La jeunesse des banlieues dans l’œil de la caméra

De Ladj Ly à Maïmouna Doucouré ou Lola Quivoron, une nouvelle génération de cinéastes braque son regard sur l’atmosphère multiculturelle et bouillonnante des cités, dont elle est issue. Et donne la parole aux invisibilisés de la société.

Marie Plantin  • 11 décembre 2023 abonné·es
La jeunesse des banlieues dans l’œil de la caméra
Aristote Luyindula et Anta Diaw dans Bâtiment 5, le deuxième long métrage de Ladj Ly.
© Panache Productions- La Compagnie Cinématographique

« Mes amis, retenez ceci : il n’y a ni mauvaise herbe ni mauvais hommes, il n’y a que de mauvais cultivateurs. » Ladj Ly nous avait laissés en apnée sur une fin abrupte et ouverte polarisant toute la tension à l’œuvre dans un film fougueux où la jeunesse défiait les usages abusifs d’une police faillible, empêtrée dans ses contradictions, échouant au dialogue et jetant de l’huile sur le feu. Et sur cette citation de Victor Hugo empruntée à son roman Les Misérables. Nous étions en 2019 et le film éponyme faisait un carton sur la Croisette, où il était programmé en sélection officielle.

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La banlieue, sa jeunesse éruptive, irréductible et diversifiée, sa vitalité forcenée, topographiquement et sociologiquement à la marge, se retrouvait au centre et sous les projecteurs rutilants d’un festival international. Les Misérables en repartira avec le prix du jury avant de rafler quatre Césars l’année suivante, dont celui du meilleur film. Et de déferler dans les salles avec la réception qu’on lui connaît. Un jackpot au box-office (il dépasse les 2 millions d’entrées), une critique très favorable et la reconnaissance du milieu : l’œuvre réconciliait les goûts, les couleurs, les amateurs de cinéma tapageur et les cinéphiles aguerris. Autant dire une utopie. Pleins phares sur la banlieue, son écosystème et ses clichés, sa complexité, et au milieu de tout ça la jeunesse des quartiers vue de l’intérieur par un enfant du sérail. À l’époque, Ladj Ly n’a pas encore 40 ans, il a grandi dans la cité des Bosquets de Montfermeil (Seine-Saint-Denis) et entre avec fracas dans la cour des grands avec ce premier long-métrage plein de bruit et de fureur, rassemblant acteurs professionnels et amateurs.

L’imagerie liée à la jeunesse de banlieue n’a pas beaucoup évolué mais les regards se sont diversifiés.

Le film de banlieue est devenu un genre à part entière. Il véhicule son indéniable cinégénie, sa mythologie du territoire, son art de la bande, ses motifs récurrents, son style vestimentaire, ses ritournelles de langage, ses musiques types et, surtout, sa jeunesse oubliée, prête à en découdre, et son inénarrable tchatche. Rien de nouveau sous les gratte-ciel, direz-vous. Et pourtant. Presque trente ans après La Haine, qui révélait le jeune Mathieu Kassovitz en cinéaste survolté, l’imagerie liée à la jeunesse de banlieue n’a pas beaucoup évolué mais les regards se sont diversifiés, démasculinisés, rajeunis.

Peps et panache

Si La Haine a marqué toute une génération et imposait la cité au cœur du cinéma français, donnant la part belle à une jeunesse représentative de notre pays aux trois couleurs (black, blanc, beur), Les Misérables et ses frères et sœurs ouvraient en grand la brèche pour dégainer leurs films à cent à l’heure. La déferlante d’un cinéma populaire, ambitieux et maîtrisé, qui carbure à l’adrénaline, à l’insatiable énergie juvénile, et prend à bras-le-corps et au présent des thèmes brûlants. Ils sont loin, les films d’auteur contemplatifs qui, de L’amour existe de Maurice Pialat (1960) à 35 Rhums de Claire Denis (2008), éclairaient le potentiel hypnotique des lignes de train et des paysages périurbains.

Une esthétique coup de poing se répand chez les nouveaux visages féminins de ce cinéma de banlieue gonflé à la révolte, à l’audace folle de ses héroïnes modernes, souvent écartelées entre religion et émancipation mais prêtes à faire valoir leurs droits et à jeter leur corps dans la lutte. Divines d’Houda Benyamina (2016), Mignonnes de Maïmouna Doucouré (2020), Rodéo de Lola Quivoron (2022) ou encore Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh (2020) sont des premiers longs-métrages pleins de peps et de panache qui en remontrent au cinéma testostérone et s’approprient ses codes. On est loin de la comédie à l’eau de rose, enjouée et formatée façon Tout ce qui brille de Géraldine Nakache et Hervé Mimran (2010), tout comme du cinéma guérilla de Djinn Carrénard, qui tourne Donoma (2011) à l’arrache et sans fric, et le revendique.

