« La gauche de demain doit être soucieuse d’un rassemblement démocratique »

Le professeur de science politique Philippe Marlière est coauteur d’un court ouvrage étrillant la classe politique française et interpellant six personnalités (dont Hollande, Macron, Mélenchon). Pour lui, la gauche doit se repenser si elle souhaite devenir majoritaire.

Lucas Sarafian  • 10 avril 2024 libéré
« La gauche de demain doit être soucieuse d’un rassemblement démocratique »
"À chaque fois qu’elle a accédé au pouvoir, la gauche a réussi à imposer un imaginaire."
© Julian Love

Les Tontons flingueurs de la gauche, lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, Philippe Corcuff et Philippe Marlière, éditions Textuel, « Petite Encyclopédie critique », 96 pages, 11,90 euros.

Spécialiste de la social-démocratie européenne, Philippe Marlière est professeur de science politique à l’University College de Londres, où il enseigne depuis 1994. Il travaille également sur le populisme de gauche et l’idéologie républicaine en France. Engagé à gauche depuis des années, il a cosigné en 2014 La gauche ne doit pas mourir ! Le manifeste des socialistes affligés (Les liens qui libèrent) avec l’ex-eurodéputé socialiste Liêm Hoang-Ngoc, familier des colonnes de Politis.

Vous affirmez que ce livre est un « cri d’alarme poussé depuis l’intérieur de la gauche ». Quel est l’objectif de votre ouvrage ?

C’est une intervention politique qui n’est ni partisane ni militante. Elle part d’un constat : l’extrême droite se rapproche à grandes enjambées du pouvoir et certains à gauche ne semblent pas en avoir conscience. En 1936, il y avait ce même risque et la gauche avait réagi. Il faut donc que la gauche retrouve ce même élan. Mais elle traverse actuellement une crise assez grave.

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De quelle crise parlez-vous ?

D’abord, cette crise est de nature électorale. L’étiage de la gauche, autour de 30 % si l’on prend le total de ses voix aux dernières élections, est aujourd’hui historiquement faible par rapport à ses résultats électoraux depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ensuite, la gauche connaît une crise culturelle. Elle peine à faire entendre un récit mobilisateur. Ce n’est pas secondaire : à chaque fois qu’elle a accédé au pouvoir, la gauche a réussi à imposer un imaginaire.

Il faut une incarnation dirigeante qui permette le rassemblement des militants et des électeurs.

En 1936, le mot d’ordre « Pain, paix, liberté » du Front populaire n’était pas qu’un simple slogan : il contenait la double promesse de la lutte antifasciste et de réformes sociales structurelles. En 1972, le programme commun entre le Parti socialiste, le Parti communiste français et les radicaux de gauche était titré « Changer la vie », une formule qui promettait encore aux Français des réformes sociales importantes.

Le troisième problème est celui de l’union qui n’a jamais été facile à gauche. Les alliances ont toujours été ponctuelles et conjoncturelles. La Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) n’a pas fonctionné car elle a été construite dans l’urgence pour éviter une débâcle électorale, sans que les formations politiques aient le temps d’aplanir leurs différends.

Finalement, il existe un déficit d’incarnation. Même si Philippe Corcuff et moi sommes contre les hommes providentiels, force est de reconnaître qu’à l’ère de la Ve République et des réseaux sociaux, il faut une incarnation dirigeante qui permette le rassemblement des militants et des électeurs. Aucune figure ne s’impose aujourd’hui. Ce rôle aurait pu être rempli par Jean-Luc Mélenchon à partir de 2017, mais sa démarche hégémonique à gauche, certains positionnements politiques hasardeux et le déni de démocratie dans La France insoumise l’ont transformé en figure repoussoir dans l’électorat.

Dans ce court ouvrage, vous vous adressez directement à François Hollande, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, Fabien Roussel, François Ruffin et… Michel Onfray. Pourquoi ce dernier est-il présent dans cette liste ?

Nous nous sommes intéressés à ces six acteurs car ils incarnent des sensibilités de gauche différentes. Ils sont aussi emblématiques de dérives néolibérale (Hollande), autoritaire (Mélenchon), sécuritaire (Roussel), confusionniste (Mélenchon et Ruffin) et néoconservatrice (Onfray) au sein de la gauche, ces dernières années. Michel Onfray n’est pas un dirigeant politique, contrairement aux cinq autres. Mais, il y a quelques mois, il a souhaité présenter une liste souverainiste en vue des élections européennes, ce qu’il n’a finalement pas fait. Ses nombreuses interventions dans les médias conservateurs (voire proches de l’extrême droite, comme CNews) montrent qu’il joue un rôle politique.

En s’adossant aux syndicats, la social-démocratie a pu gagner des batailles importantes contre le capital et améliorer le sort des travailleurs.

