Droit à l’IVG : en Europe, une âpre révolution féministe

Hongrie, Croatie, Pologne, Malte… La lutte féministe engage des rapports de force partout en Europe. En France, la députée insoumise Mathilde Panot a annoncé déposer une proposition de résolution pour que le droit à l’avortement soit garanti par la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Hugo Boursier  • 8 mars 2024
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Droit à l’IVG : en Europe, une âpre révolution féministe
Une manifestation contre la législation sur l’avortement après la mort d’une femme enceinte en mars 2023, à Varsovie, en Pologne, le 14 juin 2023. La Pologne a l’une des lois les plus restrictifs d’Europe en matière d’interruption de grossesse.
© Wojtek Radwanski / AFP

À 1 500 kilomètres de Paris, les femmes hongroises qui veulent avorter sont obligées d’écouter le pouls de leur fœtus avant d’entamer leurs démarches. Leurs sœurs croates, elles, doivent parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour trouver un gynécologue qui ne brandit pas sa clause de conscience. Quant aux Polonaises, elles ont en mémoire la condamnation en mars 2023 de la militante féministe Justyna Wydrzyńska, pour « aide à l’avortement ». Elle avait envoyé ses propres pilules abortives à une inconnue qui avait sollicité son ONG. La France est-elle préservée de ces cas en Europe, où l’accès à l’IVG est soit puni, soit extrêmement restrictif ?

Malgré l’inscription dans sa Constitution de la « liberté garantie d’avoir recours à l’interruption volontaire de grossesse », le pays est loin d’être à l’abri des réactionnaires hostiles à un droit effectif à l’IVG. La droite sénatoriale a pesé de tout son poids pour affaiblir le texte porté par les parlementaires de gauche. Et les mouvements ultra-conservateurs n’ont pas dit leur dernier mot, comme La Marche pour la vie, dont des membres priaient et allumaient encore des cierges devant le Congrès, à Versailles, où les élu·es étaient réuni·es, lundi 4 mars.

Notre liberté ne nous a pas été donnée. Nous avons lutté et nous luttons toujours pour la conquérir. 

N. T. Peratovic

Il faut aussi rappeler que 130 centres pratiquant l’IVG ont fermé en quinze ans, et qu’une femme sur quatre doit changer de département pour avorter. Du Planning familial aux députées et sénatrices qui ont poussé sans relâche l’initiative politique, toutes disaient à l’unisson, au lendemain du vote : « Le combat continue. »

« Notre liberté ne nous a pas été donnée »

Partout en Europe, les féministes n’ont de cesse de lutter pour préserver leurs droits, en arracher de nouveaux ou tenter de se soutenir face à un gouvernement qui les oppresse ou les criminalise. Vingt millions de femmes n’ont pas accès à l’avortement dans l’UE. « Nous nous battons pour nos droits parce que personne ne va le faire à notre place. Notre liberté ne nous a pas été donnée. Nous avons lutté et nous luttons toujours pour la conquérir », insiste auprès de Politis Nada Topic Peratovic, la cofondatrice du collectif Hrabra Sestra (Les Sœurs courageuses), en Croatie.

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Né en 2020, ce mouvement informe les personnes enceintes et les accompagne dans leurs démarches. De 28 femmes aidées en 2021, Hrabra Sestra est passé à plus de 400 en 2023. En Croatie, le droit à l’IVG est garanti par la loi, elle-même héritée de l’ancienne Constitution yougoslave. Mais dans ce pays où le poids de l’institution catholique est très fort, plus de 60 % des gynécologues refusent de réaliser cette intervention en invoquant leur clause de conscience. « Dans certaines villes, parmi une quarantaine de gynécologues, un seul accepte de la pratiquer », dénonce Nada Topic Peratovic. Les femmes sont ainsi obligées d’avorter dans les pays limitrophes, comme la Slovénie.

Contre ces inégalités très fortes à travers l’Europe, une initiative citoyenne est née début mars. Intitulée « My Voice My Choice », cette pétition entend pousser la Commission européenne à financer l’avortement des personnes n’y ayant pas accès dans l’UE.

