À l’École normale supérieure, une accusation de viol, une commission et des questions

En novembre 2023, une étudiante de l’École normale supérieure a accusé un de ses camarades de viol et d’agression sexuelle. Après un signalement à l’administration de son école, une procédure a été enclenchée. « Opaque », « maladroite » et « sexiste », celle-ci est vivement remise en cause par la victime présumée et son entourage.

Hugo Boursier  • 17 janvier 2024
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À l’École normale supérieure, une accusation de viol, une commission et des questions
© Création : Maxime Sirvins.

Mise en garde : cet article fait état de violences sexuelles. Sa lecture peut être difficile et choquante


« Je pensais être dans une école très au fait sur les sujets de violences sexistes et sexuelles. Désormais, je suis persuadée qu’elle se comporte comme n’importe quelle institution cherchant à préserver ses intérêts. » C’est avec de la colère et de l’amertume dans la voix que Pauline* raconte les deux derniers mois qu’elle vient de passer. Deux mois qui donnent à voir un aperçu de la procédure mise en place par la prestigieuse École normale supérieure (ENS) pour accompagner les victimes présumées de violences sexistes et sexuelles. Une procédure « qui a le mérite d’exister », mais qui est jugée « non-professionnelle », « sexiste » et « violente » pour plusieurs étudiantes interrogées.

*

Tous les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

Pauline est une étudiante en histoire de 22 ans et est entrée à l’ENS depuis septembre. En novembre, celle-ci accuse Gabriel*, un ami normalien élève qu’elle fréquente depuis plusieurs mois, de l’avoir agressée sexuellement et violée (1).

1

En l’absence de condamnation, Gabriel est présumé innocent.

Pauline accuse Gabriel de l’avoir pénétrée le 3 novembre au soir alors qu’elle lui a dit « plusieurs fois » qu’elle n’avait « pas le temps » et qu’elle n’avait « pas envie », raconte-t-elle dans la plainte que Pauline déposera le 22 novembre. « Il force verbalement (…) et en même temps il commence à me déshabiller. Il enlève d’abord le haut, il se penche sur moi et m’allonge dans le lit. C’est alors que je cède. Et là, il continue, et me pénètre vaginalement avec son sexe, ça dure quelques minutes. (…) Pendant tout ce temps, je suis allongée sur le dos, je ne fais rien, j’ai mal car j’ai pas envie d’avoir cette relation », décrit-elle dans sa déposition, que Politis a pu consulter.

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Alors que Pauline « met totalement de côté cet événement », poursuit-elle, elle accuse Gabriel de lui avoir, le 8 au matin, caressé la poitrine sous son tee-shirt, là aussi sans son accord. À chaque fois, la victime présumée décrit que ces événements se sont déroulés dans sa chambre, située dans l’internat de l’ENS, rue d’Ulm, à Paris. Sollicité à plusieurs reprises, Gabriel a répondu : « Vous écrivez un article sur des faits d’agression et de viol qui n’existent pas et sur un signalement dont je suis la seule victime. » (Voir les précisions sur notre enquête dans l’encadré ci-dessous).

ZOOM : Derrière cette enquête

L’enquête, de plusieurs semaines, révèle des dysfonctionnements dans le cadre de la procédure engagée par l’École normale supérieure (ENS) à la suite d’un signalement pour viol et agression sexuelle de la part d’un élève sur une étudiante. En l’absence de condamnation, cet étudiant est présumé innocent. Nous avons sollicité à deux reprises cet étudiant afin de recueillir son point de vue et établir un juste contradictoire. C’est à cette seconde relance, accompagnée de nombreuses questions précises, que l’auteur mis en cause nous a répondu par mail, ne souhaitant pas aller plus loin dans l’échange.

L’entourage de la victime présumée et la victime présumée ont été anonymisé·es. Cette protection a été formellement demandée par elles. Nous avons également choisi d’anonymiser le mis en cause.

