Procès de Mazan : « Le sexisme est omniprésent, y compris dans l’attitude des accusés »
La photojournaliste Anna Margueritat couvre le procès des violeurs de Mazan. Elle raconte, dans ce texte inédit, l’ambiance sexiste dans la salle d’audience et la violence différemment perçue par les hommes et femmes journalistes présent·es.
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VSS : « On ne sort pas guérie d’un procès » Procès de Mazan : de la défense à l’indécence Comment la définition pénale du viol influence le procès des violeurs de Mazan Les 83 violeurs : la banalité du mâle« C’est ton premier jour ? Prépare-toi à saigner des oreilles », me glisse une consœur dans l’interminable file d’attente formée par les journalistes pour accéder à la salle d’audience. À notre gauche, les 35 accusés qui comparaissent libres dans le procès de Mazan entrent un à un. Mon sang se glace. Ma consœur m’adresse un regard complice et se place à côté de moi pour m’éviter d’être à nouveau frôlée par l’un d’entre eux.
À l’intérieur de la salle, une pesanteur, une atmosphère lourde. Sur une centaine de places, plus de la moitié est occupée par les accusés (dont 14 comparaissent détenus dans un box) et leurs avocats. Si les places viennent à manquer, on peut se retrouver assis à côté de l’un d’entre eux. On sent leur parfum, on entend chacun de leurs ricanements, on voit les petits sourires échangés. Certains accusés regardent plus ou moins fixement les femmes présentes dans la salle.
Après une première matinée d’audience, marquée par l’absence du principal accusé Dominique Pelicot pour raison de santé, les rédacteur.ices échangent, cherchent à comprendre, et partagent leur ressenti. Les femmes, surtout, font part de leur inconfort à être parmi autant d’hommes accusés d’avoir commis les atrocités détaillées pendant l’audience. « Quand je vois ça, je me dis que j’ai bien fait de ne pas porter plainte », confie l’une d’elles qui semble particulièrement touchée, en écho au constat fait par Gisèle Pelicot lors d’une de ses déclarations.
Quelle violence. Quelle charge immense vient s’ajouter au traumatisme.
Nous sommes toutes unanimes pour saluer le calme dont fait preuve Gisèle Pelicot., qui fait face à ses dizaines de violeurs, dont elle découvre le visage à l’occasion du procès. Dans les jours qui suivent, j’observe le banc des parties civiles et l’attitude de Gisèle Pelicot. continue de susciter en moi une admiration grandissante. Moi aussi, j’ai été victime. Dans des circonstances bien différentes.
Violence et menaces
Je suis l’une des 86 % « classée sans suite ». Je n’aurai jamais à confronter mes agresseurs au cours d’un procès. Je n’aurai pas à subir les questions insultantes de certain.es avocat.es de la défense, qui m’interrogent sur mes pratiques sexuelles, ma potentielle culpabilité, ma sous-entendue responsabilité dans les viols dont j’ai été victime.
Je n’aurai pas à entendre mes agresseurs se plaindre, ignorer ma souffrance pour étaler la leur, eux qui disent « ne pas avoir un cœur de violeur », ou encore que « cette histoire de merde » a ruiné leur vie. Je n’aurai pas non plus à regarder ces dizaines de vidéos, qui attestent du crime que ces hommes ont commis, et subir leurs expressions ébahies devant les écrans. Quelle violence. Quelle charge immense vient s’ajouter au traumatisme.
Puis il y a les applaudissements du public venu pour soutenir et accueillir Gisèle Pelicot à chacune de ses entrées et sorties du tribunal, comme pour apporter un brin de lumière, et rappeler un essentiel, « vous n’êtes pas seul.e ». Au bout d’une semaine de présence au procès, une tension croissante s’installe, qui ne se limite pas aux murs de la salle d’audience. Devant le tribunal, des petits groupes d’accusés profitent d’une « pause clope » pour insulter les journalistes dont ils ne supportent plus la présence.
La majorité d’entre eux portent un masque chirurgical pour cacher leur visage, certains mettent des lunettes de soleil et d’autres, une capuche bien serrée autour de la tête pour être sûr de ne pas être identifié. Il leur arrive quotidiennement de frapper une caméra ou de menacer et intimider un journaliste ; l’un d’entre eux a déclaré, en pleine audition devant la cour, entre deux sanglots, « on me filme, on me traite de violeur alors que je suis présumé innocent ! Nul n’est censé ignorer la loi ! ».