De son côté, Mathilde Panot, députée et présidente du groupe insoumis à l’Assemblée nationale, a annoncé, lundi, déposer une proposition de résolution afin de pousser le gouvernement à inscrire le droit à l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Une initiative que soutient aussi la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. L’ancienne conseillère politique des Verts au Parlement européen précise que cette mesure figure « depuis longtemps » dans le programme des eurodéputé·es.

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« Nous souhaitons que les droits sexuels et reproductifs deviennent des compétences de l’Union européenne », explique-t-elle. Elle aimerait aussi ajouter « la suppression de l’article 51 de la Charte ». Cet article pourrait, en effet, servir d’obstacle dans les pays qui souhaitent limiter l’accès à l’IVG, même si celui-ci figurait parmi les droits fondamentaux.

Si la personne enceinte n’est pas en danger de mort immédiat, trois médecins doivent être consultés pour autoriser l’avortement.

A. DeBono

« L’article 51 stipule que les pays membres ne doivent respecter la Charte que lorsqu’ils appliquent le droit européen, or cette situation n’est pas si fréquente. » Le supprimer reviendrait donc à « garantir à tous les Européens, y compris ceux qui sont gouvernés par Viktor Orbán, une protection continue de leurs droits et de leur liberté fondamentale par l’UE », poursuit-elle. Un moyen pour les personnes qui souhaitent avorter de passer outre les politiques réactionnaires de leur gouvernement.

Films anti-avortement

Un tel dispositif pourrait être utile à Malte, par exemple, où l’unique accès à l’IVG a été ouvert le 28 juin dernier aux personnes enceintes dont la vie est menacée. Auparavant, l’avortement était interdit et les médecins qui le pratiquaient encouraient une peine pouvant aller jusqu’à quatre ans de prison.

Mais ce nouvel accès particulièrement restrictif a été vu comme une trahison pour les mouvements féministes de la petite île catholique. « Si la personne enceinte n’est pas en danger de mort immédiat, trois médecins doivent être consultés pour autoriser l’avortement. Ce n’était pas du tout l’idée du texte au départ », dénonce Alexia DeBono, coprésidente du parti progressiste Volt Malta.

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Très souvent hostiles, les médecins « peuvent même refuser de conseiller des femmes qui demandent des informations », regrette la militante. D’où l’importance de la plateforme Voice for Choice, qui réunit plusieurs ONG en faveur de l’avortement. « Elle joue un rôle majeur dans la sensibilisation de la population, l’accompagnement des femmes et le lobbying sur les politiques », affirme Alexia DeBono. En face, les adversaires sont coriaces. Et puissants.

Lentement mais sûrement, le mouvement féministe parvient à faire prendre conscience de l’urgence d’un meilleur accès à l’IVG.

A. DeBono

« L’influence de l’Église est très forte. Sur les politiques, mais aussi au cœur de l’éducation puisqu’un quart des élèves du primaire et du secondaire fréquentent des écoles gérées par l’Église », décrit-elle. Des médias ont aussi révélé que certaines écoles publiques montraient un film anti-avortement à leurs élèves.

Une culture ultra-conservatrice qui s’est illustrée en juin dernier, lorsqu’une femme a été poursuivie en justice pour avoir avorté. « Si le Premier ministre a déclaré qu’il était mal à l’aise avec cette décision, il n’a pas pour autant favorisé une loi plus progressiste », déplore la coprésidente de Volt Malta. Depuis vingt ans, quatre femmes ont fait l’objet d’une condamnation. Beaucoup d’autres ont été la cible d’enquêtes policières. Mais Alexia DeBono reste enthousiaste : « Lentement mais sûrement, le mouvement féministe parvient à faire prendre conscience de l’urgence d’un meilleur accès à l’IVG. »

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La force d’un mouvement social

Ces victoires, laborieusement arrachées, les féministes polonaises pourraient bien les savourer aujourd’hui. Les grandes manifestations lancées contre le gouvernement illibéral de Jarosław Kaczyński ont mené certaines de leurs voix jusqu’au nouveau gouvernement de Donald Tusk, arrivé au pouvoir en décembre dernier.

