Métissage, fluctuations identitaires

La politiste canadienne Maïka Sondarjee revient sur ses origines multiples pour louer l’importance du métissage et de la mixité culturelle. Un plaidoyer pour une « pensée frontalière » – et une réponse puissante aux impasses de l’extrême droite.

Olivier Doubre  • 5 février 2025 abonné·es
Métissage, fluctuations identitaires
© Lorenzo De Simone / AGF / AFP

Tu viens d’où ? Réflexions sur le métissage et les frontières, Maïka Sondarjee, préface de Noémi Mercier, Lux éditeur, 136 pages, 14 euros.

Qui suis-je ? Où vais-je ? Et surtout, d’où je viens ? Les questions sur sa propre identité, que chacun se pose légitimement, sinon naturellement, sont aussi renvoyées, en une sorte de miroir, par le regard et les interrogations que les autres, nos semblables, nos voisins, nous adressent régulièrement. Contrairement aux idioties proférées par l’extrême droite, l’identité n’est jamais fixe, jamais figée ou monolithique. Elle est sans cesse une évolution, fluctuant au gré des ressentis, des époques, des lieux, des saisons, des frontières. Dans une sorte d’illustration d’une « pensée frontalière », où les frontières ne sont pas celles qui divisent, mais celles qui unissent.

Politiste, professeure agrégée à l’université d’Ottawa et collaboratrice régulière au grand quotidien québécois Le Devoir, Maïka Sondarjee interroge, à partir de sa propre histoire familiale et personnelle, ce que représentent la mixité et le métissage. Et comment les questions sur sa généalogie transnationales et postcoloniale sont parmi les plus fréquentes qu’on lui pose depuis sa plus tendre enfance. Car sa propre histoire personnelle et familiale est un parangon de la mixité, ou plutôt du métissage. Issue d’une famille catholique canadienne-française par sa mère et d’une famille musulmane malgache d’origine indienne par son père, Maïka Sondarjee est d’abord une Canadienne francophone à la peau « colorée », à qui on demande souvent : « Tu viens d’où ? »

La réponse ne tient pas en un mot ou deux ! Car elle est « la fille de l’océan Indien et de l’Atlantique, du canal du Mozambique et du Saint-Laurent », dont une partie de la famille provient du Gujarat, État de l’ouest de l’Inde à majorité musulmane, mais minorité dans cet immense pays du sous-continent. Au gré des escales sur la côte orientale d’Afrique, elle s’arrêta un beau jour à Madagascar, colonie française au système d’une brutalité inouïe, et y construisit sa vie.

Après plusieurs décennies, le chef de famille s’exila au Canada, au début des années 1970. Mais Maïka Sondarjee est d’abord une Karana, terme désignant les descendants d’Asie du Sud, pour beaucoup musulmans indiens, installés sur la « grande île », la plupart au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Ils avaient dû quitter la pauvreté indienne pour refaire leur vie et tenter leur chance quelque part de l’autre côté de l’océan Indien, devenant le plus souvent de dynamiques petits commerçants.

Le lieu d’où l’on vient et celui où l’on va

À partir de cette trajectoire familiale, la chercheuse canadienne explore ce qu’elle dénomme une « identité transnationale », où se sentir chez soi n’implique « pas seulement le lieu où l’on vit physiquement, mais aussi celui d’où l’on vient et celui où l’on va ». Et où l’appartenance « ne se limite pas au registre de naissance ou à une ligne sur le passeport ».

Ce livre souligne, justement, combien la mixité, ou le métissage, renverse le présupposé qui voudrait que chacun appartienne à une seule communauté, bien définie, bien délimitée. Sa force est d’abord de montrer combien cette appartenance à plusieurs endroits, à une généalogie multiple, dont peuvent se prévaloir le métisse, l’immigré, l’exilé, « représente un tremplin pour imaginer une infinité de possibilités, de relations nouvelles et de manières de se créer un monde en commun ». Un monde où l’imaginaire « permet aussi de concevoir une société où les frontières formelles sont plus poreuses ». Et sources de richesse.

Ce qui nous lie n’est pas notre homogénéité, mais nos différences.

M. Sondarjee

Se remettant sans cesse en cause, le métissage, la multiplicité des origines ou la mixité « teintent notre récit de vie, mais aussi notre capacité à en inventer d’autres ». Car ce qui lie toutes les personnes mixtes n’est « pas de voir le monde à partir d’un point géographique commun, mais à partir d’un espace frontalier ». S’inspirant là des écrits de Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, Maïka Sondarjee affirme combien « la créolisation des êtres participe à l’émergence d’une nouvelle conscience ». Et l’autrice d’ajouter, avec force : « Ce qui nous lie n’est pas notre homogénéité, mais nos différences. »


Les parutions de la semaine

Combattre l’antisémitisme, Theodor W. Adorno, traduit de l’allemand par Armand Croissant, Allia, 64 pages, 7 euros.

Frantz Fanon (1925-1961), psychiatre martiniquais, écrivain, militant antiraciste et anticolonial, mettait en garde : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Dans cette conférence prononcée en 1962 à Wiesbaden, le cofondateur de l’École de Francfort, Theodor Adorno, constate la persistance des préjugés antisémites dans la société allemande. En progressiste, il veut les combattre et en appelle, « pour prévenir le plus tôt possible le développement d’un caractère antisémite », à la pédagogie, avec « une foi inébranlable envers la raison, la vérité, la réalité historique et politique ». En ces temps de confusion, son propos conserve une profondeur urgente.

Sur le même sujet : L’antisémitisme, entre réalité et manipulation

Rétro-chaos. Mémoires, Daniel Cordier, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 384 pages, 22 euros.

Secrétaire de Jean Moulin jusqu’à l’arrestation de ce dernier, Daniel Cordier a raconté ses cinq années de guerre, dont près de deux auprès du chef de la France libre, dans Alias Caracalla (1) – auquel la Galerie Gallimard consacre une exposition jusqu’au 15 mars. Après une lourde intervention chirurgicale en 2004, il rédigea, en parallèle, des Mémoires, cette fois sur l’ensemble de sa vie. De sa jeunesse bourgeoise, militant d’extrême droite mais ralliant De Gaulle dès juin 1940 par nationalisme, au grand collectionneur d’art et galeriste parisien, désormais de gauche et homosexuel assumé. Enfin, historien – et biographe de son « patron » vénéré, Jean Moulin. Un livre envoûtant.

1

Gallimard, 2009. Cf. Politis n° 1059, 2 juillet 2009.

Société aliénée et société saine. Du capitalisme au socialisme humaniste , Erich Fromm, Les belles lettres, coll. « Le goût des idées », 384 pages, 17 euros.

Parmi les premiers penseurs de l’École de Franwcfort (aux côtés d’Adorno ou Marcuse), Fromm, sociologue et psychanalyste, fuit l’Allemagne dès 1933, car ses travaux portent à la fois sur Marx et Freud, en initiateur du « freudo-marxisme ». Ce livre de 1955, rédigé depuis son exil états-unien où il fonda l’école culturaliste américaine, analyse la condition de l’homme dans une société dédiée à la (seule) production économique. La cause d’une « société malsaine », voire « aliénée », ne sachant créer que des « hostilités » entre ses membres. La seule voie ne peut être qu’un « socialisme humaniste », contre un capitalisme dirigiste, un libéralisme débridé ou, pire, une dictature autoritaire. Un livre magistral d’une brûlante actualité.

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