VSS : « On ne sort pas guérie d’un procès »

L’avocate, Anne Bouillon, publie un livre sur la défense des femmes victimes de violences sexuelles, Affaires de femmes : une vie à plaider pour elles. Un ouvrage qui éclaire d’une lumière singulière le procès des violeurs de Mazan. Entretien.

Hugo Boursier  • 30 septembre 2024 abonné·es
VSS : « On ne sort pas guérie d’un procès »
Gisèle Pelicot, devant le palais de justice d'Avignon, le 11 septembre 2024.
© Christophe SIMON / AFP

Anne Bouillon est avocate et défend des femmes victimes de violences sexuelles ou des familles qui se portent partie civile après un féminicide. Le 3 octobre, elle fait paraître aux éditions L’Iconoclaste un livre passionnant sur son combat, l’égalité et la fin des violences de genre, Affaires de femmes : une vie à plaider pour elles. Un ouvrage qui permet, par les questions qu’il pose sur le rôle de la justice, la place des victimes, ou les changements à introduire dans la loi, d’éclairer d’une lumière singulière le procès des violeurs de Mazan. Et d’imaginer ce que l’institution judiciaire peut, ou ne peut pas faire seule, contre la violence que produit le système patriarcal.

Anne Bouillon Affaires de femmes

Gisèle Pelicot a voulu la levée du huis clos, et pourtant le président de la Cour criminelle du Vaucluse a décidé d’exclure la presse lorsque les images de viol sont diffusées. Cette décision marque-t-elle le refus d’écouter ce que souhaite la victime ?

Anne Bouillon : C’est très compliqué de répondre à cette question. Je n’y suis pas, donc je ne peux pas commenter sans avoir les tenants et les aboutissants des débats. On a déjà été confrontés à ce genre de situations, notamment des dossiers de viols où on détenait des images. Et elles n’étaient pas diffusées, même si le procès était public. Dans une certaine mesure, je m’interroge sur ce que la diffusion des images viendrait rajouter aux débats et au débat de société en général. On sait, on a compris de quoi il s’agissait. Ces images doivent-elles être diffusées pour comprendre de quoi on parle ? Je n’en sais rien. Ce qu’on peut dire, c’est qu’en règle générale, ce n’est ni la victime ni l’accusé qui a l’administration du procès. La police de l’audience reste l’apanage du président ou de la présidente de la cour.

Ce procès, comme tous les procès de viols, ne met en scène ni des monstres, ni des héroïnes.

Dans un texte paru dans La Déferlante, l’essayiste Valérie Rey-Robert s’inquiète de la levée du huis clos s’agissant de « l’après-procès », et de la manière dont ce qu’a subi Gisèle Pelicot restera figé dans les archives du web à jamais. En tant qu’avocate, comment arbitrez-vous entre l’enjeu de montrer à quoi ressemble la banalité des violences sexuelles d’un côté, et la protection de la victime de l’autre ?

J’ai pris le parti de ne pas solliciter le huis clos. J’ai toujours appliqué cette doctrine-là, impulsée par Gisèle Halimi qui pensait qu’un prétoire était un espace politique où on pouvait convoquer les accusés mais aussi la société entière. En même temps, les plaignantes qui choisissent de ne pas avoir recours au huis clos, il ne faut pas en faire des héroïnes. Ce procès, comme tous les procès de viols, ne met en scène ni des monstres, ni des héroïnes. Il met en scène des personnes ordinaires qui ont, ou pas, du courage. Les accusés peuvent avoir du courage en reconnaissant les faits et en cherchant à s’interroger sur leur responsabilité. Les plaignantes peuvent avoir du courage en sollicitant l’absence de huis-clos. Mais elles ne sont pas obligées.

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Il ne faudrait pas non plus considérer que Gisèle Pelicot répond à un standard de « bonne victime ». C’est pour cela que je n’utilise jamais le terme de « dignité » s’agissant de Gisèle Pelicot. C’est d’ailleurs ce qu’explique aussi Valérie Rey-Robert dans le billet que vous évoquez. Utiliser ce terme, c’est poser une exigence sur ce que doit être ou pas une victime. Je suis très admirative de la manière dont Gisèle Pelicot parvient à transcender sa condition pour nous interpeller collectivement. Mais je suis effectivement préoccupée de ce que cela ne se retourne pas contre elle.

Plusieurs journalistes ont pointé les tentatives d’intimidation de certains hommes accusés pendant et après les débats. Qu’est-ce que cela dit, aussi, de l’impunité, ou de l’assurance qu’ont ces hommes alors qu’ils sont accusés de viol ?