C’est dire si la honte a changé de camp. Va-t-elle finir par les atteindre, eux qui se barricadent sous les inversions de culpabilité et une victimisation constante ? La honte pourrait-elle traverser le mépris dont dégouline Dominique Pelicot, qui affirme qu’on « ne naît pas pervers, on le devient » ? Une épaisse misogynie se mêle à la tension ambiante. Un accusé m’adresse un doigt d’honneur, face à moi depuis son box, après m’avoir fixé pendant toute une journée. Ce sont les regards qui pèsent le plus lourd, et ils ne nous lâchent pas.
Un accusé s’est carrément tourné depuis son box pour regarder avec insistance deux consœurs, et ce, pendant plusieurs heures d’audience
Un accusé s’est carrément tourné depuis son box pour regarder avec insistance deux consœurs, et ce, pendant plusieurs heures d’audience. Un autre encore agresse verbalement et menace ces deux mêmes consœurs à l’entrée de la salle, alors qu’elles se retrouvent un peu à l’écart, parce qu’il pense qu’elles sont en train de le filmer. Alors, on met implicitement quelques mesures en place, pour pouvoir travailler « normalement » si tant est que ce soit possible, en tout cas en essayant d’oublier pour quelques instants qu’on est une femme.
Un « boys club » qui se croit victime
Mais le sexisme est omniprésent, que ce soit dans les faits qui sont au cœur de ce procès, ou dans le comportement des accusés. On ne peut pas l’ignorer, surtout quand on le subit même quand la journée de travail est terminée. Les accusés se connaissaient déjà pour certains, et pour les autres, des liens fraternels se créent au fil des jours. Ils se regroupent sur les terrasses aux abords du tribunal pendant les pauses déjeuner, ils se soutiennent. Ils forment un « boys club » qui se croit victime d’une manipulation, et par cette prétendue certitude, affirme avoir été « piégé ». Quelques-uns seulement font profil bas.
Leur nombre important engendre une sorte de déséquilibre dans la salle, un rapport de force face aux parties civiles (Gisèle Pelicot, ses trois enfants et ses belles-filles) et leurs deux avocats, dont l’infériorité numérique est flagrante. À la fin de la troisième semaine du procès, alors qu’une première vidéo extraite du disque dur de Dominique Pelicot venait d’être diffusée (car un accusé niait les faits reprochés), le président a ordonné que les prochaines vidéos soient projetées à huis clos partiel, c’est-à-dire sans la présence du public ou de la presse, en raison de leur caractère « choquant et indécent ».
Cette demande a été largement appuyée par les avocats de la défense, alors que Gisèle Pelicot. et ses avocats avaient confirmé vouloir une diffusion publique. En demandant la levée du huis clos, Gisèle Pelicot. a décidé de rendre ce procès public, « pour toutes les victimes ». Qui dit public implique que les débats le soient aussi. La presse en a pourtant été exclue lors du dernier visionnage à huis clos des vidéos. Aucun.e de nous n’a donc pu en dresser un compte rendu.
Cette entrave à la liberté de la presse a été dénoncée par bon nombre d’entre nous, et la question pourrait être débattue en audience au cours de la semaine. Dans le cadre de ce procès, les fichiers photo et vidéo sont un élément essentiel ; ils prouvent de manière indéniable la matérialité des faits, mais appuient aussi l’intentionnalité des viols commis. Si leur visionnage est extrêmement difficile (et doit l’être encore plus pour Gisèle Pelicot), il n’en demeure pas moins indispensable.
« Monsieur tout le monde »
La quatrième semaine du procès est marquée par le nombre réduit d’accusés désormais présents au tribunal. Le président a accordé des dispenses à tous ceux qui ne sont pas concernés par les débats de la semaine. Ainsi, l’effet “boys club” est rompu, les profils bas sont de mise, et l’atmosphère dans la salle d’audience perd un peu de sa pesanteur. Les auditions des accusés vont s’enchaîner dans les semaines à venir. Chaque jour, on découvre un nouveau profil de « monsieur tout le monde ».
La société est peut-être en train de comprendre que ces hommes correspondent finalement eux aussi à « l’image » qu’on peut se faire d’un violeur, bien qu’eux-mêmes ne semblent pas en être conscients. À la sortie du tribunal, un confrère nous confie : « Sur le chemin entre le tribunal et mon hôtel, maintenant, à chaque fois que je croise un homme, je me demande : peut-être que lui aussi ? » Ma consœur m’adresse un de ses regards complices et sororal. Nous répondons en chœur : « Bienvenue dans la vie d’une femme ».
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