Sa publication Front populaire est une captation symbolique d’une expérience de gauche au pouvoir. Mais c’est sa trajectoire idéologique qui est intéressante. Il y a quelques années, Michel Onfray était une figure respectée de la gauche radicale, qui se rattachait à la pensée libertaire. Il se disait proche de la Ligue communiste révolutionnaire puis du Nouveau Parti anticapitaliste. Peu à peu, il a adopté un discours néoconservateur. Il figure dans notre ouvrage car il se dit toujours de gauche aujourd’hui. L’appartenance à un camp politique est un acte performatif. Jusqu’à preuve du contraire, Onfray incarne un courant de gauche néoconservateur de type complotiste.

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La présence d’Emmanuel Macron surprendra également certains lecteurs. Mais il ne faut pas oublier que c’est un homme qui vient du Parti socialiste, et que c’est la créature politique de Hollande. Cet ex-ministre de l’Économie a parachevé le tournant néolibéral du PS. Au pouvoir, son projet du « en même temps » s’est avéré une supercherie qui a penché rapidement à droite. Macron est un opportuniste qui a fait le choix de renforcer la nébuleuse néorépublicaine au sein du gouvernement.

Cette nébuleuse prend pied dans la droite du PS, se répand à droite et mord sur l’extrême droite. Macron a estimé qu’un positionnement très à droite sur l’insécurité, l’immigration ou la laïcité lui permettrait de dominer droite et gauche. Le vote de la loi sur le « séparatisme » en 2021, ou la loi immigration, inspirée directement par les idées du Rassemblement national, en 2023, illustrent cette tendance de gauche passée à droite.

Vous faites un bilan critique du quinquennat de François Hollande. L’erreur profonde n’est-elle pas d’avoir cru à la social-démocratie ?

Avant d’être synonyme de mollesse droitière en France, la social-démocratie a été en Europe un régime politique de gauche honorable. Il propose un compromis entre le capital et les forces du travail. Ce régime n’est pas anticapitaliste mais, en s’adossant aux syndicats, la social-démocratie a pu gagner des batailles importantes contre le capital et améliorer le sort des travailleurs. Le quinquennat de François Hollande n’a donc pas été social-démocrate, mais a proposé un néolibéralisme tempéré.

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En nommant Manuel Valls Premier ministre, en fabriquant le macronisme ou en faisant voter la loi El Khomri, Hollande a enchaîné les réformes qui ont détricoté les acquis sociaux. Il est impossible de pointer une vraie réforme de gauche sur le plan social et économique durant sa présidence, à la différence du quinquennat de Lionel Jospin. Hollande a perverti le mot de social-démocratie.

Est-il le principal responsable de la déconnexion entre la gauche et les milieux populaires ?

Le déclin du vote de gauche au sein de la classe ouvrière ne date pas de François Hollande. C’est un phénomène progressif et ancien. Les régimes sociaux-démocrates qui ont bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses n’ont pas réussi à répondre au défi d’un capitalisme financiarisé qui a profondément transformé le salariat et le travail. La social-démocratie conservait une influence parmi les « cols bleus » et les classes populaires, et les « cols blancs », les employés et les classes moyennes, jusqu’aux années 1990-2000. Ce lien est aujourd’hui ténu. Hollande est largement responsable de l’effondrement du PS, le parti qui avait dominé la gauche ces quarante dernières années.

La principale critique que vous émettez à propos de Jean-Luc Mélenchon, c’est le choix d’avoir tracé une voie populiste et de ne pas avoir créé un mouvement démocratique à gauche.

Après avoir dirigé le Front de gauche (2008-2016), Jean-Luc Mélenchon a fait le choix, revendiqué, du populisme. En 2016, il a créé La France insoumise, un mouvement qu’il qualifie de « gazeux ». Il a court-circuité l’ensemble des processus démocratiques internes : le dirigeant n’est pas élu, il n’y a pas de droit de tendance, il n’existe pas d’adhésion formelle, etc. Nous avons donc un mouvement de gauche qui prône le passage à une VIe République plus parlementaire et davantage démocratique, mais qui bafoue les principes élémentaires de la démocratie en son sein. Dans l’histoire de la gauche française, aucun parti n’a pu susciter un rassemblement majoritaire à partir d’un déni de démocratie.

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Au soir du premier tour en 2022, fort de son score, Mélenchon avait toutes les cartes en main pour rassembler les gauches. Mais il a refusé de créer les conditions d’un rassemblement majoritaire, car il aurait dû ouvrir LFI à d’autres forces politiques, partager le pouvoir, composer et consulter. Ce déni de démocratie a pesé dès le début sur le fonctionnement de la Nupes. Les alliés de LFI se sont méfiés d’une démarche hégémonique et du caporalisme de Mélenchon. Autre point de tension entre LFI et le reste de la gauche : personne, y compris le PS, ne souhaite un retour aux années Hollande. Mais de décréter, comme le fait LFI, que seule une vague « ligne de rupture » à gauche est possible ne peut que susciter la méfiance générale.

