Au pays des barges, les vaches sont bien élevées

Dans le Marais breton, en Vendée, épaulé·es par le réseau Paysans de nature, de jeunes agriculteurs et agricultrices développent une activité rentable, en harmonie avec la nature et en interaction avec les habitants.

Vanina Delmas  • 21 février 2024 abonné·es
Au pays des barges, les vaches sont bien élevées
Mélanie Foucher s’occupe d’Imagine, une de ses vaches nantaises.
© Vanina Delmas

Quand on arrive à la ferme du Querruy Sellier, à Notre-Dame-de-Monts, il faut observer et se taire. On distingue d’abord les oies grises du marais qui se baladent en plein air. Puis des sarcelles d’hiver, le vanneau huppé, des canards pilets, des canards siffleurs. Dans ce paysage de Vendée quasiment les pieds dans l’océan, des milliers de canaux émaillent les anciens marais salants. Un havre de paix pour des milliers d’oiseaux, à condition de préserver ces zones humides.

Il faut aussi écouter Frédéric Signoret, l’un des éleveurs de la ferme et ancien président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) Vendée. « Ici, on fait de l’agriculture à l’inverse : on condamne tous les drainages pour faire revenir l’eau dans les prairies et on trouve l’agriculture compatible avec ce territoire », explique-t-il tranquillement. Ce jour-là, des élèves en BTS gestion et protection de la nature d’un lycée agricole de Loire-Atlantique boivent ses paroles.


Frédéric Signoret explique sa vision de l’agriculture à des étudiants en BTS sous l’œil de ses vaches. (Photo : Vanina Delmas.)

Au Gaec La Barge (1), Frédéric Signoret et son associée Ludivine Cosson élèvent 50 vaches maraîchines sur 170 hectares, dont un tiers sont inondés de l’automne à la fin du printemps. Cette race rustique et locale de vaches ne correspond pas aux standards de l’industrie de la viande mais a d’immenses qualités, notamment celle d’être adaptée au pastoralisme et de pouvoir se nourrir du foin et de l’herbe qui poussent naturellement dans les prés, les marais, les bocages. « Il y a bien de l’énergie dans cette herbe naturelle, contrairement à ce que nous disent les chambres d’agriculture », ironise le paysan.

Les vaches allaitantes ont le droit à un peu de luzerne supplémentaire, mais aucune culture spécifique à leur alimentation, aucun engrais ni pesticide, aucune céréale importée. Ces vaches captent plus de carbone qu’elles n’en émettent, ce qui n’est pas rien. En effet, l’élevage bovin est souvent la cible des écolos et militant·es pour le climat lorsqu’il est en mode intensif car il contribue fortement au changement climatique.

En 2023, un rapport de la Cour des comptes estimait que les 17 millions de bêtes élevées en France représentaient 11,8 % des émissions de gaz à effet de serre du pays. « Regardez Iris, elle est en pleine forme alors qu’elle est en pleine période d’allaitement de son veau ! », s’enorgueillit Frédéric. Dans l’autre allée de l’étable, un vêlage vient d’avoir lieu tranquillement. Le veau fait ses premiers pas chancelants dans la paille.

Dialogue permanent pour la nature

Ces pratiques au cœur du Marais breton se sont organisées depuis 2019 sous la forme de la microfilière Biodiversités maraîchines, composée d’une vingtaine d’éleveurs et d’éleveuses de l’Association pour la valorisation de la race bovine maraîchine et des prairies humides, de la LPO Vendée et des Biocoop de Challans et de Saint-Hilaire-de-Riez. Des cantines et des restaurants collectifs ont également rejoint le réseau.

L’ambition : garantir aux consommateurs une viande bio, locale et issue d’élevages favorisant la biodiversité. Une filière qui s’inscrit dans la démarche plus globale du réseau Paysans de nature, né en Pays de la Loire en 2014 – devenu association en 2021. Leur philosophie est d’imaginer des systèmes agricoles adaptés aux territoires, favorisant l’installation paysanne et, surtout, que la préservation de la nature sauvage soit une priorité.

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Pour trouver un équilibre et sortir du carcan de l’agriculture conventionnelle, ces fermes du réseau sont en perpétuelle évolution et remises en question grâce au « Dialogue permanent pour la nature ». Cet outil permet d’aller plus loin que les normes de l’agriculture biologique, s’inspire du fonctionnement du label Nature & progrès fondé sur un « système participatif de garantie » et exige de respecter seulement quatre règles : élevage de race locale, aucun pesticide, faire une formation une fois par an et accepter le dialogue.

On ne laisse pas les agriculteurs seuls face à leurs problèmes.

F. Signoret

Ainsi, paysan·nes, naturalistes et consommateur·rices visitent régulièrement les fermes, puis participent à une réunion de restitution collective afin de réfléchir aux marges de progrès de chaque ferme. Avec cette forme de gouvernance à trois têtes, tout le monde se sent expert et responsable de l’avenir de son territoire. « On ne laisse pas les agriculteurs seuls face à leurs problèmes. L’accompagnement peut également concerner sa situation économique et sociale. On peut l’aider à trouver des stagiaires, du foncier, une sérénité qui lui permettra l’année suivante d’atteindre ses objectifs en termes de biodiversité », précise Frédéric Signoret. Le dialogue plutôt que la norme.

Vivre de son métier

Dans ce maillage vendéen de défenseurs du vivant, Soizic Cosson et Corentin Barbier ont creusé leur sillon depuis une dizaine d’années. Chez eux, une agréable sensation d’être coupés du monde, seulement entourés de prairies et de marais. « D’habitude c’est complètement inondé à cette époque de l’année. Mais les syndicats de l’eau ont pris peur des grosses pluies de l’automne et évacuent au maximum vers l’océan », glisse Soizic en buvant son café.


