« La ferme des Bertrand » : des sommets de labeur

En dressant le portrait intime et émouvant de trois générations d’agriculteurs en Haute-Savoie, Gilles Perret signe un film qui pose des questions essentielles. 

Christophe Kantcheff  • 23 janvier 2024 abonné·es
« La ferme des Bertrand » : des sommets de labeur
Hélène et Marc tiennent aujourd’hui la ferme avec la même exigence que leurs prédécesseurs.
© Laurent Cousin

La Ferme des Bertrand / Gilles Perret / 1 h 29 / En salle le 31 janvier.

Les filmés et leur filmeur sont voisins. Les Bertrand ont une ferme dans le hameau de Quincy sur la commune de Mieussy, en Haute-Savoie. La maison de Gilles Perret se trouve quelques dizaines de mètres plus loin. On peut appeler cela du cinéma de proximité. Mais, pour peu que l’affaire soit réussie, on sait que du local au global, du particulier au général, du spécifique à l’universel, il n’y a qu’un pas.

Le cinéaste n’en est pas à sa première avec ses voisins. Alors qu’il travaillait pour les actualités locales et des magazines audiovisuels, dont les pratiques ne l’enthousiasmaient guère, il aspirait à de vraies rencontres avec sa caméra, et trouvait par ailleurs que les Bertrand étaient des personnes formidables. D’où un premier film, qu’il a réalisé en 1997, vu uniquement dans sa région. Ce n’est pas tout. Gilles Perret avait souvenir qu’une équipe de télévision était déjà venue filmer les Bertrand. En 1972. Aux commandes du reportage : Marcel Trillat, un grand professionnel, qui fut toujours aux côtés de ceux qui luttent et des travailleurs – un inspirateur pour Perret.

Chronologies

Ressortir ces images datant d’un quart et d’un demi-siècle, et les tisser avec celles d’aujourd’hui avait du sens pour donner une perspective temporelle. Mais quel film cela allait-il donner ? Au fil d’une narration d’une grande fluidité, jouant des différentes chronologies avec habileté – les époques sont très repérables, la plus ancienne est en noir et blanc, celle de 1997 en format carré –, La Ferme des Bertrand raconte une histoire passionnante.

La ferme des Bertrand Gilles Perret

Au départ il y a trois frères : Joseph, Jean et André. Au moment où les deux derniers viennent d’être requis par la guerre d’Algérie, ils ont dû reprendre la ferme sans vraiment l’avoir choisi : c’était ça ou liquider l’exploitation ! Toutefois, ils ne se sont pas engagés dans cette entreprise n’importe comment. Leur objectif a été de s’en sortir par le haut pour rendre la ferme viable. La tâche était considérable. À leur disposition : leur seule force de travail.

Dans les extraits du film de Trillat – où André, le plus disert des trois, dit sur un ton sans appel : « Nous sommes ennemis de la médiocrité » –, les frères ressemblent à des forçats, cassant des cailloux comme au bagne. Leur destin est tout tracé : une existence consacrée au travail, et rien d’autre. En particulier : pas de femme, pas de famille.

En 1997, le temps était venu pour eux de passer la main. Gilles Perret les a filmés dans leur dernière année d’activité, alors que leur neveu, Patrick, et sa femme, Hélène, parents de trois enfants, dont Marc, l’aîné, 9 ans, s’apprêtent à prendre la suite. Les trois frères se livrent à quelques bilans, mais tout est sur des rails : Patrick et Hélène sont tout aussi investis qu’eux.

2022 : Marc, 35 ans désormais, est à la tête de l’exploitation. Mais celle-ci s’est retrouvée au bord de la catastrophe : dix ans auparavant, son père, Patrick, est mort soudainement. Encore très jeune, Marc a fait face. Sa mère, Hélène, après un temps d’abattement, lui a prêté main-forte. Mais il leur fallait trouver un nouvel associé. Ce sera Alex, le mari d’une des sœurs de Marc. Il a abandonné l’usine où il se trouvait bien, pour une activité où il serait d’astreinte tous les jours, mais qui comportait d’autres attraits.

Anti carte postale

Le film s’ouvre sur les machines à traire automatiques que les Bertrand envisagent d’acquérir. Quelle que soit la génération, ils anticipent l’avenir – en l’occurrence, Hélène est proche de la retraite, la machine la remplacera en partie. Avec cette première séquence, Gilles Perret signale d’emblée dans quelle direction il n’ira pas : la carte postale lénifiante (même si le spectacle des montagnes alpestres alentour est magnifique) d’une agriculture d’antan.