Jean-Luc Mélenchon a été rejeté trois fois par les électeurs. Il n’est pas et ne sera pas le nouveau Mitterrand.

À la fin du chapitre sur Jean-Luc Mélenchon, vous écrivez : « Nous pensons que ton heure est passée. » Une union des gauches avec le triple candidat à la présidentielle est-elle contre-productive ?

Jean-Luc Mélenchon peut encore être utile à la gauche. Il pourrait la rassembler, fort de son parcours et de son expérience, et remplir un rôle pédagogique. Il a une voix qui porte et il est connu. Il pourrait donc se mettre au service d’une gauche rajeunie et féminisée. Mais il faut être clair : Jean-Luc Mélenchon a été rejeté trois fois par les électeurs. Il n’est pas et ne sera pas le nouveau Mitterrand, le vieux sage qui, sur le tard, battra la droite ou Le Pen. Il a un véritable problème d’image : des sondages récents nous enseignent qu’il représente un « plus grand danger pour la démocratie » que Le Pen. On peut estimer que c’est fou ou injuste, mais c’est aujourd’hui une opinion ancrée.

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Il poursuit sans succès la stratégie du « bruit et de la fureur » depuis sa démission du PS en 2008. Les électeurs se méfient des tribuns qui haranguent. Ce discours clivant plaît aux jeunes politisés des classes moyennes, mais a une faible résonance au-delà. Et puis nombre de ses prises de position sont problématiques à gauche et au-delà : son nationalisme, sa germanophobie, ses explications complotistes (notamment lors de la perquisition de son domicile et de son mouvement en 2018), sa position sur l’Ukraine, ses ambiguïtés face à l’antisémitisme, son dégagisme des personnes.

« Hollande a enchaîné les réformes qui ont détricoté les acquis sociaux. Il est impossible de pointer une vraie réforme de gauche sur le plan social et économique durant sa présidence, à la différence du quinquennat de Lionel Jospin. » (Photos : Julian Love.)

L’actuel secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, a une stratégie similaire. Lui aussi tente de créer de la conflictualité.

Oui, il arrive à faire parler de lui dans les médias, plutôt conservateurs d’ailleurs. Sur les réseaux sociaux, il mène une guerre culturelle pour défendre les traditions françaises, s’oppose au « wokisme » ou à la gauche intersectionnelle. Dès son investiture comme candidat communiste à la présidentielle de 2022, il a pris position pour une « politique de sanction, de répression ferme ». Il reprend un discours sécuritaire de droite. De ce fait, il légitime la propagande de la droite sarkozyste et de l’extrême droite selon laquelle la gauche traditionnelle ne se soucie pas de la sûreté des gens – ce qui est faux – et ignore les préoccupations populaires.

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Le 19 mai 2021, il s’est rendu, comme Olivier Faure et Yannick Jadot, à la manifestation de syndicats policiers menée par le syndicat d’extrême droite Alliance. Fabien Vanhemelryck, le secrétaire général de l’organisation, a alors affirmé : « Le problème de la police, c’est la justice. Elle doit rendre des comptes. » Fabien Roussel n’a pas réagi. Son approche sécuritaire le rapproche de Georges Marchais et le place dans une tradition communiste conservatrice. Il participe également à l’extrême-droitisation du débat public.

Ce que le bilan des tontons flingueurs de la gauche nous enseigne, c’est que le temps des autocrates confus est révolu.

Vous établissez donc un bilan très critique de l’état de la gauche. Avez-vous un espoir qu’une autre gauche naisse ?

Ceux qui sont ou ont été à la tête de partis de gauche ont eu toutes les cartes en main pour tenter de rassembler. Mais leur bilan est mauvais. La relève existe. Dans notre ouvrage, nous mentionnons Camille Etienne, Cédric Herrou, Assa Traoré, Clémentine Autain, Marie Toussaint, Ian Brossat, Aurore Lalucq ou Najat Vallaud-Belkacem. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Mais selon nous, ces personnes représentent des courants de pensée qui pourraient incarner le renouveau d’une gauche plurielle et plus démocratique. La gauche de demain doit passer par un renouvellement générationnel, de nouveaux visages, une plus forte féminisation. La gauche doit désormais mettre en avant des personnes qui ont le souci d’un rassemblement démocratique. Ce que le bilan des tontons flingueurs de la gauche nous enseigne, c’est que le temps des autocrates confus est révolu.

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