Damasio à l’assaut des Gafam

Parti se confronter aux réalités qu’il tente de circonscrire dans ses romans, Alain Damasio publie sept essais et une nouvelle dans lesquels se déploie une lutte entre pensée technocritique et mirages de la Silicon Valley.

François Rulier  • 19 juin 2024 abonné·es
Damasio à l’assaut des Gafam
Tim Cook, PDG d’Apple, prononce un discours à la conférence mondiale des développeurs d’Apple, le 10 juin 2024. Au programme : l’intégration de l’intelligence artificielle dans les logiciels de la marque.
© JUSTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Vallée du silicium / Alain Damasio / Seuil / 336 pages / 20 euros.

Tout commence dans la capitale de la « Digitalie », cet empire mondial qui trône depuis la Silicon Valley et ses palais baroques, sur lesquels les ordonnateurs de notre futur ont inscrit leur nom : Apple, Google, ou encore Facebook. Le Ring, immense bâtiment et siège du dieu à la pomme, ouvre l’odyssée d’Alain Damasio dans cette vallée des fantasmes. Une épopée à travers les richesses de la Tech et la misère de quartiers mitoyens et pourtant délaissés, à la rencontre d’étranges figures venues tout droit d’un roman d’anticipation, que l’auteur relate dans six essais parcourus de doutes, d’hésitations mais également d’illusions et de rencontres : une pensée qui se développe et chemine patiemment vers l’Ithaque technocritique, grandi de propositions positives dans un septième essai, qui précède une nouvelle inédite.

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Pour revenir chez lui, l’auteur doit affronter les charmes d’une Tech capable d’offrir les plus grandes voluptés en anesthésiant le corps. Face à l’incertitude, la Tech offre la sécurité et la prévision, dans les relations intimes à coups d’applications comme dans la gestion de son propre corps à l’aide de capteurs ; devant la faiblesse et la paresse humaines, elle offre le pouvoir de « faire faire », que ce soit d’être transporté par une voiture autonome ou d’envoyer une réponse écrite par une intelligence artificielle plutôt que de prendre la plume.

L’opium du virtuel

Si la Tech offre aux utilisateurs d’expérimenter mille aventures dans les mondes virtuels, elle doit sursolliciter artificiellement des corps restreints, amputés, rejetés. Ce corps si imparfait, si limité, demeure la cible principale de ces ordonnateurs du futur. L’opium du virtuel doit offrir toutes les jouissances sans l’altérité du réel, sans les sensations du contact avec d’autres êtres, des odeurs, de la sueur, du toucher. Tel un vampire, la Tech vend l’extension des capacités du corps alors qu’elle participe à sa dévitalisation.

Plusieurs incarnations de ce futur sont venues à la rencontre d’un Damasio résistant difficilement aux chants des sirènes. Arnaud, un quantified self dopé à la performance millimétrée, parcouru de capteurs contenus dans un anneau, arborant montre et lunettes connectées, pouvant déclencher une photo en clignant des yeux, démiurge possédant le pouvoir d’allumer la lumière par la pensée grâce à des capteurs d’ondes cérébrales, vante la maîtrise de soi par la Tech. Plus insidieux, Grégorie, programmeur et artiste, façonnant la glaise numérique pour créer des golems à son service, laisse entrevoir un monde où humain et Tech collaboraient, hors de la relation de maître à esclave que nourrissent les Gafam.

Dans ce périple, l’auteur profite des vents favorables soufflés par de nombreux chercheurs et chercheuses, qui lui permettent d’appréhender avec finesse ce monde clos. C’est également vers les défunts qu’il se tourne, d’Ivan Illich à Jean Baudrillard, tous deux philosophes et analystes critiques de la société contemporaine. D’Illich, notamment, Damasio reprend l’idéal d’une relation « conviviale » entre l’humain et la Tech, que lui a inspiré Grégorie, sans ignorer que la maîtrise qu’elle implique n’est pas accessible à tous.

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Néanmoins, maîtriser la Tech reste une gageure, comme l’apprennent à leurs dépens les personnages de la nouvelle concluant l’ouvrage. Dans un univers d’apocalypse climatique, un couple et son enfant se retrouvent prisonniers de leur appartement, coupés les uns des autres par des consignes appliquées strictement par des IA nourries aux capteurs placés sur leurs maîtres-esclaves.

Voie alternative

Rédigé en France après un long périple, l’ultime essai tire ses dernières flèches envers la Tech et propose une voie alternative au simple rejet, qui ne sied pas à une analyse réellement technocritique : il faut ainsi distinguer le pouvoir de la puissance. Alors que le premier touche à l’hybris humaine, à la mentalité du maître trop heureux qu’on le serve sans être capable d’agir lui-même, servitude volontaire à laquelle répond la Tech, la puissance est la capacité de « faire ». L’humain ne pouvant vivre sans technique, reste à tisser cette relation permettant à la Tech de nourrir l’« empuissantement » de l’humanité sans l’asservir, à faire des IA des intelligences amies, à s’éduquer pour sortir de l’état de barbare numérique et renverser les seigneurs des temps à venir. 


Les parutions de la semaine

L’Héritage perdu du Parti communiste italien. Une histoire du communisme démocratique, Hugues Le Paige, Les Impressions nouvelles, 288 pages, 20 euros.

Il réalisa une émouvante Chronique de la Toscane rouge (1982-2004), Il fare politica (RTBF/Arte, DVD éditions Montparnasse, 1 h 25), formidable plongée documentaire dans un village communiste près de Florence. Journaliste et réalisateur belge ayant vécu en Toscane, longtemps bastion du parti qui fut le plus grand PC d’Europe occidentale, Hugues Le Paige revient sur cette véritable contre-société inspirée par le « marxisme singulier » de son fondateur, Antonio Gramsci. Il élargit cette fois sa focale pour explorer l’histoire du PCI à travers toute la péninsule. En soulignant l’un de ses caractères, qui ne manquera pas de surprendre certains lecteurs, notamment français : celui d’un parti qui fut l’un des premiers à s’éloigner du dogmatisme (souvent servile) imposé par Moscou, osant ce que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « communisme démocratique ».

Représentant encore à la fin des années 1970 un gros tiers des électeurs transalpins, gérant de nombreuses villes et régions, le PCI bénéficiait, en sus d’une véritable hégémonie sur le monde culturel, d’une « participation politique massive » de ses militants tout en s’ouvrant au mouvement des femmes, à l’écologie sociale, aux problèmes du précariat. Ce qui fit rêver la gauche européenne. Sa décision de se saborder au lendemain de la chute du mur de Berlin, en dépit de sa force politique et électorale, laissa la gauche italienne, mais aussi européenne, « orpheline ». Hugues Le Paige interroge, dans cet essai passionnant, cet « héritage perdu ».

Découvrir la révolution des Œillets. Portugal, Ugo Palheta, Les Éditions sociales, coll. « Les propédeutiques », 192 pages, 10 euros

Il serait sans doute bon pour les électeurs de Bardella de se documenter sur ce que signifie avoir des fascistes au pouvoir. Les Portugais ont fêté en avril dernier les cinquante ans de la révolution des Œillets, qui débuta par un coup d’État bien préparé par de jeunes officiers (beaucoup de gauche) qui, en entrant avec leurs blindés dans Lisbonne, renversèrent la plus vieille dictature fasciste d’Europe. Depuis les années 1920, le Portugal était en effet sous le joug d’un régime autoritaire, colonial et corporatiste, s’appuyant sur l’Église catholique, synonyme pour la plupart de ses citoyens de grande pauvreté, d’analphabétisme, de répression politique féroce et de négation de leurs droits sociaux.

Sociologue à l’université de Lille, Ugo Palheta revient sur le déroulé de cette révolution qui surprit le monde entier en 1974. Il montre surtout qu’elle ne fut pas seulement un putsch d’un jour de militaires accueillis par un peuple béat qui leur offrit des œillets, mais bien le résultat d’un long processus de mobilisations contre le régime, dans les colonies portugaises, les universités, les usines et les campagnes. Et que, durant presque deux ans ensuite, elle oscilla entre tentatives de restauration bonapartiste, épuration de l’État légué par le fascisme, réforme agraire, militantisme révolutionnaire et débats enflammés au sein de l’armée et entre forces politiques réapparaissant enfin au grand jour. Un travail magistral, à lire d’urgence aujourd’hui en France.

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Temps de lecture : 7 minutes

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