des barbares du quotidien [plutôt] que de se faire traiter de “raciste” ».

Sous couvert de féminisme, ces mouvements défendent un agenda ­xénophobe et raciste.

Une rhétorique que l’on retrouve également chez ­Némésis, « collectif féministe identitaire et anticonformiste», qui dénonce dans son manifeste «l’impact dangereux de l’immigration de masse sur les femmes occidentales» ainsi que «les supercheries des mouvements dits féministes […] préférant faire passer une idéologie gauchiste aux dépens des femmes». Un collectif maniant aussi bien le happening qu’Argos, à défaut de réunir de nombreux militants.

La défense des femmes au service du rejet de l’étranger

Qu’elle soit institutionnelle ou en dehors des murs, l’extrême droite justifie désormais son rejet des étrangers et des musulmans par la défense des femmes. Sara R. ­Farris, professeure de sociologie à la Goldsmith University de Londres (1), nomme « fémonationalisme » cette intersection entre des nationalistes et certains groupes féministes et néolibéraux autour de la stigmatisation des hommes musulmans, au nom des droits des femmes. Sous couvert de féminisme, ces mouvements défendent un agenda ­xénophobe et raciste en désignant l’islam comme misogyne, et prétendent sortir les femmes musulmanes d’une supposée soumission.

1

Elle a publié Au nom des femmes. « Fémonationalisme » : les instrumentalisations racistes du féminisme [2017], traduit par July Robert, Syllepse, 2021.

Une rhétorique largement adoptée par le Rassemblement national. Dans sa « Lettre aux Françaises » publiée par Le Figaro à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars 2022, Marine Le Pen avance que les « valeurs de [notre] civilisation » seraient un rempart contre la « barbarie » s’abattant sur les femmes, et « l’expulsion des étrangers » une mesure protectrice. Une insistance sur l’étranger que l’on retrouve dans la tribune de la députée RN Laure Lavalette un an plus tard, toujours pour Le Figaro : « excision » et « ensauvagement » d’un côté, « reprise en main de notre politique sécuritaire et migratoire » de l’autre rythment son interpellation. Et pour ce qui est d’entendre les mouvements féministes, le RN profite de sa niche parlementaire pour proposer une énième loi d’interdiction de l’écriture inclusive au sein des institutions publiques…

« Le “fémonationalisme” n’est pas qu’une affaire d’extrême droite », rappelle cependant Julie Abbou, linguiste et coorganisatrice d’un colloque sur le sujet au campus Condorcet d’Aubervilliers, fin septembre. « Il y a toujours eu de la part de l’État une volonté de contrôle du corps des femmes », ce que les majorités successives depuis plusieurs décennies n’ont su démentir. La minorité présidentielle est tout particulièrement visée par la chercheuse : « Renaissance est dans une refonte agressive du discours républicain qui ne peut être que nationaliste» – au détriment de la liberté des femmes, comme en témoignent les polémiques incessantes sur les vêtements qu’elles devraient porter, que ce soit dans les écoles, les piscines ou encore sur les plages.

Et la gauche ? Pour les collectifs féministes invités au colloque, si du chemin a été parcouru, le « fémonationalisme » pèse toujours sur les partis portant les combats de l’émancipation : une émancipation qui continue trop souvent de sacrifier une partie des femmes dès lors qu’elles portent un voile.


Les parutions de la semaine

Les saccageurs de l'espace

Les Saccageurs de l’espace, Raphaël Chevrier, Buchet-Chastel, 19,50 euros, 224 pages.

Gouvernements et grands industriels cherchent à exploiter les potentialités et les ressources de l’espace extra-atmosphérique, sans considération réelle pour la pollution du ciel et des orbites, les menaces d’accidents sur terre et au-delà, ni pour la préservation de la paix, alors que l’arsenalisation de l’espace progresse. Raphaël Chevrier, docteur en physique travaillant pour l’industrie spatiale, décrypte ce grand mouvement d’accaparement dans un ouvrage synthétique et chiffré, ponctué des anecdotes d’un passionné. Un livre nécessaire face aux intoxications d’un secteur trop souvent écrasé par la communication des « saccageurs de l’espace ».

Les Derniers Jours de la Montagne (1794-1795). Vie et mort des premiers irréductibles de gauche, Michel Biard, PUF, coll. « Questions républicaines », 256 pages, 18 euros.

Les Derniers Jours de la Montagne (1794-1795). Vie et mort des premiers irréductibles de gauche Michel Biard

La (vraie) gauche sera-t-elle toujours perdante ? C’est un peu ce qu’on se demande à la lecture de ce formidable récit sur les derniers « conventionnels » restés fidèles aux principes égalitaires de la Constitution de 1793, après l’élimination politique – et physique – de Robespierre, de Saint-Just et des autres dirigeants de la Montagne après Thermidor. Spécialiste de la Révolution française, l’historien Michel Biard retrace la résistance de ces derniers « montagnards », assimilés à des « extrémistes » au même titre que les royalistes, et bientôt liquidés par la « réaction » et le Marais (une Macronie de l’époque ?). Un ouvrage passionnant, qui n’est pas sans résonance avec notre présent.

« La Françafrique, un néocolonialisme français », Cahiers d’histoire, n° 157, avril-juillet 2023, 232 pages, 17 euros.

« La Françafrique, un néocolonialisme français » Cahiers d’histoire, n° 157, avril-juillet 2023, 232 pages, 17 euros

Dans sa dernière livraison, cette excellente revue, soutenue par Espaces Marx et la Fondation Gabriel-Péri, nous propose un retour – ô combien actuel – sur la Françafrique, cette queue de comète honteuse, criminelle et prédatrice, de l’ancien empire colonial (et esclavagiste) français. Avec des articles signés par les meilleurs spécialistes, au premier rang desquels l’une des plus grandes historiennes de l’Afrique, Catherine Coquery-Vidrovitch, qui retrace « la genèse de la Françafrique, des indépendances à 1982 ». On comprend par cette « histoire critique » les soubresauts contemporains d’une Afrique « francophone » peut-être en voie de bouter la France hors de ses contrées…

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Publié dans le dossier
Féminisme : ciao les fachos !
Temps de lecture : 6 minutes

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