Il faut d’abord rappeler que chacun est libre des moyens de sa défense. Les accusés peuvent se taire, mentir, exagérer. Ils font ce qu’ils veulent. Le juge jugera avec ce que l’accusé lui donnera ou ne lui donnera pas. Ce sont les droits de la défense qui se nichent là et c’est une des pierres angulaires de notre système démocratique. Après, certains pensent encore que la meilleure défense, c’est l’attaque, et qu’il y a un espace à définir, pour partager la responsabilité dans les crimes de viols, entre celui qui les a commis et celle qui les a subis.

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Certains pensent encore que venir ternir le blason de la partie civile, instiller le doute quant à sa bonne ou mauvaise moralité, viendra restaurer celui de l’accusé. J’ai tout observé dans le prétoire. Des situations où des accusés pouvaient adopter des postures diamétralement opposées. À Nantes, j’ai défendu une victime de viol de rue où il y avait deux accusés : l’un était hostile, agressif, il expliquait à la cour qu’une femme se baladant en pleine nuit désirait naturellement du sexe, et l’autre s’excusait d’avoir commis l’irréparable et demandait pardon.

Jusqu’à quel point minimiser les faits et culpabiliser la victime, quand on est avocat de la défense, peuvent être deux stratégies audibles s’agissant de violences sexuelles ?

Il ne faut rien interdire et rien condamner. Les conséquences se traduisent par la décision prise par la juridiction. L’avocat a toute latitude pour dire tout ce qu’il veut et sa liberté d’expression est pleine et entière. Il n’aura de comptes à rendre qu’à son client. L’efficacité de sa stratégie de défense se mesurera à l’aune de la décision obtenue.

Est-ce que la justice doit devancer les attentes d’une société et produire une norme encore plus protectrice de l’égalité entre les femmes et les hommes ?

Vous rappelez dans votre livre les avancées de la justice en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles : formation des magistrats, accompagnement des victimes… Les avancées sont nombreuses, mais trop lentes. La justice peut-elle aller au-delà, voire devancer les attentes d’une société ?

Très bonne question. J’ai le sentiment que sur la question des violences faites aux femmes et des violences intrafamiliales, la justice a eu un train de retard. Voire a été la source d’une seconde violence – les violences institutionnelles – en assénant un discours culpabilisant aux femmes qui poussaient la porte des palais de justice. J’ai l’impression que cela change. L’institution judiciaire s’est mise en marche et est en train d’opérer une mue. Mais dans un océan de patriarcat, il n’y avait pas de raison de considérer que la justice était un îlot d’égalité parfaite. Est-ce que la justice doit devancer les attentes d’une société et produire une norme encore plus protectrice de l’égalité entre les femmes et les hommes ?

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De manière isolée, je crois que les magistrat·es sont capables de produire quelque chose de l’ordre d’une avancée. Je pense à une jurisprudence rendue par la cour d’appel de Poitiers qui vient de reconnaître la pertinence de la notion de « contrôle coercitif ». Dans la loi, cette notion n’existe pas. Ce n’est pas une infraction pénale. Pour autant, parce qu’on a des universitaires qui nous aident à penser, les juges se rendent perméables à cette conversation que l’institution doit avoir avec la société en général. Les magistrat·es peuvent se nourrir de cela et traduire dans leur décision de justice des situations pour nommer au mieux le réel.

Ressentez-vous une forme d’impuissance entre vos convictions, l’attente de vos clientes d’un côté et, de l’autre, le poids du patriarcat qui emplit encore l’institution judiciaire ?

Ce qui me désespère, c’est que les violences, les féminicides ne baissent pas. Mais considérer que la justice pourra résoudre la question des violences faites aux femmes est illusoire. C’est charger la justice d’un pouvoir qu’elle n’a pas. Je me tourne bien volontiers vers le ministère de l’Éducation nationale. Il y a un travail de préparation à faire pour les femmes qui viennent me voir, de manière qu’on trouve elles et moi un langage et un objectif communs. Le risque de déception est beaucoup moins important.

Rappeler qu’il est nécessaire de se soucier du consentement de l’autre me paraît indispensable.

Sur le pénal, je constate que les femmes ne demandent pas grand-chose. Elles demandent très rarement des sanctions, très peu de dommages et intérêts. Je me dis que ce que recherche Gisèle Pelicot, c’est du sens à l’absurdité absolue de ce qu’elle a vécu. La justice n’est pas une catharsis. On ne sort pas « guérie » d’un procès. Mais on en ressort avec des mots, un narratif qui permet de donner du sens et, si tout se passe bien, un monde légèrement remis à l’endroit.

