Derrière les clichés, la vraie vie des fonctionnaires !

L’essai coécrit par Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier pointe la détestation courante de celles et ceux qui servent le public. Et montrent combien ces clichés sont faux, tandis que les emplois sont toujours plus précarisés et paupérisés.

Olivier Doubre  • 9 octobre 2024 abonné·es
Derrière les clichés, la vraie vie des fonctionnaires !
© Mathieu Thomasset / Hans Lucas /AFP

La Haine des fonctionnaires, Julie Gervais, Claire Lemercier & Willy Pelletier, éd. Amsterdam, 260 pages, 18 euros.

Jeudi 3 octobre, Michel Barnier expliquait sur France 2 comment il fallait « trouver » 60 milliards pour réduire l’importante dette de la France. Des hausses d’impôts sur les grandes entreprises ayant réalisé des super profits et sur les très hauts salaires permettraient de dégager 20 milliards de recettes. Quant aux 40 milliards restants, il faudra les trouver en « limitant les dépenses ». Certes, mais comment ? « En cherchant à donner plus d’efficacité à la dépense publique ».

Et le nouveau premier ministre d’expliquer ce qu’il nomme lui-même « la méthode Barnier » : « Nous allons regarder si certaines aides à l’apprentissage ne peuvent pas être ‘reciblées’. On va aussi fusionner des services publics. Et on va sans doute ne pas remplacer tous les fonctionnaires qui partent à la retraite quand ceux-ci ne sont pas en contact direct avec les citoyens. »

Monsieur Barnier reprend là un des poncifs les plus éculés sur la dépense publique : elle serait mal employée, distribuée sans efficacité, dans une sorte de gabegie financière. Cest connu : les fonctionnaires sont trop nombreux, se gavent avec nos impôts et travaillent peu. Surtout, ceux qui sont dans les bureaux, « derrière », passent leur temps à ne rien faire, trop nombreux pour le travail à abattre. Et ils partent à la retraite bien plus tôt que les salariés du privé.

Le livre coécrit par la politiste Julie Gervais, l’historienne Claire Lemercier et le sociologue Willy Pelletier (1) liste justement ces clichés, idées reçues et autres poncifs trop souvent entendus au coin du zinc du « café du commerce ». En prônant à chaque fois une « équation » éculée, comme « fonctionnaires = feignasses », « pas rentables » ou « emmerdeurs et privilégiés », etc. À chacune de ces assertions, sont d’abord expliquées quand et par qui elles sont prononcées, toutes recueillies dans des entretiens.

1

Leur précédente copublication : La Valeur du service public (La Découverte, 2021).

Comme ce motard trentenaire, qui vient de perdre le contrôle de sa grosse BMW, et se plaint, blessé, des agents de l’équipement : « C’est quoi ces putains de fonctionnaires qui tassent pas les gravillons ? J’en vois aux bords de route, un qui tient la pelle, trois qui regardent en fumant. […] Et le Samu [qui] est arrivé presque deux heures après. Pourquoi ils vont pas plus vite ? […] Et aux urgences, dans le hall, je reste huit heures ; les infirmières ou les médecins, ils marchent à côté, cools, genre de toi rien à foutre, il y en a qui bavassent en buvant le café. Ça fout pas grand-chose ! »

Sur le même sujet : Le blues des fonctionnaires

À côté d’autres témoignages de ce type, les auteurs n’oublient pas néanmoins « les conflits innombrables qui traversent le monde des fonctionnaires, notamment entre certaines fractions parmi les plus populaires et d’autres, aux ressources les plus étendues. Le monde des fonctionnaires n’est groupe que sur le papier – surtout si on y inclut la myriade d’agents publics qui font le travail mais n’ont pas le statut ».