Les deux seuls membres de l’administration dont le nom figure explicitement – la chargée de l’égalité femmes-hommes, Charlotte Jacquemot, et le directeur de l’ENS, Frédéric Worms – sont ceux qui ont accepté de répondre à nos questions. Elle et il nous ont reçu pendant une heure, au cours de deux entretiens séparés et enregistrés, à l’ENS.

Frédéric Worms nous a indiqué que le choix avait été fait, au sein de la direction, de privilégier la parole du directeur et celle de la chargée de l’égalité femmes-hommes pour répondre à nos questions. Il précise toutefois n’avoir pas « donné de consignes » et ajoute que les personnes sont « libres de nous répondre ». Toutes les autres personnes de l’administration en lien avec l’affaire ont été contactées individuellement. Elles n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

Toujours le 8 novembre, Pauline est contactée par Diane*, une ancienne étudiante normalienne qui a également eu une relation brève avec Gabriel. « J’ai identifié des signaux qui ne me plaisaient pas du tout chez lui, et je voulais savoir si les autres femmes qu’il fréquentait avaient aussi cette expérience », raconte-t-elle à Politis. C’est dans ce cadre qu’elle prend contact avec Pauline.

Pour Pauline, ce coup de téléphone fait l’effet d’un révélateur. A posteriori, Diane ajoute que, sans son appel, « tout aurait peut-être continué pendant des années ». « Les éléments que Diane m’a apportés, confrontés à mon expérience, m’ont fait prendre conscience que ce que j’avais vécu n’était pas normal », explique-t-elle. Julie*, une amie proche de Pauline, confirme : « J’étais avec elle à ce moment. Vite, je m’aperçois qu’il y a un gros problème. Elle me dit que le vendredi précédent, elle a eu relation sexuelle non consentie », continue-t-elle.

Prise de conscience

Cette prise de conscience angoisse particulièrement Pauline. « Je suis allée la voir dans sa chambre dans la soirée. Je l’ai trouvée totalement chamboulée, elle pleurait, n’arrivait pas à parler », raconte Agathe*, une autre de ses amies proches. Lorsque Pauline lui raconte les faits, Agathe se rend compte de leur gravité et encourage Pauline à aller les dénoncer auprès de l’administration de l’ENS. « Ce que je voulais, en accord avec elle, c’est qu’elle puisse changer de chambre. C’est horrible de rester dans les lieux où les agressions se sont déroulées. »

Dès le lendemain, Pauline contacte la directrice de la vie étudiante de l’ENS. « J’ai besoin de signaler un élève de l’école pour des violences sexistes et sexuelles dont j’ai été victime », écrit-elle. Elle obtient une réponse quelques minutes plus tard : la directrice de la vie étudiante peut la recevoir le jour même.

Jamais on ne m’a demandé si je souhaitais rester anonyme.

Pauline

« À ce rendez-vous, je formule trois demandes claires : une prise en charge psychologique, un changement de chambre et des mesures pour que je me sente en sécurité dans l’établissement. Ce qui n’est à ce moment-là, plus le cas », décrit Pauline. L’école réagit alors très rapidement. Une autre chambre est accordée à l’étudiante et un rendez-vous avec une psychologue est trouvé pour l’après-midi. Pour la dernière demande, la directrice de la vie étudiante explique qu’un signalement écrit doit être réalisé pour que des mesures conservatoires soient prises à l’encontre du présumé agresseur.

Le 12 novembre, Pauline écrit un signalement à la direction de l’ENS. Dans ce document, elle décrit brièvement les faits et poursuit : « Je me trouve en situation d’hypervigilance et d’angoisse constante dans l’enceinte de l’ENS, qui est à la fois mon lieu d’études mais aussi mon lieu de vie […]. Par ce signalement, je souhaite pouvoir fréquenter en toute sécurité et de façon sereine l’ENS. »

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À ce moment-là, Pauline considère que l’ENS a été très réactive. Elle se dit « rassurée ». « Je portais une confiance aveugle envers la direction », confie la jeune étudiante en histoire. « Je pensais que l’école était très engagée sur ces sujets-là et que nos buts – assurer ma sécurité et me permettre de poursuivre mes études sereinement – étaient concordants ». Mais rapidement, les choses se gâtent.

