Face au déferlement transphobe, la riposte se construit

Une vague transphobe et réactionnaire mûrit depuis plusieurs années en France, à l’image de Transmania, le récent livre de Dora Moutot et Marguerite Stern. Mais la contre-offensive s’organise autour de la lutte pour de nouveaux droits.

Daphné Deschamps  • 3 mai 2024 abonné·es
Face au déferlement transphobe, la riposte se construit
Manifestation pour les droits des personnes trans, à Londres, en avril 2022.
© Karollyne Videira Hubert / Unsplash

« Mais qu’est-ce que ça veut dire exactement se sentir fille, monsieur-madame ? » interroge d’un ton faussement innocent Dora Moutot sur le plateau des « Grandes Gueules » de RMC, le 18 avril. La question est destinée à Béatrice Denaes, coprésidente de Trans Santé France, présente par téléphone et à laquelle les chroniqueur·ses et les deux invitées de l’émission reprochent – entre autres – de « ne pas produire de lait », ce qui semble être un point central dans la définition d’une femme selon eux. « Il n’y a pas de problème, c’est juste que vous n’êtes pas une femme », assène la militante transphobe.

On assiste en ce moment à un aboutissement transphobe.

M. Royer

Cette séquence, notamment signalée à l’Arcom par l’AJL, l’association des journalistes LGBT, n’est qu’une parmi tant d’autres qui parsèment la campagne de promotion de Transmania, une « enquête sur l’idéologie transgenre » de Dora Moutot et Marguerite Stern, éditée par Diane Ouvry, ancienne cadre de Reconquête et publiée chez Magnus. Cette maison d’édition d’extrême droite du militant identitaire et libertarien Laurent Obertone édite notamment des militants violents comme Papacito ou Marsault. Depuis sa parution, le 11 avril dernier, le déferlement de transphobie semble inarrêtable. Mais la riposte a commencé à s’organiser, notamment via un appel à la mobilisation le 5 mai sur tout le territoire, signé par plus de 800 personnalités dans nos colonnes.

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Une offensive politique d’envergure

Cette vague de haine provient-elle seulement de la publication de ce livre, bourré de fake news et de théories pseudoscientifiques plus proches du conspirationnisme qu’autre chose, comme l’ont analysé nos collègues de têtu·? Pas du tout. « On assiste en ce moment à un aboutissement transphobe« , analyse Maud Royer, présidente de Toutes des Femmes, association rassemblant femmes trans et cis (1) qui luttent conjointement pour les droits des femmes et des personnes trans. « Les transphobes ne se réveillent pas, mais finissent de grandir, après avoir commencé à faire du bruit en 2020 pour Stern et Moutot et en 2021 pour l’Observatoire de la Petite Sirène.« 

Cis : se dit des personnes dont le genre déclaré correspond à leur sexe à la naissance déclaré.

Cet observatoire, codirigé par Céline Masson et Caroline Eliacheff, deux psychanalystes controversées, est le deuxième fer de lance de cette offensive transphobe. Et par un biais plus surprenant qu’un simple livre d’extrême droite faisant polémique : ses présidentes sont derrière le rapport sur la prise en charge des mineur·es transgenres publié par le groupe Les Républicains au Sénat, comme le révèlent nos confrères de Mediapart, qui ont lu les 369 pages d’auditions et de conclusions portées par la sénatrice LR, Jacqueline Eustache-Brinio.

Ce rapport biaisé, qualifié « d’intoxication » – et duquel une partie des auditions auraient été tronquées pour servir un discours précis –, sert de justification à une proposition de loi présentée au Sénat le 28 mai prochain qui, si elle est adoptée en l’état, ferait de la France le pays le plus restrictif d’Europe en matière d’accompagnement des transitions chez les mineur·es, nous mettant sur la même ligne que la Russie ou certains des États étasuniens les plus réactionnaires, qui interdisent aussi l’IVG.

Un militantisme toujours plus violent

Cet aboutissement transphobe, pour Maud Royer, se trouve dans la concomitance du calendrier qui réunit la parution de Transmania et cette proposition de loi. « Ce déchaînement médiatique vient de femmes qui ont beaucoup d’audience, et qui ont décidé de mener l’offensive maintenant. On n’a pourtant pas obtenu de nouveaux droits récemment, il s’agit juste de gens qui décident que l’on n’a pas le droit d’exister. » Il s’inscrit aussi dans la suite logique du militantisme toujours plus violent de Dora Moutot et Marguerite Stern.

