En Occitanie, tisser du fil et de l’humain
Créée fin 2018, la Scic Virgocoop a relancé localement la filière textile par la culture du chanvre. Une initiative enthousiasmante mais qui doit améliorer les conditions de paiement des agriculteurs et l’accessibilité des produits finaux.
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© Virgocoop
En dehors des quelques voitures qui traversent le village, tout est calme à Caylus, ce mercredi matin d’avril. Beaucoup d’habitants de cette commune de 1 470 habitants dans le Tarn-et-Garonne sont partis travailler depuis longtemps. « Certains vont à Montauban, à 50 minutes, d’autres à Villefranche-de-Rouergue, à 30 minutes, et d’autres encore vont même à Toulouse, à 1 h 15 », égrène un habitué du Lagardère, un café-restaurant sur la place de la Halle.
Comme d’autres bourgs de cette partie des gorges de l’Aveyron, Caylus tend à ressembler à un village dortoir qui s’anime l’été avec les touristes. Mais la campagne est-elle condamnée à ne servir que de lieu de villégiature et à rester éloignée des grands flux économiques et industriels ? C’est cette question que se sont posée quatre amis, habitant le Lot, avant de décider de fonder Virgocoop, dont l’un des sites se trouve à Caylus.
Cette société coopérative d’intérêt collectif (Scic) de plus de 400 sociétaires produit des fibres, des fils et des tissus à partir de chanvre ou de laine provenant uniquement d’Occitanie. Lorsque ces quatre Lotois ont commencé à s’intéresser au chanvre, ils se sont « aperçus qu’historiquement une grande majorité des villages d’ici avaient des parcelles dédiées à cette culture pour les besoins du textile localement », rappelle Johann Vacandare, un des cofondateurs, désormais directeur général de la coopérative, également investi dans le développement du réseau Enercoop.
Les quatre amis – Clémence Urvoy, Mathieu Thiberville, Mathieu Ebbesen-Goudin et Johann Vacandare – arrivent à la conclusion que cette culture présente deux avantages. D’abord, elle permet de proposer une alternative locale et écologique à l’industrie du textile. Un secteur aujourd’hui largement fondé sur l’exploitation de travailleurs, majoritairement en Asie, et sur celle de la planète, avec la fabrication de tissus synthétiques issus de la pétrochimie. Ensuite, elle peut, pour des agriculteurs cherchant à diversifier leurs productions, devenir une activité complémentaire.
Un projet coûteux
À la fin de l’année 2018, la coopérative est créée. Les membres fondateurs rencontrent des agriculteurs dans le Lot, l’Aveyron, le Tarn et le Tarn-et-Garonne pour relancer la production de chanvre. Les plantations contractualisées débutent en 2021. D’abord ouverte à tous, la coopérative réserve depuis cette année cette collaboration aux producteurs bio ou en conversion. À côté de la filière chanvre, elle s’est aussi lancée dans la laine, matière première qu’elle commande à des éleveurs en Lozère depuis 2023. Pour nourrir son développement, elle a multiplié les sources de financement (augmentation du capital social avec l’arrivée de nouveaux sociétaires, titres participatifs, emprunts…).
« Le financement global du projet se situe à 2,3 millions d’euros hors taxe, sans compter le chiffre d’affaires », a calculé Johann Vacandare. Ces sommes permettent l’acquisition d’outils industriels dès 2021. Avec Atelier Tuffery, sa première marque partenaire, et le tisseur Éric Carlier, Virgocoop reprend un atelier de tissage dans le Tarn. Deux ans après, la coopérative achète des machines à défibrer le chanvre, installées dans l’usine de Caylus. En comptant les bureaux à Cahors, la Scic fournit du travail à quinze personnes.
On a redonné vie à une filière.