« Ont-ils pensé une seule seconde à ma sécurité ? »

Le 16 novembre, quatre jours après son signalement écrit, Pauline est reçue par trois membres de la direction : la directrice de la vie étudiante, la directrice générale des services et Frédéric Worms, directeur de l’ENS (auquel nous avons pu poser des questions). À ce rendez-vous, Pauline apprend que son agresseur présumé a été reçu la veille par l’administration pour être mis au courant, sans qu’elle ne soit prévenue. « Ont-ils pensé une seule seconde à ma sécurité ? », s’indigne-t-elle, « jamais on ne m’a demandé si je souhaitais rester anonyme. »

Interrogé sur l’ordre des rendez-vous, Frédéric Worms indique auprès de Politis que, bien sûr, il ne s’agit pas de commenter une affaire en cours, et qu’il n’est pas impossible que les choses se soient déroulées ainsi, en raison de « contraintes de calendrier ». Il tient aussi à assurer que cet entretien sert à « informer des mesures mises en place quoi qu’il arrive. Mon rôle, c’est d’incarner l’institution dans ce qui la concerne et montrer qu’elle est totalement présente pour l’une comme pour l’un », explique le professeur de philosophie, passé de directeur adjoint à directeur de l’institution en mars 2022.

Qu’une procédure écrite, claire et transparente soit mise en place, c’est une de nos revendications phares.

MeToo ENS

Lors de cet entretien d’une heure et demie, la direction indique aussi à Pauline qu’une commission d’enquête interne a été mise en place. Une commission préalable à une potentielle procédure disciplinaire que Pauline ignorait totalement. « Qu’une procédure écrite, claire et transparente soit mise en place, c’est une de nos revendications phares », explique le collectif féministe MeToo ENS, « parce que pour l’instant, c’est très flou et cela engendre beaucoup d’insécurité pour les victimes ».

Il existe pourtant, depuis 2022, une charte « relative à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ». Voté en instance, le texte de neuf pages rappelle, entre autres, que les membres de la communauté d’ENS-PSL (le regroupement d’université dont l’ENS fait partie) « s’efforcent, à leur niveau, de créer un environnement bienveillant permettant aux victimes d’être écoutées et accompagnées afin de les aider à surmonter les conséquences de ces violences ». Une page dédiée sur le site de l’ENS a aussi été créée. Mais selon plusieurs étudiantes, la charte reste « largement méconnue » et les professeurs « pas assez formés ».

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Mesures conservatoires

Toujours au cours de ce rendez-vous, la direction de l’ENS informe la normalienne que des « mesures conservatoires » d’éloignement ont été prises à l’égard de Gabriel. Au cours de la procédure, l’agresseur présumé n’a pas le droit de fréquenter les lieux de vie de l’école (restauration, salle de travail en libre accès, etc.)

L’étudiante sort de cet entretien totalement chamboulée. « Je me sentais complètement perdue. Pendant une heure et demie, je les ai écoutés sans dire un mot. J’essayais juste d’assimiler les éléments qu’on me donnait », glisse-t-elle. De son côté, Frédéric Worms admet que « l’implication de l’école pourrait paraître moins intimidante pour les personnes qui réalisent un signalement ». Le directeur ajoute que « si le signalement permet de soutenir les victimes présumées, il les implique nécessairement aussi »

L’implication de l’école pourrait paraître moins intimidante pour les personnes qui réalisent un signalement.

F. Worms

Pauline essaie de ralentir les événements. « La situation de la procédure m’angoisse outre mesure. Je prends conscience que l’enquête interne va être très difficile à supporter pour moi. Est-ce qu’il est encore possible de retirer mon signalement et d’arrêter l’ensemble des procédures enclenchées ? », demande par mail, le lendemain de ce rendez-vous, l’étudiante à la directrice de la vie étudiante.

