Thiaroye, un massacre colonial

Quatre-vingt ans après le massacre par l’armée française de plusieurs centaines de tirailleurs africains près de Dakar, l’historienne Armelle Mabon a retracé la dynamique et les circonstances de ce crime odieux. Et le long combat mené pour briser un déni d’État aberrant.

Olivier Doubre  • 20 novembre 2024 abonné·es
Thiaroye, un massacre colonial
Le cimetière militaire de Thiaroye, lors de la 16e cérémonie de commémoration des tirailleurs sénégalais qui ont servi dans l'armée française pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, tués par les Français en raison d'une prétendue mutinerie.
© Fatma Esma Arslan / ANADOLU AGENCY / AFP

Le Massacre de Thiaroye. 1er décembre 1944, histoire d’un mensonge d’État, Armelle Mabon, préface de Boubacar Boris Diop, postface de Dialo Diop, éd. Le Passager clandestin, 272 pages, 22 euros.

Ce livre est d’abord le fruit d’une longue enquête, qui s’apparente à une sorte de « polar », pour accéder aux archives que l’Administration militaire française (et anciennement coloniale) voudra bien laisser consulter, parfois contrainte par les nombreux recours de l’historienne. Armelle Mabon, l’autrice de cette recherche rigoureuse et fouillée, est en effet parvenue à dresser un récit historique du « massacre de Thiaroye » – même s’il reste encore à compléter.

Le 1er décembre 1944 dans la matinée, à l’intérieur même du camp militaire de cette commune à quelques kilomètres de Dakar, l’armée française mitrailla plusieurs centaines de « tirailleurs sénégalais » – unités qui rassemblent aussi des Maliens, des Ivoiriens, et d’autres nationalités d’Afrique de l’Ouest colonisée par la France – à peine rentrés en Afrique après quatre longues années de captivité dans les Frontstalags.

Ces camps d’internement de prisonniers de guerre « coloniaux », pour la plupart situés en Pays de Loire ou Bretagne, ont été mis en place à l’été 1940 par les Allemands, qui, « par peur de contagion raciale », ne les voulaient pas sur leur sol. Certains s’en étaient même évadés et avaient rejoint des maquis de la Résistance en Mayenne ou en Bretagne, participant les armes à la main à la libération de l’Hexagone, dans le sillage des armées alliées.

En dépit des dénégations de l’armée, la chercheuse finit par estimer le nombre de morts de ce massacre à plus de 300.

Pourquoi des membres d’unités coloniales ont-ils donc été fauchés par les balles d’autres militaires français, alors que le territoire métropolitain n’était même pas encore entièrement libéré du joug nazi ?Docteure en histoire, Armelle Mabon a commencé à travailler et écrire sur cette histoire il y a plus de vingt ans, tout en ignorant encore une grande part de celle-ci. Aussi décidée que révoltée, elle s’engage alors dans une longue quête historique, à travers le dédale des archives françaises, du ministère de la Défense ou « de l’Outre-mer ».

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Pour aller de découverte en surprise, avec parfois de vrais « électrochocs » devant la violence de ce qu’elle réussit à mettre au jour. En dépit des dénégations de l’armée, la chercheuse finit par estimer le nombre de morts de ce massacre à plus de 300, par un mitraillage délibéré et prémédité, parmi quelque 1 600 tirailleurs, d’abord libérés par l’avancée des Alliés.

Selon les directives du Gouvernement provisoire en 1944, ils devaient alors percevoir des « rappels de solde » correspondant à la durée de leur captivité, auxquels s’ajoutait une « prime de démobilisation ». Ainsi qu’un « pécule », qui « accorde aux prisonniers de guerre français une rétribution symbolique d’un franc par jour jusqu’en juin 1943, puis quatre francs jusqu’à la Libération ».

Une somme malgré tout « dérisoire » puisque, comme le rappelle l’historienne, « le mécontentement des ex-prisonniers de guerre obligera le gouvernement à [en] revoir le montant », bientôt à la hausse. Or ce « pécule » doit « également être attribué aux coloniaux », ce que leurs officiers supérieurs refusent bien souvent.

Mensonges et entêtement

Ceux qui arrivent à Thiaroye le 21 novembre 1944 ont embarqué à Morlaix à bord du Circassia le 5 novembre, où on leur a assuré qu’ils seraient payés à leur arrivée, après une dernière escale à Casablanca. La grogne gagne alors ces troupes, qui retrouvent enfin l’Afrique, laissée depuis 1939, mais sans aucune violence.

