« Ma vie, notre vie, c’est ici et maintenant »

6,8 millions de Syriens ont dû fuir leur pays, en guerre depuis 2011, selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés. La France en a accueilli près de 30 000. Parmi eux, Muawiya, Omar et les autres, qui ont à cœur, même en exil, de continuer à aider leurs compatriotes.

Alexandre Rito  et  Céline Martelet  • 22 novembre 2023 abonné·es
« Ma vie, notre vie, c’est ici et maintenant »
Abdurahman et Yara, en France depuis 2017, ont ouvert un food truck, à la fois pour vivre et pour « partager un petit bout de Syrie ».
© Alexandre Rito

Son téléphone portable n’est jamais très loin. Muawiya, 30 ans, ne tient pas en place. Ce jeune Syrien consacre sa vie à aider les autres. Lui est arrivé en France en 2015 avec sa famille. En janvier 2014, il a dû fuir Raqqa en quelques jours lorsque Daech a pris le contrôle de celle qu’on surnomme la Perle de l’Euphrate. Laisser ses souvenirs derrière lui pour sauver sa vie. Une fois arrivé à Paris, très vite, Muawiya apprend le français et obtient le statut de réfugié politique. En 2021, avec d’autres Syriens engagés dans la révolution, il fonde le collectif Al Beyt (la maison, en arabe). Leur objectif : collecter des fonds pour aider les familles de déplacés internes dans la province d’Idlib, dernière enclave rebelle au nord-ouest de la Syrie. Des femmes, des hommes qui n’ont pas eu l’opportunité de partir et qui s’entassent aujourd’hui dans des camps à perte de vue.

Le monde a oublié la Syrie. C’est donc à nous de faire exister notre pays et notre lutte.

Muawiya

« C’est important pour nous de montrer à notre peuple qu’on continue, même en exil, à soutenir les Syriens d’Idlib. Que l’on n’a pas abandonné la cause : notre révolution contre le régime d’Assad, explique Muawiya. Tout ce que l’on fait dans ce collectif, c’est pour eux. Nos amis, nos familles, et toutes celles et ceux qui habitent encore là-bas ! C’est notre devoir. » Pour collecter des fonds, Al Beyt a choisi la musique. «La musique est constitutive de la culture syrienne. Nous aimons la musique. Et puis, la réalité, c’est que c’est l’une des dernières choses qui rassemblent. Plus personne ne met les pieds aux manifestations ou aux conférences pour la révolution, admet Omar, 25 ans. Une autre réalité, c’est que le monde a oublié la Syrie. C’est donc à nous de faire exister notre pays et notre lutte. À nous aussi de porter les voix des Syriennes et des Syriens toujours là-bas, ou exilés en France. »

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Cheveux longs ramenés en arrière, Omar est également originaire de Raqqa. En 2015, lui aussi abandonne tout. Comme des milliers de ses compatriotes, il monte dans un bateau gonflable pour traverser la Méditerranée au départ de la Turquie. Une fois arrivé en Grèce, Omar traverse l’Europe à pied et en bus, avant d’arriver en Allemagne. Au bout de quelques jours, des agents de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) débarquent dans le centre d’accueil allemand où il est hébergé et lui proposent de venir en France. « C’est comme ça que j’ai atterri à Paris », sourit le jeune homme. D’abord placé dans un hôtel pendant deux mois et demi, il obtient un logement du Crous et apprend le français à la Sorbonne. Six mois plus tard, il le parle couramment. « C’était une question de survie», assure-t-il. Aujourd’hui, il organise des événements culturels et consacre une bonne partie de son temps libre à Al Beyt.

Grâce aux fonds récoltés lors de concerts, le collectif a pu acheter un terrain de trois hectares dans la province d’Idlib et y construire cinq maisons pour des familles de déplacés. Plus de trois millions de personnes, en majorité des familles qui ont dû fuir Alep, Homs ou la Ghouta, vivent dans cette zone à la frontière turque. Beaucoup ont survécu à la violence des sièges imposés par le régime de Bachar Al-Assad. Celui d’Alep a duré six mois, en 2016. Al Beyt espère encore faire sortir de terre une quinzaine de maisons. La province d’Idlib est contrôlée par Hayat Tahrir Al-Cham, un groupe classé comme terroriste par l’ONU. «Le problème est que, dès que l’on parle d’Idlib, les gens pensent qu’il n’y a que des terroristes. Mais ce n’est pas vrai, il y a surtout des civils », s’agace Muawiya.