Aujourd’hui, le Code pénal définit le viol comme étant une pénétration commise avec l’usage de violences, de menaces, d’une contrainte physique ou psychologique ou par surprise. Le consentement est donc absent. L’intégrer permettrait-il de réfuter l’idée d’une disponibilité constante du corps des femmes ?

Je pense que ça n’aurait que cet avantage-là. Ça ne changera rien en ce qui concerne l’exigence juridique qui consiste à ne se concentrer que sur le comportement de la personne accusée. Et que c’est le fait d’avoir mobilisé de la contrainte, de la violence, de la menace ou de la surprise qui doit caractériser le viol. Je ne suis pas du tout favorable à ce que le consentement devienne la variable de tri entre le sexe légal et le sexe illégal. Si le texte devait dire « Tout acte sexuel non consenti est un viol », alors ce serait rendre un bien mauvais service aux victimes, puisque ce serait à elles de dire si elles ont consenti ou non.

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En revanche, l’introduction du mot de consentement pourrait rappeler qu’avant tout acte sexuel, on doit se soucier du consentement de l’autre, et que si on mobilise de la contrainte, de la violence, de la menace ou de la surprise, alors on est coupable de viol. Je reste convaincue que c’est l’élément intentionnel et la conscience qu’a l’auteur dans ce qu’il transgresse la loi qui engage la responsabilité pénale. Mais, venir rappeler qu’on doit se soucier du consentement de l’autre lorsqu’on engage une relation sexuelle, dans une société moderne et égalitaire, me semble nécessaire.

Dans la définition que vous proposez, un rapport sexuel où il n’y aurait pas consentement, mais pas non plus violence, menace, contrainte ou surprise, serait reconnu comme un viol ?

Non. Il faut qu’un ou plusieurs des quatre critères soit réuni. Les Suédois ont créé cette infraction de « viol par négligence ». C’est-à-dire que ne pas se soucier du consentement de l’autre est pénalement répréhensible. Ce n’est pas un crime : c’est une autre infraction. Rappeler qu’il est nécessaire de se soucier du consentement de l’autre me paraît indispensable. Mais la notion de consentement est trop protéiforme, trop polysémique, pour à elle seule constitue un critère juridique.

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En Suède, cette loi sur le consentement a-t-elle provoqué des résultats notables ?

Ils ont vu leur taux de viol chuter grâce à cette mesure. Je ne sais pas si c’est la bonne piste. Dans le livre, j’évoque aussi le système belge. Les Belges, eux, ne font pas l’économie des éléments objectifs imputables à l’auteur mais rappellent, en préambule, que tout acte non consenti est un viol lorsqu’il est commis par contrainte, menace, violence ou surprise.

Le courage politique exige d’avoir une maxime d’actions qui soit définie par autre chose que par le plébiscite populaire.

Vous citez l’exemple de la Belgique qui a suivi l’avis de l’opinion publique et des victimes par rapport à l’imprescriptibilité de tous les crimes sexuels. Quand faut-il que la justice ne suive pas les attentes d’une population ?

S’il fallait suivre les avis de la population, il y aurait toujours la peine de mort en France. À un moment donné, le courage politique exige d’avoir une maxime d’actions qui soit définie par autre chose que par le plébiscite populaire. Se garder de l’émotion, de codifier immédiatement après des faits divers ou à la faveur des sondages, c’est le courage du politique. Même si on peut facilement imaginer que pour une victime il soit nécessaire d’avoir un système judiciaire d’imprescriptibilité, l’intérêt général commande que ce ne soit pas le cas.

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Le juste n’est pas forcément ce qui vient répondre aux besoins d’une victime : la loi du Talion n’est pas un système envisageable dans une société démocratique. Pas plus que l’idée qu’il y aurait un temps sans limite au procès et à la sanction. Mais il faut faire preuve de beaucoup de délicatesse sur cette question-là, parce qu’elle met en mouvement de la douleur qui doit être entendue.

Dans vos arguments sur le maintien d’une prescription pour les violences sexuelles, vous expliquez qu’il s’agit aussi d’un défi que doit relever la justice : elle doit réunir tous les moyens possibles pour prendre une décision dans un temps imparti.