Le 21 novembre, la directrice générale des services lui écrit tardivement pour pouvoir échanger avec elle. Elle la reçoit le lendemain dans son bureau. Selon Pauline, elle lui aurait indiqué que la procédure enclenchée n’était plus arrêtable, malgré les demandes opérées par messages par le collectif féministe MeToo ENS auprès de la directrice générale des services. Contactée, celle-ci n’a pas répondu à nos sollicitations.

Machine administrative

La machine administrative est lancée et ne manquera pas, au fil des jours, de « révulser » et de « scandaliser » Pauline. Le lendemain, elle reçoit une convocation pour être auditionnée par la commission d’enquête. Celle-ci est composée de deux enseignants-chercheurs, un homme et une femme, qui ne figurent dans aucun des deux départements d’études de la victime présumée et de l’agresseur présumé. « Cette distance vis-à-vis de la victime présumée et du mis en cause est précieuse pour la bonne tenue de l’enquête administrative », explique Frédéric Worms.

Fait étonnant : Charlotte Jacquemot, en charge de l’égalité femme-homme et formée sur les questions de violences sexistes et sexuelles, n’en fait pas partie. « Au cours de toute cette procédure, je ne l’ai jamais vue », s’étonne l’étudiante en histoire.

La chargée de l’égalité femme-homme, par ailleurs chercheuse en sciences cognitives, indique auprès de Politis qu’elle a été mise au courant « dès le premier rendez-vous que Pauline a eu » mais qu’à partir du moment où la commission d’enquête est lancée, elle ne peut plus « interférer dans la procédure ». « Il faut garantir le plus de neutralité possible à cette commission d’enquête », explique-t-elle. Une totale mise à l’écart qui peut surprendre, étant donné le niveau de formation dont dispose Charlotte Jacquemot par rapport aux autres professeurs.

En effet, si la chercheuse a suivi une formation sur l’accompagnement des victimes auprès de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, et est devenue membre de la cellule d’écoute et de veille au sein de PSL (un groupement d’établissements contenant l’ENS), les autres professionnels de l’école ne peuvent pas en dire autant. Les professeurs, les membres de l’administration comme les membres des commissions d’enquête n’ont, a priori, suivi que la formation obligatoire à chaque début d’année. Celle-ci ne dure que deux heures et ne concerne que les fondamentaux du sujet. « Cest sûrement trop peu », concède Charlotte Jacquemot.

Amateurisme

24 novembre. L’étudiante finit par accepter de se rendre à l’audition, après avoir déposé une plainte à la police, le 22 novembre. Elle est reçue par les deux membres de la commission. Son audition prend vite une tournure qui la met « très mal à l’aise ». « Dès le départ, je suis étonnée par le manque de neutralité et de professionnalisme. » 

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Un récit corroboré par son amie Julie, présente avec elle lors de cette audition. « C’est surtout le comportement de l’enseignant masculin qui m’a étonné. Il ne dit rien de condamnable, mais son attitude ne me semble pas impartiale. Il fait part de son étonnement ou de sa surprise par rapport à certains éléments. Je trouve qu’il n’est pas resté dans son rôle », assure cette dernière. Contacté, ce professeur de droit n’a pas répondu à nos sollicitations.

C’était des professeurs pas ou mal formés qui essayaient de se prendre pour des officiers de police judiciaire.

Agathe

L’entourage de Pauline ainsi que deux anciennes personnes ayant eu une relation avec Gabriel partagent cette sensation d’« amateurisme » de la part de la commission. « J’ai eu l’impression qu’ils ne savaient juste pas faire. Ils n’étaient pas particulièrement mauvais. Juste, c’était des professeurs pas ou mal formés qui essayaient de se prendre pour des officiers de police judiciaire mais qui n’y arrivaient pas », analyse Agathe. La seconde membre de cette commission d’enquête, actuellement en déplacement en Inde, nous a redirigé vers la direction de l’ENS.

Sasha*, elle, est reçue trois jours après Pauline. Elle a eu une relation de deux ans avec Gabriel pendant laquelle elle dit avoir été victime de « violences psychologiques et d’emprise ». Elle le considère aujourd’hui comme « une personne manipulatrice ». Le jour de l’audition, elle apporte un document, que Politis a consulté, d’une centaine de pages mêlant récits et captures d’écran de conversations pour illustrer son propos.« Je leur ai montré un peu moins d’un tiers des messages et ils m’ont coupée en me disant ‘C’est bon vous pouvez vous arrêter là, on a compris’ ».

