Hugo Lemonier : « Nous avons une dette vis-à-vis des victimes »

Alors que la plupart des médias ont fait revenir leur reporter du tribunal de Vannes, où est jugé le chirurgien Joël Le Scouarnec pour des agressions sexuelles et des viols sur 299 victimes, le journaliste spécialiste des questions de violences intrafamiliales y est encore. Choqué du traitement des victimes par les institutions.

Hugo Boursier  • 30 avril 2025 abonné·es
Hugo Lemonier : « Nous avons une dette vis-à-vis des victimes »
© DR

Hugo Lemonier est journaliste indépendant. Il collabore régulièrement avec Mediapart pour des enquêtes autour de la pédocriminalité et la protection de l’enfance. Il est l’auteur de Piégés. Dans le journal intime du Dr Le Scouarnec (Nouveau Monde éditions, 2025), où il rend compte de la parole des victimes et des défaillances institutionnelles. Il a récemment écrit pour Politis.fr, à propos de l’affaire Le Scouarnec.

Piégés. Dans le journal intime du Dr Le Scouarnec / Hugo Lemonier / Nouveau Monde éditions, 368 pages, 21,90 euros

Dans votre livre, vous vous intéressez surtout aux victimes. Pourtant, les médias, notamment ceux qui vous ont interrogé, décrivent principalement la personnalité de Joël Le Scouarnec. Pourquoi ?

Hugo Lemonier : En dépit de la révolution journalistique qui a été permise par le mouvement #MeToo, il y a encore une fascination pour les agresseurs et assez peu de considération pour les victimes. Elles demeurent les objets d’une procédure judiciaire et peinent à redevenir des sujets. Pour moi, c’est symptomatique de notre incapacité à penser au-delà du pénal, c’est-à-dire à la réparation des victimes et à la responsabilité de la société tout entière. Ce serait bien plus propice au changement social que la simple sanction de l’agresseur.

Piégés Lemonier Scouarnec

Joël Le Scouarnec a fait 299 victimes, il risque vingt ans de prison. La sanction n’a plus vraiment de sens à ce stade. Alors même qu’on devrait avoir une vraie réflexion sur le préjudice subi par les victimes : comment les violences sexuelles peuvent déteindre sur l’ensemble de leur vie, comment certaines n’arrivent pas à se considérer comme victimes en dépit du fait qu’elles le sont au regard de la loi ? Et, surtout, quelle est notre responsabilité dans ces viols en série ?

Cette fascination pour l’agresseur est-elle encore plus marquée lorsque ses victimes étaient mineures au moment des faits ?

En tout cas, la figure de violeur d’enfants, telle qu’elle s’est cristallisée au tournant des années 1990-2000 avec Marc Dutroux ou Michel Fourniret, renvoie au « mal ultime ». Il y a nécessairement une difficulté à penser autrement que par le prisme de cette figure du monstre. Bien que la plupart des médias n’utilisent plus ce vocable, on reste encore dans cette représentation. On ne pense pas le crime en dehors de l’agresseur. Alors même qu’il y a tout un tas de facteurs, de données collectives, objectives, sociales dont il n’est pas maître et dans lesquels il s’inscrit malgré lui.

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Ce contexte est majeur dans l’affaire Le Scouarnec. Il ne s’agit pas d’un chasseur d’enfants comme Michel Fourniret : là, c’est quelqu’un qui avait le champ libre à l’hôpital. Il n’avait aucune contrainte. Il pouvait aller seul dans les chambres, isoler les patient·es de leurs parents, ses gestes n’étaient jamais questionnés par des adultes. Là, ce n’est plus le criminel mais ce contexte-là qui compte. Autrement dit, il n’est pas nécessaire de s’appeler Joël Le Scouarnec pour faire autant de victimes à l’hôpital.

Est-ce à dire que Joël Le Scouarnec est devenu un violeur en série aussi parce que cette série a été rendue possible par les personnes et les institutions qui ne l’ont pas empêchée ?

L’affaire Le Scouarnec révèle à tout le moins des dysfonctionnements, voire un système taillé pour les prédateurs. Un exemple : quand il est jugé pour détention d’images à caractère pédopornographique, la justice ne lui interdit pas d’exercer. On ne sait toujours pas combien de médecins continuent à exercer alors même qu’ils ont été condamnés pour des faits de pédocriminalité. Du côté du Conseil de l’ordre, l’étude de la jurisprudence prouve que les radiations ne sont absolument pas systématiques. J’attends beaucoup d’une potentielle création d’une commission d’enquête parlementaire sur les violences en milieu médical, proposée par la députée insoumise Sarah Legrain, parce qu’il faut prendre la mesure de cet impensé.