« La ministre de l’Égalité est issue de la Grève des femmes, un large mouvement de protestation contre le durcissement de l’accès à l’IVG après une décision du tribunal constitutionnel d’octobre 2020. Et la ministre de l’Éducation a longtemps milité pour les droits reproductifs », observe Natasza Quelvennec, doctorante en sociologie et dont la thèse porte sur le combat des droits reproductifs en Pologne.

Les élections municipales d’avril pourraient bien remettre au centre des débats la place de l’IVG

N. Quelvennec

Les élections de 2023, qui ont mené Donald Tusk à la tête d’une coalition réunissant, entre autres, des partis de gauche, ont placé au cœur du débat public la question de l’avortement. « C’était une petite révolution en Pologne », souligne la chercheuse. Si l’exécutif a promis des avancées en matière d’accès à l’IVG, pour l’instant, c’est toujours la loi de 1993 qui prévaut. Elle criminalise l’avortement et ne le rend possible que dans deux cas : si la grossesse présente un risque pour la vie de la femme et si elle est issue d’un viol ou d’un inceste. Initialement, un troisième motif permettait d’avorter si le fœtus présentait une malformation grave ou irréversible. Mais c’est celui-ci que le tribunal constitutionnel a révoqué en 2020.

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La loi condamne aussi l’aide à l’avortement. C’est pour cette raison que la militante féministe Justyna Wydrzyńska a été condamnée en juin dernier. « En Pologne, les pilules abortives fonctionnent selon un circuit officieux. Ce sont souvent des organisations de soutien, comme Abortion Dream Team, qui conseillent les femmes et leur indiquent comment se procurer des pilules », explique Natasza Quelvennec. « Mais si la police constate que c’est le conjoint ou une amie qui a commandé les pilules pour une personne enceinte, il risque d’y avoir des sanctions pénales », poursuit-elle.

Pression politique

Face à ces cas, souvent très médiatisés, le gouvernement de Donald Tusk est mis sous pression par le mouvement Grève des femmes tout comme certaines parlementaires issues des milieux militants. La soudaine tiédeur du nouveau Premier ministre sur ces sujets en a déçu plus d’une. « Les élections municipales d’avril pourraient bien remettre au centre des débats la place de l’IVG », assure l’universitaire.

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Cette pression reste aussi très forte en Hongrie. Le décret obligeant les personnes enceintes à écouter les battements de cœur du fœtus a « secoué l’opinion publique et fait descendre des milliers de personnes dans la rue », décrit l’avocate hongroise Julia Spronz. « Malheureusement, cette mobilisation est restée sans effet du côté du gouvernement », regrette-t-elle.

Chaque semaine, 10 à 15 Hongroises se rendent en Autriche pour avorter.

Julia Spronz

À cette loi s’ajoutent des articles obligeant les femmes à suivre des « séances de conseil » avec des médecins. « Ces séances entraînent de nombreuses formes de violations des droits de l’homme », dénonce Julia Spronz, par ailleurs porte-parole du mouvement féministe Patent.

« Il est apparu que les infirmières faisaient pression sur les femmes enceintes pour qu’elles gardent le fœtus, en utilisant les mots de “mère”, de “bébé”, et en qualifiant l’avortement d’homicide », souffle l’avocate. Pourtant, rappelle-t-elle, 72 % de la population serait favorable à l’avortement légal, selon un sondage d’août dernier.

Une opinion favorable, poussée aussi par les difficultés très concrètes dans l’accès à l’IVG : « Chaque semaine, 10 à 15 femmes se rendent en Autriche pour avorter », précise Julia Spronz. Les pilules abortives, interdites en Hongrie, sont aussi en forte augmentation. Pourtant, « il existe un environnement globalement hostile aux ONG et notamment celles qui défendent les droits des femmes ». Un combat sans relâche.

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