Soizic Cosson et Corentin Barbier avec leurs 40 chèvres poitevines. (Photo : Vanina Delmas.)

Petit à petit, ils pallient une politique publique et un état d’esprit interventionniste sur la nature qui s’est instauré depuis des décennies et a asséché les marais, modelé les parcelles pour les rendre accessibles et cultivables, au détriment de la biodiversité. « Quand j’ai racheté certaines parcelles, elles étaient drainées au maximum et fauchées le plus tôt possible pour faire du foin pour des chevaux. Ça ressemblait presque à une pelouse de golf ! Aucun oiseau n’y nichait. J’ai remis de l’eau et tout a changé : le vanneau huppé, le chevalier gambette, la barge à queue noire sont revenus », s’extasie Corentin, un ancien chargé de mission agri-biodiversité à la LPO Vendée.

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Au sein de leur Gaec Vachement salée, ils élèvent des vaches maraîchines, des chèvres poitevines pour fabriquer du fromage et récoltent du sel sur le marais salant de l’écomusée Le Daviaud. Une diversité d’ateliers et le choix de la vente directe qui leur permet de bien valoriser leurs produits et de vivre de leur métier : ils se dégagent un Smic chacun et ont embauché l’équivalent d’un temps plein pour les aider. Ils reconnaissent honnêtement que les aides de la PAC via les mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec) représentent plus d’un tiers du revenu global de leur ferme.

« Nous n’avons aucun scrupule à toucher cet argent car cela se justifie largement par notre petite réserve naturelle paysanne, faite par nous-mêmes, sur quasiment 100 hectares », lâche Corentin. « Sans ces aides, on ferait tourner la ferme, on existerait encore, mais on ne gagnerait pas d’argent : on ne pourrait ni se payer ni embaucher. Elles nous permettent aussi de proposer un prix juste aux consommateurs, afin que notre fromage de chèvre ne devienne pas un produit de luxe », ajoute Soizic.

Tout cet écosystème paysan bienveillant, et une agriculture désirable, incite de jeunes paysan·nes à franchir le cap de l’installation dans la filière élevage. À 35 ans, Mélanie Foucher sera bientôt à la tête d’une ferme en Loire-Atlantique, avec son associée Gaëlle Loquais, qui passe son brevet professionnel responsable d’entreprise agricole (BPREA) polyculture élevage. Après dix ans dans le monde du design, Mélanie a d’abord élaboré un projet paysan autour de l’arboriculture mais elle a découvert l’envers du décor bucolique, fait de produits phytosanitaires même en bio, de nombreuses heures de travail sans certitude d’avoir une rentabilité économique et une vie de famille.

Une nouvelle image de l’agriculture

En 2023, elle découvre l’existence du réseau Paysans de nature et apprend qu’une ferme entourée de marais, située à moins d’un kilomètre de chez elle, veut vendre. Encouragée par Frédéric Signoret et d’autres du réseau, elle finit par se dire que l’élevage bovin à la sauce Paysans de nature lui permettrait de concilier valeurs écologiques, vie de famille et rentabilité économique.

« Je suis fière de ce choix, qui me permet de perpétuer une race menacée et de préserver 180 hectares pour la biodiversité au lieu de 5 hectares si j’avais poursuivi mon projet arboricole », s’exclame-t-elle en grattant avec une brosse le flanc d’Imagine, une de ses cinq vaches nantaises déjà installées dans un coin de sa future ferme. Une race rustique aux mêmes caractéristiques que la maraîchine, adaptée aux marais du pays de Retz, et très autonome pour l’alimentation et les vêlages, ce qui n’est pas négligeable quand on débute dans ce milieu.

Je suis fière de ce choix, qui me permet de perpétuer une race menacée et de préserver 180 hectares pour la biodiversité.

M. Foucher

Mélanie multiplie les stages, les formations, enchaîne les lectures et les rencontres pour se former sur le terrain, pour réfléchir à la conversion de la ferme en bio, pour se faire une place dans le réseau agricole local et évidemment pour favoriser la biodiversité avec des haies, des mares et peut-être des ruches. Mais chaque chose en son temps. L’étape de l’installation et trouver son modèle économique restent la priorité pour le moment. À terme, les deux associées espèrent avoir un troupeau d’une cinquantaine de mères, quelques bœufs et faire de la vente directe. Mélanie le promet : elle trouvera toujours du temps pour caresser et gratter ses vaches quelques minutes.

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Paysans de nature tente de rassembler au lieu de diviser, de diversifier au lieu d’uniformiser, et offre une nouvelle image de l’agriculture. « Nous défendons un projet écologique politique en essaimant sur le territoire, mais on nous ramène toujours au côté technique de la démarche, en nous parlant de bilan carbone, de normes, alors que c’est ça qui mène à des impasses. Il faut poser les bonnes questions : quels paysages voulons-nous ? Une frugalité heureuse est-elle possible ? Comment habiter le monde ? », assène Frédéric Signoret avant de s’interrompre brusquement.

Il attrape sa paire de jumelles suspendue autour de son cou et regarde au loin un vol de barges à queue noire venant d’Afrique qui passe. Cette espèce menacée a trouvé un refuge providentiel dans cette ferme îlot et est tellement emblématique qu’elle a donné son nom au Gaec de Frédéric et Ludivine. À l’entrée de la ferme, l’oiseau est dessiné sur un panneau jaune qui indique « Soyez Barge à queue noire ».

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