Désarroi

Dans le même temps, rarement les actionnaires, employeurs ou même pollueurs se voient pointés du doigt, forts sans doute de la présentation glamour de leur « réussite » économique et sociale. Or ce livre montre, après chaque témoignage dénigrant les agents du service public – fonctionnaires ou non, puisque le statut incriminé est de moins en moins ouvert aux nouveaux embauchés –, combien la charge de travail a augmenté, les conditions de travail ont empiré, avec des effectifs compressés, les droits sont rognés chaque jour davantage, la précarité augmentant toujours plus.

Sur le même sujet : « Le service public est à l’os »

Parallèlement à l’animosité, voire la « haine », à l’encontre des agents du service public, on lira aussi Le Nouvel Esprit du service public, de Romain Pudal & Jérémy Sinigaglia (éd. du Croquant, 328 pages, 20 euros). Composé également à partir d’entretiens, l’ouvrage documente de l’intérieur les effets des « réformes » successives, souvent désignées comme celles de « la casse » du service public. Il décrit le désarroi de ses personnels, soumis au « nouvel esprit managérial » qui s’étend dans de multiples secteurs de l’intervention publique.


Les parutions de la semaine

La Désobéissance civile, Henry David Thoreau, suivi de Le Devoir de soumission au gouvernement civil, William Paley, traduits de l’anglais par Stéphane Thomas, éd. Allia, 128 pages, 7 euros.

En 1846, Henry David Thoreau passa une nuit en prison pour avoir refusé de payer l’impôt à un État qui cautionnait l’esclavage. Ce texte précurseur naît alors, où l’auteur s’interroge sur « la tyrannie de la majorité » et les capacités à agir en conscience de « l’homme juste » face à un gouvernement injuste, formulant là un modèle de révolte non violente qui inspirera Gandhi ou Martin Luther King. Son texte transgresse aussi la règle de « l’utilité commune » formulée par le philosophe anglais William Paley – dans un texte reproduit ici après celui de Thoreau –, pour qui l’on doit obéissance au gouvernement tant qu’il favorise l’intérêt général. Un débat du XIXe siècle qui résonne fortement aujourd’hui.

Parias. Hannah Arendt et la « tribu » en France (1933-1941), Marina Touilliez, préface de Martine Leibovici, éd. L’Échappée, 512 pages, 24 euros.

Ils étaient une petite « tribu » composée de « parias », ces réfugié·es, la plupart juifs, ayant fui l’Allemagne ou l’Europe centrale pour Paris, souvent dès 1933. Parmi eux, Hannah Arendt, son futur mari Heinrich Blücher, Adrienne Monnier, Lisa Fittko, Walter Benjamin, Arthur Koestler ou le couple Cohn-Bendit – dont l’un des fils sera célèbre… Marina Touilliez, spécialiste de l’histoire du racisme et de l’antisémitisme de chaque côté du Rhin, relate ce « Paris de l’“autre Allemagne” », petite communauté de réfugié·es pétrie « de critiques de gauche du stalinisme ». Avant de subir les discriminations et internements imposés à leur encontre par une IIIe République agonisante. Un livre magnifique.

Beyrouth, 13 avril 1975., Autopsie d’une étincelle, Marwan Chahine, éd. Belfond, 560 pages, 22 euros.

La date figurant dans le titre de ce récit est celle de « l’étincelle » qui allait plonger le Liban dans quinze ans de guerre civile. Ce jour-là, des miliciens chrétiens ouvrent le feu sur un bus bondé majoritairement de Palestiniens. Connu de tous les Libanais, l’événement n’a pourtant jamais fait l’objet d’une enquête sérieuse. Durant dix ans, le journaliste franco-libanais Marwan Chahine, d’abord devant une sorte d’amnésie générale, va patiemment reconstituer les faits, par un méticuleux travail documentaire qui le renvoie peu à peu à sa propre histoire. Entre quête personnelle et réflexion sur l’identité, la mémoire et l’engagement, l’ouvrage éclaire le passé violent du Liban, toujours au cœur de l’actualité aujourd’hui.


Idées
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