Bouquinistes : la protestation est venue de l’étranger

Mustapha Saha sociologue, écrivain et figure nanterroise de Mai 68, s’est mobilisé pour maintenir la présence des bouquinistes parisiens lors des Jeux olympiques et paralympiques.

• 28 février 2024
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Bouquinistes : la protestation est venue de l’étranger
Les bouquinistes près de la cathédrale Notre-Dame, le 24 octobre 2023. Ils sont implantés depuis 450 ans sur les bords de Seine, et sont classés au patrimoine mondial de l'UNESCO. 240 bouquinistes disposent de 900 cases vertes pour abriter quelque 300 000 livres anciens et un grand nombre de revues, timbres et cartes à collectionner.
© MIGUEL MEDINA / AFP

Mustapha Saha est sociologue, écrivain et figure nanterroise de Mai 68. Grand admirateur des bouquinistes des quais de Seine à Paris, il s’est mobilisé pour maintenir leur présence lors des Jeux olympiques et paralympiques, alors que la mairie de Paris avait envisagé de déplacer leurs « boîtes » pendant la manifestation sportive. Il raconte la mobilisation, finalement victorieuse.


Paris. Vendredi 14 juillet 2023. J’apprends que les boîtes vertes des quais de Seine risquent de disparaître pendant les Jeux olympiques. La sécurité est invoquée comme irréfutable alibi. Je me rends aussitôt sur place. Je discute avec les bouquinistes, abasourdis par une mesure d’ostracisation absurde, inique. J’enregistre leurs témoignages. Je publie une tribune, reprise dans plusieurs pays.

J’ai toujours ressenti une dette morale à l’égard des bouquinistes. Je les fréquente depuis mes années estudiantines. Les 230 bouquinistes parisiens tiennent en permanence la plus grande librairie du monde. Soit 300 000 livres. C’est là que je déniche depuis toujours des raretés inimaginables, des pépites insoupçonnables. En Mai 68, pendant une manifestation place Saint-Michel, sous une violente charge de la garde mobile, un bouquiniste m’arrache au sol et me cache sous une bâche. Il m’épargne à coup sûr de sérieuses blessures.

En d’autres temps, les Parisiens auraient manifesté, les intellectuels se seraient mobilisés.

Vendredi 17 novembre 2023. Il est 20 h 30, un camion-grue avec une longue remorque est en attente du test de démontage. Le quai de la Tournelle est sous des projecteurs, des gyrophares et des lumières éblouissantes. La rue est bloquée par des estafettes, des véhicules de toutes tailles estampillés mairie de Paris. Une mise en scène cinématographique. Les grands moyens déployés pour décourager toute velléité de rébellion. Une armada de guerre pour démonter et remonter quatre misérables boîtes. Le test de faisabilité tourne au cauchemar. Des bouquinistes assistent, médusés, à la tragicomédie où se joue leur devenir.

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Le spectacle est tellement aberrant, tellement révoltant. En d’autres temps, les Parisiens auraient manifesté, les intellectuels se seraient mobilisés. Une pétition recueille sur le web 180 000 signatures. Les sympathies se virtualisent. Les autorités préfectorales et municipales organisent des réunions formelles sans démordre de leurs diktats. Je rends visite régulièrement aux bouquinistes. Je ne vois que des passants indifférents. Des touristes désargentés s’arrêtent le temps d’acquérir un gadget dérisoire. Les protestations viennent en fait de l’étranger. L’image internationale de la France s’écorne un peu plus.

Dimanche 3 décembre 2023, le fétichisme olympique fait son premier martyr. J’apprends la mort de Tai-Luc à l’âge de 65 ans. Nguyen Tan Tai-Luc était un rocker franco-vietnamien, figure emblématique du mouvement punk et fondateur du groupe La Souris déglinguée. Docteur en linguistique, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, il est devenu bouquiniste en 2017 sur le quai de Gesvres. Pendant une semaine, en prévision du démantèlement de ses boîtes, il rapporte des stocks de livres chez lui. Un effort physique qui lui a été fatal.

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Le soir du test de démontage-remontage, j’avais discuté longuement avec Tai-Luc. Une affreuse mise en scène. Je lui avais demandé : « Pourquoi es-tu devenu bouquiniste ? » Il m’avait répondu : « Par amour des livres. La bibliophilie, c’est cérébral. C’est mental. C’est aussi génétique. Un livre est une entité vivante, éternelle. Un livre qui vaut la peine, bien entendu. Il nous regarde. Il nous accueille. Nous disparaissons. Il reste. Je n’achète que les livres que j’aime. Je ne vends que les livres que j’aime. J’aime les bords de Seine, malgré la pollution. Une brise du fleuve monte dans les narines. C’est le bonheur. »

La résistance pacifique et la désobéissance civile rendent justice.

Mardi 13 février 2024. Ma chronique « Fétichisme olympique et folie des grandeurs » paraît dans ActuaLitté à 14 h 30. Coup de théâtre. L’Élysée annonce le même jour, à 18 heures, l’annulation du démontage des boîtes pendant les Jeux olympiques. « Constatant qu’aucune solution consensuelle et rassurante n’a pu être identifiée avec les acteurs, le président de la République a demandé au ministre de l’Intérieur et au préfet de police de Paris que l’ensemble des bouquinistes soient préservés, et qu’aucun d’entre eux ne soit contraint d’être déplacé. »

La résistance pacifique et la désobéissance civile rendent justice. Tout au long de ce combat, ma femme, Élisabeth, et moi avons accompagné les bouquinistes. Nous avons réalisé des reportages photographiques. J’ai publié une dizaine de chroniques et je prépare un livre sous le titre Les Bouquinistes parisiens ad vitam aeternam.


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