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Hanneli Victoire, journaliste indépendant, en a fait les frais après une story Instagram (2) reprise par Dora Moutot en août 2022, ayant déclenché une vague massive de cyberharcèlement à son encontre. “J’étais très choqué, traumatisé”, se souvient-il. “Dora Moutot a mentionné mon employeur, têtu·, pendant plusieurs jours pour me faire virer ; je recevais des menaces de mort, des menaces de viol, des insultes…” Il porte plainte avec SOS Homophobie en même temps que Marie Cau, maire transgenre, contre Dora Moutot, qui a récemment été mise en examen dans cette affaire.

2

Une story Instagram est un partage des photos et des vidéos sur ce réseau social qui disparaissent après 24 heures.

Face à la vague de transphobie qui se répand de l’extrême droite jusqu’à la majorité présidentielle – Aurore Bergé a reçu Marguerite Stern et Dora Moutot à l’Assemblée nationale –, les associations LGBT, mais aussi féministes, organisent la riposte. « Il faut souligner que les associations féministes n’ont pas du tout raté le coche de la lutte contre la transphobie », souligne Hanneli Victoire. « C’est une question qui mature dans le camp féministe dans le bon sens. » NousToutes, qui est aujourd’hui une des plus grosses associations féministes du pays, multiplie par exemple les ponts avec les associations trans.

Les associations féministes n’ont pas du tout raté le coche de la lutte contre la transphobie.

H. Victoire

« On a une assez forte homogénéité du champ féministe français contre la transphobie, ce qui n’est pas forcément le cas au Royaume-Uni ou aux États-Unis. C’est une des raisons pour lesquelles le mouvement TERF (trans exclusionary radical feminist, un acronyme revendiqué par nombre de militantes transphobes, N.D.L.R.) fonctionne mal en France, et que Stern et Moutot ont été reléguées à l’extrême droite », renchérit Maud Royer. “Aujourd’hui, c’est clair pour la gauche au Sénat qu’il faut voter contre cette proposition, alors qu’il y a cinq ans ça n’était pas évident. Ce processus de clarification politique sain pose la question de comment organiser la riposte maintenant.”

Nécessité de nouveaux droits

Cette riposte passe pour Hanneli Victoire par la lutte contre les fake news propagées par les militantes transphobes, à commencer par celles sur les transitions de mineur·es, au cœur de la proposition de loi LR. En France, les chirurgies sur mineur·es n’existent pas, et les bloqueurs de puberté, dont les effets sont réversibles, ne concernent qu’à peine 300 mineur·es, après plusieurs mois, voire années, d’évaluations psychiatriques souvent éprouvantes. “Il faut aussi arrêter les face-à-face entre militants transphobes et personnes trans organisés dans les médias”, ajoute-t-il. “C’est le même processus que ceux qui existaient pendant les débats autour du mariage pour tous.”

Cette riposte sera-t-elle la version trans du mariage pour tous, la victoire qui repoussera définitivement la transphobie hors des opinions politiques entendables ? Seulement si on remet au centre du débat l’obtention de nouveaux droits, selon Maud Royer : “On ne peut pas gagner en répondant seulement aux offensives. L’objectif, c’est que les transphobes ne puissent plus parler de nous sans parler des nouveaux droits qu’on réclame.”

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La priorité, énonce-t-elle, c’est le changement d’état civil facilité et déjudiciarisé, que Toutes des Femmes porte notamment via sa campagne « Juge Pas Mon Genre », disponible sur son site internet. À cela s’ajoute l’augmentation du nombre de places pour les hormonothérapies et les chirurgies à l’hôpital public, aujourd’hui extrêmement saturé, ce qui pousse les personnes trans à multiplier les cagnottes pour accéder dans le privé à des traitements « qui sauvent des vies« . Hanneli Victoire souligne aussi la nécessité de « créer des environnements plus sereins pour les mineur·es trans« , qui existent quoi qu’en disent les militantes transphobes.

Mais aussi de « parler de solidarité internationale et d’accueil des exilé·es trans qui fuient des persécutions« , sont victimes de réseaux de prostitution et d’une précarité accrue. Enfin, « il faut une politique plus ferme en termes de condamnations pour transphobie », ajoute-t-il. « C’est un délit, mais il n’y a quasiment pas de protection, malgré le très fort taux d’agressions, de meurtres et de suicides suite au harcèlement des personnes trans. Mon procès contre Dora Moutot a pour but de faire jurisprudence en la matière. » Une quarantaine de rassemblements dans toute la France sont annoncés le 5 mai pour les droits des personnes trans.

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