Les autorités militaires qui les encadrent ne cessent pourtant de repousser la date du paiement de leur dû. Au bout d’une dizaine de jours à Thiaroye, leur commandement commet l’irréparable – pour ne pas les payer. Lors d’un rassemblement sur la place centrale du camp de Thiaroye, des automitrailleuses ont été placées sur les côtés et les soldats d’une autre unité ouvrent le feu.

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Au prix de nombreux recours auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs, Armelle Mabon a réuni les preuves des mensonges, teintés de racisme, d’une armée prête à tout pour tenter de « justifier » ce crime, inventant une « mutinerie armée » – dont la répression n’aurait fait, selon elle, « que » 35 morts. Or, une autre abomination est l’entêtement des autorités militaires à maintenir leur « version » plus de soixante-dix ans plus tard (1). Heureusement, la vérité semble en passe de triompher, grâce au formidable travail d’Armelle Mabon, puisque l’armée s’apprêterait à reconnaître – enfin ! – certaines de ses responsabilités.

1

Jusqu’à François Hollande, qui présida la « mascarade du 70e anniversaire » (selon Armelle Mabon), reprenant la « version » de l’armée.

Ce sinistre événement sanglant ne peut que rappeler d’autres épisodes du colonialisme français où l’armée et l’État se sont empêtrés dans leurs mensonges durant des décennies : Thiaroye rejoint ainsi la liste des assassinats de Larbi Ben M’hidi et Maurice Audin à Alger en 1957, ou plus encore des effroyables massacres de Sétif et Guelma en 1945, ou à Madagascar en 1947. De ce point de vue, Armelle Mabon marche ici dans les pas de Pierre Vidal-Naquet.


Les parutions de la semaine

À moindres risques. Immersion en « salle de shoot conso » Mat Let, couleurs de Fachri Maulana, éditions La Boîte à bulles, 192 pages, 22 euros.

Trop rares en France, puisqu’il n’y en a qu’une à Paris et une autre à Strasbourg, les « salles de consommation à moindres risques » (SCMR) remplissent pourtant une fonction de réduction des risques, et un rôle social, sanitaire, voire militant, assez exceptionnels. L’auteur de cette bande dessinée, Mat Let, s’est plongé dans un univers dont il admet ne rien connaître au départ : celui des usagers de drogues les plus précaires qui viennent consommer des produits (certes illicites) dans cette structure, gérée par l’association Gaïa, émanation de Médecins du monde, où ils trouvent matériel d’injection stérile, soutien infirmier et psychologique, possibilités de démarches administratives, ou tout simplement une prise pour recharger leur portable…

Le dessinateur reste au plus près des usagers, pairs, soignants et autres personnels de « la salle », faisant découvrir avec humanité cet univers a priori déconcertant, sinon terrifiant, pour qui ne le connaît pas. Par son trait élégant, il ne tait pas non plus ses propres peurs ou préjugés, ressentis dès le premier jour passé dans cette structure adossée à l’hôpital Lariboisière, près de la gare du Nord, face à ces usagers de drogues qui effraient en général les passants.

Mat Let entraîne ainsi son lecteur dans un monde que peu souhaitent connaître – ou même seulement voir – et parvient, malgré la précarité, la misère sociale et/ou affective, la détresse sanitaire, à traduire l’humanité de ces tranches de vies maltraitées par l’errance, la société, la répression policière, le trafic mafieux, la rue, la précarité. Ce beau reportage graphique, aux couleurs vives, souligne aussi le formidable travail sanitaire et social du personnel de l’association Gaïa, en contact étroit au quotidien avec cette population d’exclu·es que notre société s’emploie habituellement à gommer de nos horizons. Mat Let fait ici une œuvre salutaire. De journaliste, de dessinateur et d’humaniste engagé.

Les terroirs et la gauche. Un amour méconnu, Samuel Grzybowski éditions du Faubourg, 240 pages, 19 euros.

Les terroirs ne sont pas synonymes de repli sur soi. Ils sont aussi des lieux de luttes, comme récemment à Sivens, Sainte-Soline ou Notre-Dame-des-Landes, dont les ferments naissent bien souvent de leur enracinement. Enseignant et activiste, l’auteur, fort de cette conviction, invite la gauche à ne pas délaisser ces « identités vivantes » et, plutôt que de s’en méfier, à y voir une « ressource féconde » pouvant contribuer à son renouveau. Et s’employer ainsi à contrer les discours de l’extrême droite de manipulation identitaire. À méditer.

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Temps de lecture : 7 minutes

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