Cette école qui classe, trie, sépare

Deux essais pointent la ségrégation à l’œuvre dans l’éducation en France. Les pistes pour y remédier existent, à condition que s’exprime un volontarisme politique à la hauteur des enjeux de mixité sociale. 

Laurence De Cock  • 1 mai 2024 abonné·es
Cette école qui classe, trie, sépare
Manifestation intersyndicale le 14 mars 2024 à Bobigny.
© Valerie Dubois / Hans Lucas. / AFP

La question de la ségrégation scolaire est enfin entrée dans le débat public de manière aiguë à la faveur de propos et d’événements qui auront eu le mérite de faire sortir ce problème du cercle des professionnels de l’éducation pour interpeller la société tout entière. On pense à la publication, l’année dernière, des fameux indices de positionnement social (IPS) mesurant le niveau de mixité d’un établissement, mais aussi aux gaffes de l’éphémère ministre de l’Éducation nationale Amélie Oudéa-Castéra sur la scolarisation de ses enfants dans le très élitiste ­collège-lycée privé parisien Stanislas, au nom des défaillances, selon elle, des écoles publiques du quartier.

Le ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme, François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem, Seuil, 144 pages, 12,90 euros

Plus récemment encore, le rapport issu de l’enquête parlementaire dirigée par les députés Paul Vannier (LFI) et Christophe Weissberg (Renaissance) sur le financement public des écoles privées mettait en avant à la fois l’opacité de fonctionnement et la lourde responsabilité de l’enseignement privé dans la perpétuation de la ségrégation scolaire.

Vers la sécession scolaire ? Mécaniques de la ségrégation au collège, Youssef Souidi, Fayard, 232 pages, 20 euros.

Deux ouvrages récents enfoncent le clou. Le premier émane d’un duo singulier : le sociologue François Dubet et l’ancienne ministre de l’Éducation nationale (2014-2017) socialiste Najat Vallaud-Belkacem. Un ouvrage à deux voix qui conjugue l’expertise et la pratique. Le second est le condensé de la thèse du chercheur Youssef Souidi portant sur les mécanismes de la ségrégation sociale en milieu scolaire. Ces deux livres permettent d’établir un diagnostic convergent sur la situation actuelle de la ségrégation scolaire en France, et les mots utilisés pour la caractériser témoignent à eux seuls de son urgence et de sa gravité : séparatisme, sécession, ghetto.

Il est vrai que, depuis que le système de comparaison internationale des performances scolaires existe, le fameux Pisa, les résultats concernant la France sont accablants. Très mal classée au regard des autres pays de l’OCDE, la France est le pays dans lequel le statut des parents ­détermine le plus la performance des enfants. Les deux ouvrages postulent que l’une des explications réside dans la forte ségrégation scolaire, notamment au collège, échelon déterminant dans la scolarité.

De fait, les statistiques donnent le vertige. À la rentrée 2021, 10 % des 7 000 collèges concentrent à eux seuls près de 60 % d’enfants défavorisés, alors que 10 % des collèges les plus favorisés n’en accueillent qu’un peu moins de 15 %. Les IPS varient de 51,3 en Guyane à 157,6 dans les Yvelines pour une moyenne nationale de 103. Pour couronner le tout, si l’on trouve dans les collèges publics des établissements qui présentent une vraie mixité sociale, ce n’est pas le cas de ceux du privés, dont la quasi-totalité ont une composition sociale très homogène et très favorisée ; une réalité qui est loin de se limiter à la seule région parisienne. Cette ségrégation sociale se double enfin d’une ségrégation ethnique, même si les enquêtes sont plus délicates à mener sur ce point.

Les deux livres insistent également sur les stratégies de contournement de la carte scolaire par les parents, cette « lutte des places ».

Certaines situations confinent à l’absurdité. À Roubaix par exemple, Youssef Souidi constate que deux collèges à compositions sociales totalement opposées se situent à huit minutes l’un de l’autre. À l’échelle nationale, cette distance est en moyenne de 15 minutes. Deux mondes voisins, mais qui ne se rencontrent pas. Les deux livres insistent également sur les stratégies de contournement de la carte scolaire par les parents, cette « lutte des places », ainsi que sur l’immense responsabilité jouée par le privé sous contrat qui scolarise aujourd’hui un collégien sur cinq.

Tout cela contribue à fabriquer des générations d’enfants qui ne se confrontent pas à l’altérité sociale. Pour illustrer cela, Youssef Souidi raconte une anecdote : à son arrivée au lycée, et sortant d’un collège défavorisé, il est interrogé par son enseignante de sciences économiques et sociales sur les activités économiques adolescentes non soumises à l’impôt. Tandis que cette dernière s’attendait certainement à l’évocation du baby-sitting, il répond « le trafic de drogue ».

Absence de volonté politique

Il existe des solutions, mais le volontarisme politique n’est pas à la hauteur des enjeux. Najat Vallaud-Belkacem raconte que, lors de la passation de pouvoir avec Jean-Michel Blanquer, en 2017, elle lui a remis le dossier d’une expérience inédite impulsée en 2016 pour plus de mixité sociale dans les collèges et que ce dernier l’a poliment remisé au fond d’un tiroir. Cette expérience engageait 46 départements et 84 communes.

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De fait, Youssef Souidi confirme que des actions sont possibles. La carte scolaire reste un point nodal. Aujourd’hui encore fondée sur des territoires socialement homogènes, elle pourrait être repensée et redessinée. Dans le 12e arrondissement parisien, par exemple, a été tentée une configuration en « taches de léopard » afin de regrouper des élèves issus de quartiers discontinus. L’auteur souligne également son intérêt pour l’expérience dite Affelnet d’affectation des collégiens parisiens dans des lycées en prenant en considération les critères géographiques et sociaux en sus des résultats scolaires.

Des expérimentations qui, toujours, vont dans le même sens : imposer les choses aux classes populaires et jamais l’inverse.

Les deux livres relatent plusieurs expériences en France en soulignant tous deux un point important : rien ne se fait sans la coopération des parents, lesquels s’opposent parfois à des expérimentations qui, toujours, vont dans le même sens : imposer les choses aux classes populaires et jamais l’inverse. Or les familles n’ont pas toujours l’envie ni les possibilités matérielles de déroger au collège de proximité, qui est le plus accessible et peut-être rassurant, même si elles en connaissent les failles.

Conditionner les subventions à la mixité

Pourquoi ne pas fermer les établissements ghettos ? demande Youssef Souidi, en précisant bien que cela pourrait aussi concerner les établissements les plus riches. La mise à contribution de l’enseignement privé est enfin d’une nécessité criante. Il doit être partie prenante d’une politique de mixité sociale. Le conditionnement de la ­subvention publique à cet engagement est une piste suggérée.

Ces deux lectures confirment que la mixité sociale à l’école est une question qui doit être prise à bras-le-corps. Si elle n’est pas une condition suffisante à la démocratisation scolaire, on sait qu’elle est bénéfique pour tous les enfants. Un constat qui semble pourtant laisser indifférent le gouvernement de Gabriel Attal, volontiers prompt à aggraver les logiques séparatistes avec les groupes de niveaux et préférant camoufler les inégalités sociales sous un uniforme plutôt que de tenter d’y remédier.

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