« Problème hormonal »

Tout au long de son audition, elle a l’impression d’avoir des personnes « incompétentes » face à elle. « Ils ont essayé de me faire dire que les agissements de Gabriel étaient dus à un problème ‘hormonal’, avec des questions du type : est-ce qu’il fait du sport pour calmer ses pulsions ? », raconte-t-elle. « Au cours de mon récit, j’ai utilisé le terme patriarcat et le professeur a eu un mouvement de recul comme si mon discours appartenait désormais au registre de l’idéologie », poursuit-elle, déclarant à Politis qu’elle a vécu cette audition comme une « violence sexiste et administrative ».

Tout au long de l’audition, j’avais l’impression qu’ils m’interrogeaient sur des choses hors sujet.

Clarysse

Mais les jeunes femmes auditionnées par la commission ne sont pas au bout de leur peine. En effet, un procès-verbal de leur déclaration doit leur être transmis pour qu’elles puissent en prendre connaissance et le signer. Elles ont remarqué que les membres de la commission prenaient quelques notes, mais rien de plus. Quand, à la veille des vacances de Noël ou au cours de celles-ci, elles reçoivent leur procès-verbal, toutes restent bouche bée. Leur propos ont été « grossièrement déformés », des choses écrites n’ont, selon elles, « jamais été prononcées ».

Clarysse* en est encore sous le choc. Cette jeune normalienne, amie de Pauline, a demandé à être auditionnée après avoir appris qu’un ami de Gabriel avait également été entendu. « Tout au long de l’audition, j’avais l’impression qu’ils m’interrogeaient sur des choses hors sujet, comme les tenues de Pauline, et qu’ils essayaient de donner une couleur à mon récit qui n’était absolument pas ce que j’avais à dire », confie-t-elle. Ses craintes sont confirmées lorsqu’elle reçoit le PV de son audition.

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Portrait « dévalorisant » et approximations

Dans celui-ci, que Politis s’est procuré, on lit par exemple : « Pauline se plaçait peut-être en infériorité à l’égard de Gabriel et a pu être amenée à accepter des choses. » Ou encore : « Pauline doit avoir une sorte de vulnérabilité particulière : elle ressent très fortement des choses qui marqueraient moins d’autres personnes ; on peut profiter de sa gentillesse et elle accepte des choses qu’elle ne souhaite pas au fond. » Des propos qui ulcèrent Clarysse : « Je n’ai jamais dit ça, je ne le pense même pas ! » Elle a l’impression que son témoignage a été « orienté pour remettre en cause la parole de Pauline » et dresser d’elle un portrait « dévalorisant ».

Une fois son PV lu, celle-ci le rature de rouge, le modifie en profondeur pour le renvoyer à la commission. « Puis, après réflexion, au vu de leur manque de professionnalisme, je me suis juste dit que ça ne servait à rien de le signer. Donc je ne l’ai jamais renvoyé. » Des approximations de la commission d’enquête que Pauline a aussi subies.

Les questions ont été influencées par le récit de Gabriel.

Pauline

Le 8 décembre, celle-ci est, en effet, convoquée une seconde fois par la commission « au vu des nouveaux éléments recueillis ». Audition que la principale concernée refuse, rappelant que c’était l’une de ses conditions préalables pour être entendue la première fois. Elle accepte toutefois de répondre à des questions par écrit, tant que celle-ci ne véhicule pas d’informations « sur la défense du présupposé mis en cause ». Une demande que la commission accepte dans un mail que nous avons consulté.

À la veille des vacances de Noël, elle reçoit deux documents de la part de la commission : son procès-verbal et un « récit des événements litigieux ». Ce dernier se compose de son récit, entrecoupé de questions en gras. La commission lui demande d’y répondre en 48 heures. Quand l’étudiante ouvre ce document, elle s’effondre. Elle considère que « les questions ont été influencées par le récit de Gabriel ». En voici un extrait.


