Gilets jaunes : où sont les cahiers de doléances du « grand débat » ?

Après la « crise des gilets jaunes », des cahiers de doléances furent ouverts et rédigés dans les mairies françaises par nos concitoyens. Contrairement à l’engagement d’Emmanuel Macron, leur publicité est restée très partielle, avec des cabinets de conseils privés en embuscade pour en filtrer les revendications.

Olivier Doubre  • 29 janvier 2025 abonné·es
Gilets jaunes : où sont les cahiers de doléances du « grand débat » ?
Des gilets jaunes remplissent les cahiers de doléances sur la place Seraucourt, à Bourges, le 12 janvier 2019.
© Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas / AFP

Souvenez-vous. Le mouvement des gilets jaunes, lancé en novembre 2018, dure déjà depuis plus de deux mois. Un « acte » après l’autre, une mobilisation, chaque samedi après l’autre. Sans doute bien conseillé, Emmanuel Macron a l’idée de lancer un « grand débat national », du 15 janvier au 15 mars 2019, afin de mieux connaître les volontés des citoyen·nes français·es. Un grand nombre de mairies mettent alors à disposition de leurs administré·es des « cahiers de doléances » où toutes et tous sont invités à rédiger leurs souhaits, leurs revendications, leurs colères éventuellement, en ce moment de crise qui secoue le pays.

Près de 20 000 « cahiers citoyens » furent noircis, rassemblant 217 910 contributions individuelles, sans oublier près de 30 000 courriers environ adressés directement à l’Élysée ou à Matignon. Soit près de 250 000 contributions de citoyen·nes, qui ont pris le temps et la plume pour exprimer leurs doléances, dans un vrai moment de participation démocratique, assez inédit depuis leurs lointains ancêtres de 1788. Or, contrairement à l’engagement pris par le président de la République, leur mise en ligne sur internet, donc leur publicité avec les technologies de notre époque, n’a jamais été effective. À tel point que, dès 2020, certains médias commencent à parler de « cahiers camouflés ».

Sur le même sujet : Qu’y avait-il dans les cahiers de doléances ?

Mais que contenaient-ils donc ? Il ressort que, contrairement aux affirmations de certains préfets, ce n’est pas tant « une bouffée de colère » qui s’y est exprimée, mais bien « la volonté d’avoir son mot à dire, en particulier sur la répartition des ressources ». La justice sociale et le pouvoir d’achat, la transition écologique et la protection de l’environnement sont parmi les toutes premières doléances (1), énoncées par les citoyen·nes, qui affirment une véritable « compétence politique ». Et la sécurité et l’immigration en sont quasiment absentes, contrairement aux obsessions de certains médias bien orientés !

Depuis quelque temps, les demandes de publicité de ces cahiers se font plus nombreuses et plus audibles. Des parlementaires, comme Elsa Faucillon (PCF, Hauts-de-Seine), Marie Pochon (EELV, Drôme) et Philippe Brun (PS, Eure), se sont exprimés en ce sens. Comme Fabrice Dalongeville (2), maire d’Auger-Saint-Vincent, village de l’Oise.

2

Il est le protagoniste d’un passionnant documentaire relatant son engagement sur cette question, récemment diffusé sur France 3 (en replay jusqu’au 30 avril ) : Les Doléances, d’Hélène Desplanques (52’).

Mais aussi de nombreux chercheurs, qui souhaitent coconstruire avec des auteur·ices des cahiers une méthodologie robuste, dans une démarche de science participative, pour rendre accessibles les doléances qu’ont exprimées nos concitoyen·nes. En anonymisant bien sûr leurs écrits, ce qui demande un travail préalable important. Car il s’agit d’un matériau inédit et précieux. Certes, il a été versé et est consultable (en version papier) dans chacune des archives départementales. Mais à notre époque – et pour une bonne approche d’ensemble –, seule sa mise en ligne peut en permettre la publicité.

Vigilance

La politiste Magali Della Sudda, enseignante à Sciences-Po Bordeaux, qui a travaillé notamment sur le corpus des cahiers du département de la Gironde, souligne le souhait de nombreux·ses citoyen·nes de voir ces écrits accessibles, rassemblés possiblement sur un site ouvert à la consultation de toutes et tous. Mais elle appelle aussi à la vigilance quant à la méthode et à l’origine de leur mise en ligne. Car des cabinets de conseil privés « sont déjà en embuscade » pour ce travail, veulent « récupérer des financements » et, surtout, risquent de « ne publier que des extraits », établis à leur bon vouloir.