On attend trop de la justice, qui ne peut pas tout.

La justice n’est-elle pas la seule institution à même de pointer les responsabilités de la société dans ce qu’elle a pu produire comme dysfonctionnements ?

Il est indispensable qu’elle ne soit pas l’unique chemin. On attend trop de la justice, qui ne peut pas tout. La réflexion sur l’impensé des violences sexuelles commises dans le milieu médical doit se faire aussi en dehors du tribunal : au Parlement, dans la rue au travers de mobilisations, parmi les instances qui existent déjà, comme la Civiise, et dont on sait qu’elles sont largement sous-dotées, sans moyens de contrôle, et qu’elles fournissent des recommandations très peu suivies. Si les mobilisations contre les violences sexuelles ne débouchent pas forcément sur les revendications portées par les féministes, elles ont au moins le mérite d’exister. En matière de violences sur les enfants, c’est le désert total à côté.

Une partie des victimes n’avaient aucun souvenir des faits et en ont pris connaissance à la lecture du passage qui les concerne dans les « journaux intimes ». Comment vit-on, ou survit-on, après une telle révélation ?

Cela dépend des appuis dont on dispose. Cela change tout si on a des supports affectifs. Il y a des personnes qui se sont littéralement effondrées. D’autres qui ont relativement bien surmonté cette nouvelle, en fonction de leurs vulnérabilités antérieures. Certaines personnes n’avaient pas de souvenirs mais elles étaient conscientes de troubles dans l’enfance qu’elles n’expliquaient pas. D’autres ont pu amortir ce choc-là grâce à un entourage qui les a préservées.

Il y a toute une société qui concourt, par son aveuglement, à la prédation sexuelle d’un violeur en série.

Cela montre à quel point le soutien social positif est primordial. Il est intéressant aussi de ne pas penser la figure de la victime comme monolithique. On a le droit d’être victime sans être traumatisé. Et quand il y a un traumatisme, il faut se rendre compte à quel point ces souffrances peuvent être envahissantes. Parfois, c’est toute une identité qui est remise en jeu par le viol. Ce kaléidoscope, il faut l’accepter et le comprendre.

Certains enfants ont manifesté pendant leur adolescence des troubles qui n’ont pas été identifiés ou pris en compte par leur entourage. Quelles sont les failles dans notre capacité d’écoute ?

Des professionnels aussi, alors même qu’ils se trouvaient devant des enfants qui montraient des signaux symptomatiques, sont passés à côté. C’est le cas d’une fillette victime de Joël Le Scouarnec et dont l’hymen présentait des lésions. Son gynécologue lui a expliqué que ces lésions avaient été causées par sa pratique sportive. Il y a toute une société qui concourt, par son aveuglement, à la prédation sexuelle d’un violeur en série. Joël Le Scouarnec est jugé pour 299 victimes, mais il en a fait beaucoup plus.

ZOOM : Le Scouarnec, un violeur en série en dates

2005
Condamnation à quatre mois de prison avec sursis pour détention et importation d’images pédopornographiques.

2017
Plainte pour viol de sa voisine, âgée de 6 ans. Découverte des « journaux intimes » du docteur.

2020
Condamnation à 15 ans de prison pour viols et agressions sexuelles.

2024
Renvoi devant la cour criminelle du Morbihan, à Vannes, pour viols et agressions sexuelles sur 299 victimes entre 1989 et 2014.

Au moins 300 gamins se sont retrouvés entre nos mains, qui n’auraient présenté aucun trouble pendant toutes ces années ? On n’aurait rien vu ? C’est une fiction, un mythe. On se raconte des histoires pour oublier notre responsabilité vis-à-vis de ces enfants-là. Évidemment, certains ont manifesté des symptômes physiques ou psychologiques. Évidemment, certains se sont effondrés. Évidemment, certains ont vu leurs résultats scolaires chuter.

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D’autres se sont enfermés dans le mutisme. D’autres encore ont dénoncé de fausses agressions sexuelles dans leur entourage. Des enfants qui, arrivés à l’adolescence, se sont reclus. Tout cela, on ne l’a jamais interrogé. À aucun moment on ne leur a demandé si quelqu’un leur avait fait du mal. Alors, certes, une minorité avait des souvenirs. Et une minorité de cette minorité avait compris que ce qu’elle avait vécu relevait de la violence sexuelle. Ces enfants-là ont parlé et on ne les a pas écoutés. On leur a dit, de bonne foi : « Mais c’est un médecin, c’est normal ! »

Un homme victime de Joël Le Scouarnec s’est suicidé et un autre est décédé à la suite d’une overdose. Qu’est-ce que la société, ses institutions, sa justice ont à dire de ces morts ?