« Gabriel frappe à la porte très peu de temps après lenvoi de ce texto. Il est très froid. Pauline est la principale personne à parler. Elle parle de ses vacances.

[Pouvez-vous nous dire si, à ce moment, vous évoquez votre désir sexuel pour les femmes ? Votre désir pour Gabriel lui-même ?]

Gabriel sapproche de Pauline et lui caresse le haut du corps.

[Pouvez-vous indiquer si vous avez échangé à ce moment sur le fait que vos seins pointaient sous les caresses ?]

Elle lui dit : « Je te lai dit, je nai pas le temps, ce nest pas le moment ».

[Pouvez-vous confirmer ou infirmer avoir dit la phrase précédente, ou préciser ? En particulier, est-ce que cette phrase était bien affirmative, ou plutôt à la forme interrogative, du type Combien de temps y a-t-il avant que [votre] ami passe ?] »


Ces questions interrogent. En effet, pour Pauline, « elles ne cherchent pas à obtenir des précisions sur ce que j’ai raconté mais laisse entendre clairement la version des faits de Gabriel ». Plus que cela, pour elle, l’avant-dernière question citée illustre l’incompétence de la commission sur les sujets de violences sexistes et sexuelles. « faut-il encore en 2024 rappeler que l’apparence physique et l’état morphologique d’un corps ne disent rien du consentement ou non d’une personne à quoique ce soit ? »

Excès de zèle ?

Confronté à ces questions, Frédéric Worms considère que, quelles qu’elles soient, « si les membres de la commission denquête les ont posées, cest quils ont pensé quelles étaient nécessaires pour l’établissement des faits qui est leur mission ». Le directeur reconnaît toutefois « quil peut toujours y avoir des questions délicates » mais préfère voir dans ces demandes de précisions une « démarche pour essayer daller vraiment dans les détails des faits individuels. » Il s’agit d’un « excès de zèle », selon le directeur.

« Pour moi, indique-t-il, il y a un contexte qui peut engendrer des maladresses mais cela part d’une bonne volonté. Cela n’empêche pas qu’il faille critiquer telle ou telle chose dans le détail, mais sans aller soupçonner un biais général. La seule intention générale que je vois, c’est celle qui consiste à établir les faits avec le plus grand scrupule possible. C’est cela qui a pu entraîner des maladresses, sans l’intention de les produire », argumente le directeur.

On n’est pas des professionnels de l’accompagnement des victimes.

C. Jacquemot

Charlotte Jacquemot, elle, répète à plusieurs reprises être « vraiment désolée si la victime s’est sentie mal accompagnée dans cette procédure ». Elle n’était pas au courant de l’existence de telles questions. « On n’est pas psychologues, on n’est pas psychiatres, on n’est pas des professionnels de l’accompagnement des victimes », admet-elle. « ll y a clairement des choses à améliorer, notamment le suivi des victimes, en plus de toutes les actions que nous organisons sur la prévention et l’égalité femmes-hommes. »

« Mise en danger » 

Tout au long de cette procédure, les mesures conservatoires notifiées à Gabriel mi-novembre n’ont pas été respectées par le concerné. Malgré plusieurs alertes. Le 4 décembre, Pauline croise par hasard son agresseur présumé à la cantine. « J’ai fait une crise d’angoisse devant tout le monde, j’ai dû m’enfuir manger dehors », raconte-t-elle. Dans la foulée, elle alerte deux personnes de la direction, dont la directrice de la vie étudiante qui lui confie son étonnement et lui affirme qu’un rappel de ces mesures va lui être adressé.

Mais deux jours plus tard, bis repetita. Cette fois, c’est au petit-déjeuner que Pauline croise Gabriel. Choquée, elle rappelle la directrice de la vie étudiante pour l’informer de nouveau. Elle demande également s’il est possible de bloquer le badge d’accès de Gabriel pour certains endroits ou à certaines heures, notamment pour « l’annexe », l’endroit où l’étudiante loge et où Gabriel peut accéder. Mais la directrice de la vie étudiante lui répond que cette restriction n’est pas possible, tous les normaliens devant y avoir accès 24 heures sur 24, même s’ils ne sont pas eux-mêmes internes.