100 000 disparus dans les geôles du régime

Près de treize ans après le début de la révolution, la Syrie est un pays morcelé, divisé. Le régime d’Assad a repris le contrôle de 70 % du territoire. Ces zones, qu’il dirige d’une main de fer avec ses alliés russe et iranien, s’enfoncent chaque jour un peu plus dans une crise humanitaire sans fin. En 2022, l’ONG Oxfam a interrogé 300 habitants de ces villes : 90 % assurent ne manger que du pain et du riz. Des femmes et des hommes qui vivent encore et toujours dans la peur. Contester la politique de Damas, c’est prendre le risque d’être arrêté et jeté en prison. Depuis le début de la guerre, selon plusieurs ONG, 100 000 personnes ont disparu dans les geôles du régime. Pour vivre en sécurité, l’exil reste encore aujourd’hui la seule solution pour des milliers de Syriennes et de Syriens.

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C’est parce qu’elle a participé aux manifestations contre Bachar Al-Assad que Yara a dû quitter sa ville de Sweida. « Je faisais des affiches avec mon nom dessus. En 2016, j’ai été arrêtée à la frontière par le régime, alors que je revenais de Turquie. J’ai eu de la chance d’être libérée », raconte la Syrienne de 35 ans. Elle est arrivée en France en 2017 et aujourd’hui, avec son mari, Abdurahman, elle sillonne l’Île-de-France au volant de leur food truck vert. Un camion où ils cuisinent des plats de leur pays. Son nom : Khobz (pain, en arabe). «La cuisine est un héritage que l’on veut conserver et transmettre en France, explique Abdurahman. On partage. C’est un petit bout de Syrie qui vient ici. Partout dans notre pays, tu peux trouver des stands qui vendent des sandwichs, des chawarmas, des falafels. Tout cela nous rappelle aussi de bons souvenirs. »



Au départ, le couple voulait ouvrir un restaurant, mais aucune banque ne lui accorde de prêt. En 2022, Yara et Abdurahman optent donc pour un food truck. «Avec de la volonté, on y arrive. Il faut toujours se battre dans la vie, c’est normal. Donc, oui, on peut s’en sortir, même si on vient d’un pays compliqué », assure la jeune femme. Cinq ans après son arrivée en France, le couple envisage de faire une demande de naturalisation. «Pour se débarrasser de ce fichu passeport syrien », s’amuse Abdurahman. Une partie de sa famille vit aujourd’hui en Égypte. Avec un passeport français, il pourrait aller la voir plus facilement.

Envisagent-ils de retourner un jour en Syrie ? « Les gens ne s’imaginent pas le déchirement que c’est de tout quitter. Mon pays me manque. Chez moi, à Sweida, lorsque je marchais dans la rue, il y avait toujours quelqu’un pour me dire ‘Salut, ça va ?’ Ici, cela n’arrive jamais », soupire Yara, avant d’ajouter : « Mais ma vie, notre vie, c’est ici maintenant. » Elle passe encore des heures à suivre l’évolution de la situation en Syrie, et plus particulièrement à Sweida, ville à majorité druze qui s’est soulevée à nouveau contre le régime d’Assad en septembre. Yara réalise toujours des affiches qu’elle diffuse sur les réseaux sociaux.

Les gens ne s’imaginent pas le déchirement que c’est de tout quitter. Mon pays me manque.

Yara

Omar, d’Al Beyt, continue également cette lutte pour la liberté de son pays. « J’y crois même plus qu’avant, affirme le jeune Raqqaoui. Je ne dis pas que ce sera facile, mais le régime d’Assad tombera, inch’Allah. Même si on a construit nos vies ici, nous rentrerons chez nous. Moi, je suis syrien. Je suis le Syrien qui s’est fait virer de chez lui en 2015, malgré lui. J’ai été arrêté, torturé et c’est pour cela que je suis en France. »

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