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Si les images générées charrient leur lot de passages obligés et de dialectiques répétées (affrontement entre une jeunesse désœuvrée et une police shérif, dilemme religion/sexualité, foyer familial et bande sur la dalle, chambre d’ado et salle de classe, désagrégation sociale et amitié soudée…) générant une cinématographie de l’extrême et du contraste, la banlieue sort des clichés qui lui collent aux tours, des projections médiatiques monolithiques (en mode « no go zone ») et des préjugés à la vie dure. Elle évacue les idées plaquées pour se voir représentée de l’intérieur par ceux qui y sont nés, ont grandi dans ses dédales et l’ont dans la peau. Au point d’en faire la géographie de leurs films, le berceau et le terreau de leur cinéma. Divines devait initialement s’appeler Bâtarde tandis que le projet de Bâtiment 5, le deuxième long-métrage de Ladj Ly en salle depuis peu, est né sous le nom Les Indésirables.

Redirections qui en disent long. Sortir des termes péjoratifs pour aborder l’autre côté du périph. Filmer les lieux qui vous ont façonné pour mieux renverser la vapeur, bouger les rôles et les représentations. À l’image de Kourtrajmé, collectif de cinéastes créé dans les années 1990 par Kim Chapiron, Romain Gavras et Toumani Sangaré, qui depuis a fait des petits via ses écoles, dont la première, hébergée par les Ateliers Médicis à Montfermeil, a été fondée en 2018 par Ladj Ly, justement. Tourner, transmettre, tendre la main aux jeunes des cités, sans besoin de ressources ni de diplômes mais en privilégiant la motivation : les cartes sont redistribuées.

Filmer les lieux qui vous ont façonné pour mieux renverser la vapeur.

Par le biais d’un cinéma acquis à sa cause, la banlieue renvoie au passé jugements et projections à l’emporte-pièce. Quand Abdellatif Kechiche réalise L’Esquive en 2003, il tourne caméra à l’épaule, au plus près des visages et du grain vidéo, mais c’est chez Marivaux qu’il déniche son titre, inscrivant le sacro-saint théâtre dans l’ADN de son film. Ladj Ly emprunte quant à lui son titre au maestro Hugo, il n’a peur de rien, même pas des géants de la littérature gravés dans le marbre. Divines mixe dans sa BO Vivaldi, Haendel et Mozart au rap de Siboy ou d’Azealia Banks. Ce cinéma-là n’aime rien tant que surfer sur des références générationnelles, populaires et savantes, ultra-contemporaines et intemporelles, déjouer suspicion d’inculture et préjugés associés. Déjà La Haine, à l’époque, avec son noir et blanc sec et mat et son souci du cadrage, s’inscrivait dans une esthétique de film d’auteur aux antipodes des attendus de son sujet. 

Scission salutaire et cinéma hybride

Mais s’il est un cinéma de fiction, gonflé à bloc, reflet d’une scission salutaire à l’œuvre dans le septième art embourgeoisé français, la veine documentaire est un terrain d’exploration exponentiel ces dernières décennies. Dans la lignée de Bertrand Tavernier avec De l’autre côté du périph (coréalisé avec son fils Nils et diffusé en 1997) puis de Jean-Pierre Thorn (Faire kiffer les anges, On n’est pas des marques de vélo), et plus récemment du réjouissant Swagger d’Olivier Babinet, cette tendance au réalisme brut ou poétique propose une alternative en prise directe avec le réel, dont Alice Diop est l’un des fers de lance.

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Dans un souci ouvertement sociologique, la réalisatrice ancre son cinéma en Seine-Saint-Denis, que ce soit dans La Mort de Danton – tiens, tiens, encore une référence théâtrale –, La Permanence ou Vers la tendresse, et déplace sa caméra entre Aulnay-sous-Bois, Bobigny et La Courneuve. Et avec Nous (sorti en 2022), elle choisit littéralement comme fil conducteur la ligne B du RER et propose un regard anthropologique qui vient prendre le relais d’un cinéma hybride et poreux, où fiction et documentaire s’interpénètrent pour mieux entrer en empathie avec ses protagonistes. Dans la mouvance d’un Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? de Rabah Ameur-Zaïmeche, sorti en 2001 et tourné à Montfermeil, où le cinéaste a passé son enfance.

À croire que la cité des Bosquets a bien plus de secrets et d’histoires à raconter que les Champs-Élysées ou Saint-Germain-des-Prés. Et ces jeunes n’ont pas fini de se faire entendre. À ceux qui en douteraient, on recommande À voix haute : la force de la parole, documentaire réalisé en 2017 par Stéphane de Freitas et Ladj Ly (avant son virage vers la fiction) qui célèbre, en suivant un groupe de jeunes inscrits au programme Eloquentia, le talent oratoire d’une jeunesse qui a plus que jamais des choses à dire.

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