Ce rappel semble inefficace. Plusieurs étudiantes de l’ENS confirment auprès de Politis croiser Gabriel dans des lieux qui lui sont, durant la procédure, interdits. Au point que Pauline relance une nouvelle fois l’administration par mail, le 22 décembre, après avoir vu deux fois le mis en cause dans des lieux non autorisés. La directrice générale des services répond sèchement : « Lors de nos entrevues à ce propos, je vous avais demandé expressément de me prévenir sur mon 06 en cas de récidive, afin que nous puissions intervenir directement et rapidement. Cette demande est toujours d’actualité. »

Je considère que l’école m’a clairement mise en danger. 

Pauline

Un message que ne digère pas Pauline : « Donc on me dit que je dois moi-même m’assurer que mon agresseur respecte les mesures conservatoires qui ont été mises en place. C’est ahurissant. Je considère que l’école m’a clairement mise en danger. »

Face à ces dysfonctionnements, Frédéric Worms explique qu’il peut toujours y avoir « des écarts en pratique dans le respect de mesures fortes ». Il assure toutefois, sans plus de précision l’affaire étant en cours, qu’« il y a eu aussi des rappels. On n’est pas resté inactifs. Je ne dis pas que tout est parfait mais il ne faut pas minimiser la responsabilité des mesures que l’on a prises. Nous interdisons l’accès à certains espaces, c’est très bien, c’est de la protection. Mais ce n’est pas anodin, on porte atteinte à la liberté. Si on nous critique des deux côtés, c’est plutôt le signe d’un équilibre ».

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Perte de confiance

Aujourd’hui, l’étudiante n’accorde plus aucune confiance dans la procédure intentée par l’École normale supérieure. Les personnes de l’entourage de Pauline n’ont pas rendu leur PV signé. Ont-ils été remis dans le rapport sans la validation des premières concernées ? « Ces questions mobligeraient de fait à rentrer dans le contenu de laffaire en cours, ce que comme vous le savez, je ne peux pas faire », répond Frédéric Worms. La direction de l’ENS doit désormais décider si elle souhaite engager une procédure disciplinaire à l’encontre de Gabriel.

Depuis 2022, deux autres commissions se sont tenues sur des affaires de violences sexistes et sexuelles. Un chiffre confirmé par la direction de l’ENS. Cependant, pour le collectif MeToo ENS, ces procédures témoignent du manque évident de formation du personnel. « Cette commission a seulement pour but de montrer que l’école fait quelque chose. Mais les intérêts de l’ENS ne sont clairement pas ceux de la victime. Donc cela aboutit à ce genre de situation », analyse le collectif féministe qui plaide pour que « l’enquête soit menée par des personnes réellement formées, éventuellement par des structures extérieures spécialisées sur ces sujets ».

Les intérêts de l’ENS ne sont clairement pas ceux de la victime.

MeToo ENS

Frédéric Worms conteste cette affirmation. Selon lui, « il ne s’agit pas de protéger l’école, mais de protéger les personnes et d’établir la matérialité des faits dans un cadre institutionnel ». Il assure également que l’école multiplie les initiatives pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles et accompagne du mieux qu’elle peut les victimes présumées. Il admet aussi que l’intervention d’une « commission externe à l’école », comme cela se fait aussi, constituée de « professionnels » pourrait être envisagée.

Selon nos informations, une révision de la procédure d’alerte est prévue cet été par la direction. Celle engagée par Pauline à la suite de son signalement créera, certainement, des réflexions sur cette refonte. Frédéric Worms conclut, évasivement : « Nous ne sommes jamais contre l’idée de progresser collectivement sur des sujets aussi importants pour l’école et toutes et tous. » Un changement attendu urgemment, vu la « déception », le « choc » et la « colère » de Pauline et de son entourage.

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