Gauche : de la colère au découragement ?

Dans sa chronique, Rose-Marie Lagrave s’interroge sur la force des convictions, dans un contexte de guerre entre Israël et le Hamas où les opinions sont tout à la fois propulsées dans le débat public et pointées du doigt car trop clivantes. 

Rose-Marie Lagrave  • 13 novembre 2023
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Gauche : de la colère au découragement ?
Marche contre l'antisémitisme, le 12 novembre 2023, à Paris.
© Michel Soudais

Les paroles de la chanson d’Anne Sylvestre Les Gens qui doutent (« J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer »), qui me trottent souvent dans la tête, sont devenues un vrai tohu-bohu car, à se balancer, mon cœur me donne la nausée. Serais-je la seule à passer de la colère au découragement impuissant ? Serais-je la seule à me sentir dessaisie de mes certitudes ? Serais-je la seule à me méfier du vocabulaire et à brider mes mots, de peur qu’ils mettent le feu aux poudres ? Je suis désaxée, au sens propre du terme, désemparée, naviguant à vue selon les haut-le-cœur et les révoltes, comme la majorité des silencieux et silencieuses déboussolé·es. Où sont passées mes convictions chevillées au corps qui me propulsent sans détour et sans plus attendre dans un camp contre l’autre ?

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Ces questions ne valent qu’en raison d’un partage beaucoup plus large de cette lancinante inquiétude parmi les militant·es de gauche : soit on est qualifié·es d’antisémites parce qu’on critique la politique fascisante de Netanyahou, soit on est taxé·es de soutien aux terroristes du Hamas si on a l’audace de soulever la question palestinienne. Sidération : c’est la première fois que je suis sommée de dire et de prouver que je ne suis pas antisémite, alors que mon soutien à la Palestine (à ne pas confondre avec le Hamas) m’a valu l’épithète d’islamogauchiste. Pourtant, des voix autorisées, y compris en Israël, ne mâchent pas leurs mots. Dans sa lettre de démission du 23 octobre 2023, Craig Mokhiber, directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, écrit ainsi : « Une fois encore, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux, et l’organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter. »

Sidération : c’est la première fois que je suis sommée de dire et de prouver que je ne suis pas antisémite.

Les articles de journaux les plus sérieux nous enjoignent de respecter deux consignes : situer le conflit actuel dans la moyenne durée, et lutter contre l’inflation des mots et du vocabulaire – deux conseils qui font partie de la boîte à outils en sciences sociales. Plus je respecte ces recommandations, plus je me sens dépossédée de mes capacités de jugement, à tel point que je m’interroge sur les effets pervers suscités par la mise à plat « objectivante », consistant à renvoyer dos à dos les belligérants, à établir une symétrie entre les deux camps et à taire les atrocités. Ou encore on compte les morts, en mettant en regard le nombre d’enfants israéliens et palestiniens massacrés, devenus des statistiques et de macabres arguments des rapports de force.

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Les images télévisuelles accentuent encore le désarroi intellectuel face à ces visages insoutenables de mères en deuil éplorées qui nous jettent à la figure l’impuissance, voire la lâcheté, de nos pays à droits humains, et la mienne singulièrement, car je ne puis me dédouaner de mon incapacité à peser à ma mesure sur le cours des choses. Le dilemme moral et politique fut à son comble au moment de choisir d’aller ou non à la manifestation du 12 novembre. Participer à la dédiabolisation du RN en côtoyant des militants du GUD qui faisaient le coup de poing contre « les gauchistes » en 1968 et défiler avec ce qui reste de « l’arc républicain », arc à géométrie variable ? Non, mais je n’en fais ni une gloire ni une honte : juste une illustration de mon impuissance.

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