Bien sûr. C’est rendre la justice coupable de son action ou de son inaction. Le régime de prescription a aussi cet avantage-là : il contraint la justice à agir. On retombe tout de suite, après, sur la question des moyens. Quand on travaille avec des bouts de chandelle, on n’a pas les moyens de nos ambitions. Il faut voir les heures auxquelles on finit les audiences, le nombre de dossiers que les magistrats devant eux : les personnels de justice sont totalement dédiés à leur cause.

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Quand la justice est critiquée pour son très faible taux de condamnation, la réponse des gardes des Sceaux qui se sont succédé consistait à dire que la France avait une des peines les plus lourdes pour des faits de viol. En quoi cet argument n’est pas « dissuasif » ?

Si c’est la sanction qui devait paramétrer le crime, il suffirait de rétablir la peine de mort. La sanction ne dissuade en rien du tout. Ça n’a jamais été un élément déterminant pour assurer la sécurité – je serais même plutôt tentée de dire que c’est l’inverse. Il ne suffit pas de taper fort sur la table pour décourager. Avocate féministe, je n’ai jamais milité pour une augmentation de la chaîne des peines.

Vous écrivez : « Il faut que les hommes alliés aient à cœur de sortir du piège d’une masculinité fondée sur l’alliance entre puissance et violence ». Qu’avez-vous pensé de la tribune dans Libé ?

Tant qu’on ne se livrera pas individuellement et collectivement à un examen de conscience sur la manière dont on produit, mobilise ou subit la violence, alors on ne changera pas. La violence est la garantie de la perpétuation du système et la conséquence du système. Il faut avoir le courage de se dire que c’est un système que l’on a construit, et qui nous aliène toutes et tous. Je plaide pour une refonte en profondeur de nos rapports amoureux, de nos rapports de couple, de la manière dont on s’envisage soi-même ou au sein d’une collectivité.

Je plaide pour une refonte en profondeur de nos rapports amoureux, de nos rapports de couple.

Ce n’est qu’à ce prix-là qu’on arrivera à rompre avec un système qui produit de la violence. Je crois que l’on peut y arriver. On a le choix, en fait. Si on a envie que ce procès de Mazan serve à quelque chose, alors il faut se mettre au travail et que l’on propose des alternatives. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à tous les mouvements violents que cet effort provoque.

« La honte doit changer de camp », comme l’exige Gisèle Pelicot. De l’autre côté, on voit qu’avec le féminicide de Philippine, un discours réactionnaire consiste à choisir l’homme que l’on veut bien être accusé de violeur, et refuser tous les autres. La honte est-elle un sentiment suffisant pour enrayer la domination masculine ?

Je parlerai plus de consternation que de honte. Il y a dans la honte une origine judéo-chrétienne et moralisante à laquelle je n’adhère pas totalement. Je parlerai plus volontiers de « prise de conscience ». Je n’ai pas l’ambition que quiconque baisse la tête. Mon ambition, c’est que chacun se regarde en face, sans esquive, et puisse mener un travail introspectif. Ça m’a pris beaucoup de temps pour faire ce travail-là.

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Dans ma position de blanche, privilégiée, urbaine, moi aussi je peux avoir une position dominante pour plein de gens. Au-delà de la réflexion personnelle, il faut créer des mouvements. Je suis sensible aux mouvements d’hommes et il y en a plein qui se mettent au travail, sans forcément être couverts de honte mais qui refusent ce système où on confond puissance et violence. C’est un acte éminemment courageux et salutaire. Je me réjouis de ces hommes qui veulent changer. L’enjeu, il est là.

Nous sommes en 2024 : le gouvernement Barnier passe d’un ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes à un secrétariat d’État. Faut-il attendre des hommes qui nous dirigent qu’ils changent ?

Ça dépend lesquels. Si vous m’interrogez sur le gouvernement actuel, je n’en attends pas grand-chose. Oui, les politiques doivent être en première ligne. Prenons une autre échelle : à Nantes, j’ai vu la différence dès lors que la maire de Nantes a pris la décision d’avoir un territoire « non sexiste ». Ça passe par un changement des noms de rue jusqu’à la création d’un lieu d’accueil et d’accompagnement pour femmes et enfants. Quand le politique se saisit de cette problématique et trouve les moyens, il peut changer les choses. Notre gouvernement actuel le fera-t-il ? Je suis dubitative. Mais je sais que le pouvoir politique est en situation de faire une différence.

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Y a-t-il quelque chose qui vous ferait arrêter de défendre les femmes victimes ?

Non, rien. Tant qu’il y en aura, je continuerai.

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