Quels mots seront posés sur ces deux décès ? Cette interrogation va s’imposer au tribunal. Mais j’ai peur que ce ne soit pas les seules morts de l’affaire Le Scouarnec. Pour ma part, je pense que nous avons une dette vis-à-vis de ces victimes. Ces deux hommes dont vous parlez ont été opérés par Joël Le Scouarnec à un moment où il n’aurait pas dû se retrouver face à des enfants à l’hôpital : toutes les autorités, la justice, la gendarmerie, l’hôpital de Quimperlé, le ministère de la Santé, l’ordre des médecins du Finistère étaient au courant de sa condamnation pour détention d’images à caractère pédopornographique. Selon toutes les règles qui régissent ces institutions, Joël Le Scouarnec n’aurait pas dû continuer à exercer.

« Il y a fort à parier que l’ensemble des défaillances soulignées par le parcours de Joël Le Scouarnec se retrouveront dans d’autres affaires. » (Photo : DR.)

Les familles de ces deux personnes vont pointer notre incompétence, notre inconséquence terrible dans cette affaire. D’un point de vue judiciaire, des poursuites vont sans aucun doute être engagées sur le plan administratif pour soulever la responsabilité de l’État. Il y aura peut-être une condamnation pour faute lourde de l’État dans l’affaire Joël Le Scouarnec. Mais cela prendra encore des années. Si on n’agit pas dès maintenant, il y a fort à parier que l’ensemble des défaillances soulignées par le parcours de Joël Le Scouarnec se retrouveront dans d’autres affaires. En la matière, ce n’est pas « l’exception qui confirme la règle », mais le cas d’espèce qui prouve le risque inhérent au système.

Une grande partie de l’enquête repose sur la détermination d’une seule personne, une gendarme, qui prend le temps d’étudier les « journaux intimes » du chirurgien. La justice a-t-elle accordé les moyens nécessaires à cette enquête ?

Comme l’affaire Mazan, le dossier Le Scouarnec est un miracle judiciaire. Au départ, c’est un « banal » viol de voisinage. Si cette enquête avait été menée avec la même désinvolture que beaucoup d’autres, on n’aurait jamais retrouvé le « journal intime », là où étaient recensées toutes les victimes. C’est grâce au sacrifice d’une gendarme que nous avons identifié quelque 300 victimes. Je dis sacrifice parce que cette gendarme est aujourd’hui arrêtée. Elle est traumatisée par ce dossier. Quand on voit la détermination et le professionnalisme qu’il a fallu dans ce dossier, et à quel point tout cela manque cruellement dans d’autres affaires, on se demande légitimement : combien d’autres affaires avons-nous ratées ?

Malgré les efforts de cette gendarme, des victimes ont-elles été oubliées ?

C’est l’autre tragédie de cette affaire. De nombreuses victimes n’ont pas été retrouvées. Soit parce qu’on les a tout simplement oubliées, en dépit du fait qu’on les a désignées comme victimes. Soit parce qu’on a considéré que tel geste relevait d’une pratique médicale. Ces personnes-là, faut-il toutes les retrouver ? Faut-il leur annoncer que leur nom figure dans les journaux intimes de Joël Le Scouarnec, alors qu’elles n’en ont sans doute aucun souvenir ?

Nous devons comprendre les décisions judiciaires rendues en notre nom.

C’est un brouillard éthique extrêmement épais. Ce second procès montre que la gendarmerie n’avait pas les moyens de bien traiter les victimes. Malgré la bonne volonté des enquêteurs, les victimes ont été lâchées sur le pavé avec des images de viol plein la tête, sans aide.

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Le nombre réduit de victimes qui se sont retrouvées à la barre s’explique aussi, selon moi, par cette maltraitance judiciaire. Si on en croit les déclarations de Le Scouarnec – à savoir qu’il ne rapportait aucun geste médical dans son « journal intime », seulement des violences sexuelles –, on pourrait avoir 200 victimes potentielles supplémentaires. Que faut-il faire avec ces personnes ? C’est à l’autorité judiciaire de répondre à cette question et, surtout, d’expliquer les raisons de son choix. Ce n’est pas seulement l’affaire des juges. Nous devons comprendre les décisions judiciaires rendues en notre nom.

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