Le risque pour l’exécutif est qu’apparaisse une contradiction très forte entre leur contenu et les politiques menées par l’État.

M. Della Sudda

C’est le cas du cabinet Cognito, qui a obtenu l’exclusivité sur une part locale de certains cahiers de doléances, moyennant un budget qui aurait permis de financer de nombreuses thèses de doctorat sur trois ans ! « Est-ce qu’on va continuer à financer des opérateurs privés, qui publieraient leurs ‘synthèses’, en concurrence avec la recherche publique, avec la possibilité de nombreux conflits d’intérêts ? », s’interroge Magali Della Sudda.

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Pour la politiste, l’enjeu est d’abord celui d’une instrumentalisation politique de cette expression citoyenne : « D’après les premiers travaux sur les cahiers, le premier risque pour l’exécutif est qu’apparaisse une contradiction très forte entre leur contenu et les politiques menées par l’État. Les questions du système des retraites, des salaires et de la redistribution, liée à la fiscalité et à la taxation des plus hauts revenus, outre celle de la transition écologique et du principe ‘pollueurs-payeurs’, sont parmi les premières soulignées par les citoyen·nes dans leurs écrits. » Et d’ajouter : « Avec des opérateurs privés, on n’est jamais assuré que les contenus soient complets, au contraire de la recherche publique. »


Les parutions de la semaine

Itinérances, Annette Wieviorka, Albin Michel, 592 pages, 25,90 euros.

À l’occasion des 80 ans de la libération du camp d’Auschwitz, de nombreux livres paraissent ou sont réédités. Parmi ces derniers, L’Ère du témoin (Fayard, 1998 ; Pluriel, nouvelle éd. 2025) d’Annette Wieviorka, spécialiste des enjeux mémoriels du XXe siècle, souligne la place du témoignage pour « une écriture lucide de l’histoire », mais annonce la fin de cette « ère » avec la disparition inéluctable des derniers témoins du judéocide. On suit aussi, dans un ouvrage qui vient de paraître, le parcours de l’historienne dans ses Itinérances, où chaque lieu, de Paris à Nuremberg, Varsovie, Jérusalem ou Ivry-sur-Seine, est une étape dans ses recherches, dans les archives. Ce volume rassemble ses articles épars, parus dans de nombreuses publications, souvent préparatoires à ses livres. Un itinéraire intellectuel passionnant.

Sur le même sujet : Auschwitz : se souvenir du mal radical

Le Savoir des victimes. Comment on a écrit l’histoire de Vichy et du génocide des Juifs de 1945 à nos jours, Laurent Joly, Grasset, 448 pages, 25 euros.

Spécialiste de Vichy et de son antisémitisme, Laurent Joly fait ici « l’histoire de l’histoire du génocide des Juifs » en France. Grâce à des correspondances inédites entre historiens, il retrace les étapes de leurs travaux, dans leur diversité, qui ont peu à peu dévoilé, non sans controverses, le rôle du régime pétainiste dans la Shoah. Une introspection au cœur de sa discipline, et une histoire de l’écriture de cette tragédie.

Sur le même sujet : Auschwitz : « Le récit des rescapés dérangeait ou paraissait dément »

L’affaire Treblinka, 1966. Une controverse sur la Shoah, Samuel Moyn, traduit de l’anglais par Philippe Lesavre, CNRS éditions, 272 pages, 25 euros.

Comme le montre Laurent Joly dans l’ouvrage précédent, les publications sur la Shoah furent souvent l’objet de controverses. Historien à Yale, Samuel Moyn revient sur celle qui a suivi la parution de Treblinka de Jean-François Steiner, qui relate l’insurrection des déportés, le 2 août 1943, dans ce camp où périrent 800 000 Juifs. Préfacé par Simone de Beauvoir, prix littéraire de la Résistance, le livre, peu rigoureux, est vite dénoncé par de grands historiens comme Pierre Vidal-Naquet ou Léon Poliakov, notamment pour accuser les victimes de passivité face aux bourreaux. Mais la controverse mit une lumière nouvelle, dans les années 1960, sur le judéocide, jusqu’alors assimilé aux autres crimes nazis.

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