Sur le même sujet : « J’veux du soleil », de Gilles Perret et François Ruffin

L’exploitation d’une telle ferme est exigeante, ne serait-ce que par la pente ou le climat. On doit aussi traire deux fois par jour pour le reblochon. Les Bertrand ont un œil sur les moyens de modernisation si celle-ci s’impose. On les voit utiliser l’informatique pour doser la nourriture nécessaire à chaque bête et mesurer la production de lait de chacune d’elles. En même temps, Marc et Alex s’emploient à maintenir la qualité du fourrage obtenu dans leurs prairies pour limiter la part des compléments alimentaires.

Quel est le sens du travail ? Pourquoi et pour qui faisons-nous ce que nous accomplissons ? Qu’est-ce que qu’une vie d’homme ou de femme ? 

Voilà posé le sujet sur un plan strictement agricole – où la ferme des Bertrand apparaît comme une réussite. Sur ce point, Gilles Perret n’a pas ouvert un volet plus largement politique. Celui-ci est à peine esquissé. Le cinéaste a gardé une petite pique lancée à l’encontre des écologistes par André – le seul des trois frères encore vivant en 2022 –, qui est une manière de provoquer le débat, dit Perret dans le dossier de presse, alors qu’il est lui-même loin d’être un ennemi des écolos. Il précise : si les Bertrand ne se sont pas convertis en bio, l’appellation d’origine contrôlée reblochon s’en approche.

Temps long

Le tout est de savoir quelle est la clé de cette réussite. Et, surtout, ce qu’elle signifie. Ici, les questions économiques et même agricoles passent au second plan. Une scène est éloquente, qui se répète avec les trois frères et les plus jeunes, c’est-à-dire en 1997 et en 2022 : après la fenaison, l’un d’eux fignole le travail en passant la faux ou la débroussailleuse au pied des arbres. Ils ne le font pas seulement pour le plaisir des yeux. Mais pour les générations qui leur succéderont. « Afin de laisser le paysage tel qu’il nous a été légué », disent-ils.

Voilà une vision qui dépasse le temps de sa propre existence ou même de sa seule descendance, vision devenue largement minoritaire en notre époque de court terme et d’individualisme. C’est dans cet esprit que les Bertrand ont édifié leur ferme. En s’inscrivant dans le temps long. C’est précisément là que se joue l’adéquation avec la forme du film. La traversée des époques avec les images d’archives rejoint celle que porte la philosophie de l’existence des Bertrand. Les trois frères, au terme de leur activité professionnelle, disent combien ils seraient affligés de voir la ferme se dégrader. Mais ils savent qu’il n’en sera rien. La nécessité de la transmission les détermine.

Toute transmission est exigeante. Elle requiert de la part des protagonistes intelligence, courage et compétence. Or, de ce point de vue, il n’existe aucun antagonisme entre les générations. Alex reconnaît que les aînés ont été avisés, en particulier dans la manière cohérente dont ils ont structuré la ferme. « Ils ont fait l’essentiel, dit-il, nous, nous nous contentons de l’entretenir et de la moderniser. » André, lui, reconnaît sans se faire prier la dextérité et les aptitudes professionnelles des jeunes. Ces compliments lancés par caméra interposée sont beaux et inspirants.

Travailler moins péniblement, ce n’est pas forcément synonyme de bonheur. Le bonheur, c’est autre chose.

André

Mais cette réussite, pour reprendre le terme utilisé plus haut, a un coût. Chèrement payé par les trois frères, les conditions de travail étant devenues moins rudes grâce aux machines, même si Marc et Alex, qui ont des familles, n’ont qu’une semaine de vacances dans l’année. André, véritable personnage de cinéma, qui crève l’écran chaque fois qu’il paraît, tire de fortes leçons de leur vie de dur labeur. Il le fait à sa manière, sans fioritures ni illusions, avec une langue et une pensée claires et précises : « On a fait notre route comme le destin nous l’a dessinée. Mais il y avait peut-être mieux à faire. » Il dit aussi : « Travailler moins péniblement, ce n’est pas forcément synonyme de bonheur. Le bonheur, c’est autre chose. »

La Ferme des Bertrand s’impose ainsi comme un film de sagesse, profondément émouvant. Il recèle toutes les questions qui traversent chacun·e de nous : quel est le sens du travail ? Pourquoi et pour qui faisons-nous ce que nous accomplissons ? Qu’est-ce que qu’une vie d’homme ou de femme ? De ces questions essentielles, le cinéaste n’est pas exclu. C’est pourquoi, après avoir réalisé sa première fiction, Reprise en main, il signe ici son film le plus personnel, le plus intime.

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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes