Lou Trotignon : « J’ai voulu montrer que la transidentité pouvait être joyeuse » 

Sur scène ou en manif, l’humoriste queer utilise l’humour comme un outil politique et d’éducation populaire. Son spectacle, Mérou, dont la tournée a repris en septembre, s’adresse à toutes et tous.

Pauline Migevant  et  Hugo Boursier  • 18 septembre 2024 abonné·es
Lou Trotignon : « J’ai voulu montrer que la transidentité pouvait être joyeuse » 
À Paris, le 27 août 2024.
© Maxime Sirvins

Lou Trotignon est né le 14 juillet 1997 à Rambouillet (Yvelines). Après avoir été stripteaseur pour gagner sa vie, l’humoriste commence le stand-up en 2020, à La Mutinerie, où il organise des ateliers d’écriture et un plateau d’artistes. À la même période, il entame sa transition, processus qu’il raconte dans son premier spectacle, Mérou. Il fait partie d’une nouvelle génération d’humoristes et militants queers.

Comment faites-vous pour transformer en humour vos expériences personnelles ?

Lou Trotignon : Je crois que le plus important est d’avoir du recul sur la situation parce qu’il ne s’agit pas de tenir un discours thérapeutique pour soi-même face au public. Il faut que ce soit transformé. Néanmoins, j’utilise l’humour pour parler des choses qui m’arrivent, qui ont été difficiles ou qui m’ont paru absurdes. Par exemple, les normes de genre. Au moment de l’écriture, je pars toujours de mes émotions, de quelque chose que je veux absolument dire et qui n’a pas été abordé.

À l’origine le stand-up est un art d’éducation populaire.

Comme le fait d’avoir un regard bienveillant sur la transidentité ou de considérer le BDSM (1) comme une pratique parmi d’autres. Je pars de ce message-là et, ensuite, c’est un travail d’équipe avec mon coauteur et mes collaborateurs artistiques. Et là, on écrit ensemble, on réfléchit à quel genre de blagues on peut faire. La réflexion majeure, c’est comment faire des blagues que tout le monde comprenne, mais qui ne fassent pas rire au mauvais endroit.

1

Bondage, domination, soumission, masochisme.

Les personnes avec lesquelles vous travaillez sont-elles queers (2) ?

Oui, mais ce n’est pas une volonté particulière. Mon metteur en scène, Amiel Maucade, est mon meilleur ami, une personne queer, palestinienne. C’est quelqu’un qui m’apporte un point de vue que je n’ai pas en tant que personne blanche. Ma collaboratrice artistique, Sandra Calderan, est gouine, rurale, daronne et précaire. Elle m’apporte aussi un autre point de vue vis-à-vis de la classe. Il y a des choses que les personnes non queers ne peuvent pas comprendre dans l’accompagnement artistique et personnel. Par exemple, il y a des moments durant lesquels j’ai senti que les gens ne rigolaient pas. Ce n’était pas à cause des blagues, mais de mon identité.

2

De l’anglais « bizarre », insulte que se sont réappropriée les minorités sexuelles et de genre.

En quoi l’humour est-il un outil pédagogique ?

L’humour est un bon moyen pour parler de transidentité. Parce qu’à l’origine le stand-up est un art d’éducation populaire. Quand ma sœur a fait son coming out, avant que je ne le fasse moi-même, j’ai pris conscience que je ne connaissais rien à la transidentité. J’ai fait beaucoup d’erreurs, on en a beaucoup discuté. Je comprends les gens qui ne comprennent pas, parce qu’en fait il y a peu d’informations.

Dans votre spectacle, vous précisez qu’il existe une multiplicité de transitions. Pourquoi était-ce important pour vous de mentionner cette diversité d’expériences ?

Pendant longtemps, j’avais honte de dire que je n’étais pas sûr de mon genre et que je me questionnais souvent. J’avais l’impression d’être tout seul. De ne pas être normal, d’être bizarre. Et je me suis dit que j’allais le dire sur scène. Cela a fonctionné, parce que le fait de ne pas savoir exactement qui on est n’est pas quelque chose qui relève seulement de la transidentité.

Je suis juste un échantillon d’une communauté très multiple.

Et puis, souvent, le discours sur la transidentité, c’est : « On le sait depuis qu’on a 3 ans, on souffre énormément, notre vie est extrêmement triste. » J’ai voulu montrer que, par ailleurs, la transidentité pouvait être joyeuse, qu’elle pouvait venir plus tard. Océan (3), par exemple, avait une quarantaine d’années quand il a fait son coming out. Il n’y a pas une seule histoire de transidentité.

3

Océan est un comédien, réalisateur et chroniqueur ayant fait son coming out en tant qu’homme trans en 2018.

La communauté trans a dû construire un discours face aux transphobes pour dire que la transidentité n’était pas un choix. Mais c’est beaucoup plus complexe que ça. Par exemple, je suis non-binaire, donc, dans les faits, je pourrais aller vers la féminité aussi, mais la masculinité me protège. J’aime la masculinité. Beaucoup de personnes trans noires ne transitionnent pas vers la masculinité parce qu’elles se trouveraient ainsi en danger par rapport à la police. Il y a un vrai déclassement.

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De nombreuses questions sociales et de survie personnelle entrent en compte dans la transition. Mais, avec le peu de visibilité que l’on a, c’est difficile d’aller dans les subtilités de nos identités. Dans mon spectacle, j’essaie de dire qu’il y a autant de vécus que de personnes trans. Je suis juste un échantillon d’une communauté très multiple.

Qui sont vos inspirations queers dans le stand-up ?

Ma plus grande inspiration est Shirley Souagnon. Même en termes personnels, c’est quelqu’un qui m’a beaucoup aidé, qui m’a soutenu dès le début. Je regardais toutes ses vidéos avant de commencer le stand-up, parce qu’iel utilise l’humour pour parler d’oppressions, pour essayer d’éduquer. Je me souviens d’un festival de Montreux qu’iel finit en disant : « Pour ceux qui ne croient plus au racisme, de quelle couleur sont les collants couleur chair ? » Et iel part. Et j’étais là : « Ah, je veux faire ça ! » Parce que ça bouscule. Les gens rigolent, puis ils sont remués et ils se disent : « Pourquoi je rigole ? »

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Comment gérez-vous le fait de jouer le même spectacle dans des espaces où le public est majoritairement queer et d’autres salles où ce n’est pas le cas ?

J’ai créé un premier noyau de public queer à la Mutinerie, un bar lesbien à Paris, où je travaillais et où j’ai créé des ateliers d’écriture, de stand-up et un plateau. Mais, dans les comedy clubs, il y a très peu de personnes queers. Dès le début j’ai rodé mes sketchs devant des gens qui n’étaient pas du tout queers. Il y a des blagues dans mon spectacle qui sont des références internes au monde queer que j’assume.

« J’ai du mal encore à voir comment un public de dominants me perçoit quand j’arrive sur scène. Certains doivent se dire que je suis un mec efféminé, d’autres que je suis trans, ou que je suis une meuf masculine. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Mais c’est d’abord un spectacle pour les personnes non concernées qui se posent des questions sur la transidentité. Quand j’arrive sur une scène où il n’y a pas forcément des gens concernés, je dis « salut » et je les laisse me regarder. Après, je les détends et je joue sur leur gêne. Parce que je comprends qu’ils soient gênés. C’est important pour moi qu’ils ne se sentent pas visés ou jugés dans mes blagues. Peut-être qu’une autre personne trans, après, pourra les juger. Mais je pense qu’au début il faut vraiment être doux.

Dans le spectacle, vous décrivez cet « homme blanc de 50 ans » auquel vous finirez par ressembler. Comment appréhendez-vous la distance qu’il y a entre vous et ce groupe dominant auquel vous pourriez être associé ?

Je ne ferai jamais partie de ce groupe. Plein de choses me déclassent très vite vis-à-vis de lui. En réalité, je serai toujours trans. Mes cicatrices, par exemple, perdureront dans le temps. J’ai du mal encore à voir comment un public de dominants me perçoit quand j’arrive sur scène. Certains doivent se dire que je suis un mec efféminé, d’autres que je suis trans, ou que je suis une meuf masculine. Je ne le sais pas encore parce que je suis encore au début de ma transition. Ça ne fait que deux ou trois ans. Et le corps change vite, vous savez.

Faire rire n’est pas ma finalité dans le stand-up. Ce que je vise, c’est l’engagement, l’action.

Vous insistez beaucoup sur l’héritage des luttes. Pourquoi est-ce important de raconter votre rapport au genre tout en le resituant dans l’histoire de ces combats ?

Mon spectacle est collectif. Certes, je raconte mon histoire, qui ne peut pas être généralisée à toutes les personnes trans. Mais, si j’ai pu faire ma transition plus tranquillement, c’est parce qu’avant moi des gens se sont battus. L’humour fait partie de ce combat. On a toujours utilisé l’humour pour se défendre contre les oppressions. C’est aussi pour ça que je débute mon spectacle avec des extraits de manifestations, d’interviews, etc.

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C’est pour souligner cet aspect collectif. Même si je finis par toucher l’argent (rires). Non, je veux parler de collectif en termes de philosophie politique. C’est très important pour moi, d’ailleurs, que mon spectacle demeure accessible. Il y a toujours des tarifs pour les personnes les plus précaires. On travaille, avec ma production Fourchette Suisse Productions, sur la question de l’accueil des personnes en fauteuil roulant et la traduction du spectacle en langue des signes.

Sentez-vous une attente du public pour écouter d’autres récits autour de la transidentité, qui ne soient pas abordés sous l’angle de la souffrance ou du rejet mais plutôt de l’humour et de la bienveillance ?

Je ne sais pas si je parlerais d’attente. Nous sommes beaucoup de personnes queers à créer nos espaces quand il n’y en a pas. D’où l’émergence de nombreux lieux queers ces dernières années. Je me suis aussi interrogé sur la possibilité de rire dans des contextes aussi durs et graves, notamment depuis le début du génocide en Palestine. Mais, parfois, le rire est la seule chose qui reste à faire, donc je me sens utile aussi à cet endroit-là.

« La plupart de mes sketchs naissent d’un sentiment de colère. La colère est saine, elle est nécessaire au militantisme. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Vous avez repris un extrait de votre spectacle sur la place de la République, lors de la manifestation contre la proposition de loi interdisant les transitions pour les mineur·es. Comment articulez-vous la colère et le rire ?

La plupart de mes sketchs naissent d’un sentiment de colère. La colère est saine, elle est nécessaire au militantisme. Mais faire rire n’est pas ma finalité dans le stand-up. Ce que je vise, c’est l’engagement, l’action. Le stand-up est un outil : je l’aime énormément, mais ce n’est qu’un outil. Et quand le rire ne fonctionne pas, parce que la colère est trop forte, j’utilise un autre outil. Même si, parfois, c’est dur. À la parution de Transmania (4), j’étais vraiment à plat. Ces oppressions te frappent d’un coup et participent à te déshumaniser. Mais j’arrive quand même à en faire des blagues. Je crois que je suis marrant quand je m’énerve. Et puis les transphobes sont assez ridicules, aussi.

4

Transmania. Enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, Dora Moutot et Marguerite Stern, Magnus, 2024.

Il y a une urgence à réintroduire de la joie dans les combats d’émancipation ?

C’est aussi ce qui me fait monter sur scène. Je me pose toujours cette question : le métier d’humoriste a-t-il encore du sens dans notre climat politique ? Je pense que oui. Le rire est un outil très fort. De pédagogie, d’engagement, d’émancipation. C’est un moment de répit pour les personnes concernées, où elles respirent en se disant qu’elles ne sont pas le problème. Quant aux personnes qui ne sont pas concernées, elles peuvent apprendre sans se sentir jugées.

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Des personnes très éloignées des communautés queers vont-elles à votre rencontre après vos spectacles pour obtenir des réponses ?

Oui, tout le temps ! À chaque sortie de spectacle. La dernière fois, un couple de psychologues en lycée, hétéros, blancs, sont venus me voir et m’ont dit qu’ils ont beaucoup d’élèves trans dans leur établissement mais que l’État ne leur donne pas de bons outils pédagogiques. Ils venaient me voir à mon spectacle pour être mieux renseignés.

L’objectif est-il de finir par lutter à armes égales face au discours transphobe ?

Oui, tout à fait. Je trouve lunaire que les discours sur la transidentité dans les médias mainstream ne soient pas produits par des personnes trans. Les sénateurs parlent des trans, mais aucun d’entre eux n’est concerné. Ils réfléchissent tranquillement sur nos vies, sans nous. Alors que, quand nous parlons nous-mêmes de nos problématiques, c’est tout de suite très puissant. Je l’ai constaté sur France Inter lors de ma première chronique. Dès le lendemain, j’ai agrandi ma communauté, mes spectacles étaient tous complets. Mon objectif est de continuer à aller dans des lieux mainstream. C’est un choix difficile, parce que cela revient aussi à adapter son langage à ces médias.

« La situation avance et la parole engagée peut être de plus en plus entendue. La vague de haine transphobe signale d’ailleurs notre visibilité. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Vous arrive-t-il d’avoir des conflits de loyauté entre un milieu plus radical et ces espaces plus mainstream ?

C’est un questionnement constant : parler de notre communauté sans la dévaloriser. Des personnes queers me disent parfois que je ne suis pas assez radical mais, en fait, c’est un choix. On parle beaucoup avec Tahnee (5) du fait qu’être consensuel est une étape sur du plus long terme. Je vois aussi que les personnes trans qui se lancent aujourd’hui dans le stand-up sont beaucoup plus radicales que moi. La situation avance et la parole engagée peut être de plus en plus entendue. La vague de haine transphobe signale d’ailleurs notre visibilité.

5

Tahnee est une humoriste queer.

Vous considérez le rire comme faisant partie d’une pratique de soin ?

Oui, vraiment ! Il y a besoin d’aide, il y a besoin de colère, mais aussi de nous rappeler que nous sommes joyeux et que nous pouvons être fiers de qui nous sommes.

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