J. Bonnet
Aujourd’hui, « on a redonné vie à une filière », assure Julien Bonnet, schéma à l’appui. Cet ancien chercheur généticien virologue dans la biologie des plantes a fondé un cabinet de conseils sur la culture du chanvre, avant de devenir responsable du site de Caylus et de la filière chanvre pour Virgocoop. « Les agriculteurs se trouvent dans un rayon de 80 km, présente-t-il. La fibre est ensuite envoyée à Dreuilhe, en Ariège, où se trouve une filature. Puis, le fil arrive à notre atelier Tissage d’Autan. » Le chanvre produit également de la chènevotte. « Cela correspond à 50 % ou 60 % de la plante », précise Julien Bonnet. Cette matière est exploitée par la Scic. « Elle est destinée au bâtiment et au paillage. »
Mais le projet de réindustrialisation ne file pas complètement droit. En 2023, année de commandes importantes – 12 tonnes de laine provenant de 25 exploitations, et 188 hectares de chanvre plantés chez plus de 80 agriculteurs –, les objectifs ne sont pas atteints. « Nous avons récupéré l’usine en juin 2023 en pensant qu’elle serait opérationnelle à la fin de l’année. Mais cela n’a pas été le cas », confie Johann Vacandare, qui regrette des « erreurs » sur le choix du prestataire qui les a accompagnés dans le montage de l’usine.
« L’organisation initiale n’était pas bonne. Il a fallu repenser la chaîne de production », explique-t-il. Résultat : la chanvrière n’a fonctionné qu’en septembre 2024. « Virgocoop a accumulé des coûts […] sans ressources d’exploitation en face », est-il mentionné dans le rapport de gestion, présenté lors de l’assemblée générale en 2024. Sur l’exercice comptable 2023, cela se traduit par un déficit de 326 106 euros, pour un chiffre d’affaires de 201 846 euros.
Cultiver la confiance
Cette situation a provoqué des problèmes de trésorerie qui, par ricochet, ont entraîné des retards de paiement. En ce début d’avril, Benjamin Pujol, agriculteur bio à Labastide-de-Lévis (Tarn), attend toujours le règlement de « 80 % de la récolte 2023 et 100 % de la récolte 2024 ». Soit environ 6 000 euros d’encours, a calculé l’exploitant de 40 ans, qui cultive aussi des vignes, des céréales et des légumineuses. Il se serait bien passé de ce trou dans son budget. « En 2024, mes vignes ont gelé et, pour la céréale, ça a été une année moyenne », expose-t-il.
Son voisin Jérémie Pagès, agriculteur et collaborateur de Virgocoop, regrette « le moment de flottement », autour de l’été 2024. « On n’avait pas de nouvelles », raconte le trentenaire, qui attendait 9 000 euros, réglés en octobre. « On n’est pas idiots. On était capables d’entendre que ça ne fonctionne pas. » Malgré les explications que les dirigeants de la coopérative assurent avoir fournies, la confiance est rompue pour Benjamin Pujol. Il ne replantera pas de chanvre en 2025.
Plus au nord, à Pruines (Aveyron), Sylvain Fraysse, éleveur de vaches laitières en bio, reste, lui, convaincu par « le modèle économique » et le projet de « réimplanter une culture locale, recréer un tissu humain et de l’emploi ». En dépit de la paille de chanvre impayée (4 500 euros pour la récolte 2024), l’agriculteur de 52 ans, devenu sociétaire en 2023, prévoit de planter 3 hectares en 2025.
Sylvain Fraysse s’apprête aussi à signer un nouveau type de contrat. « Désormais on va prendre en charge le coût de la semence. On s’engage à payer un an après la récolte. Et on va proposer des contrats pluriannuels pour mettre en place un roulement », présente Johann Vacandare, assurant prendre acte des erreurs qui ont été commises. Pour les agriculteurs dont la récolte n’a pas encore été intégralement payée, un échéancier a été mis en place.
Optimiser la production
Combien coûtent les produits finis de cette réindustrialisation ? Jusqu’à présent, les marques partenaires de la coopérative peuvent être qualifiées de haut de gamme. Comptez 170 euros pour un pantalon en chanvre de la marque Atelier Tuffery ; 180 euros pour des baskets Ubac, chanvre-laine. Comment tenir la promesse d’une relocalisation industrielle sociale et solidaire, si les produits élaborés sont hors de portée des classes populaires ?
Pour aller plus vite, il faudrait que la puissance publique nous soutienne davantage.
J. Vacandare
Pour que le prix de l’article baisse, il faudrait « optimiser la production », explique le directeur général. Par exemple, si les outils d’exploitation étaient utilisés à leur maximum, le coût de revient du tissu au mètre baisserait. Ainsi, l’atelier de tissage pourrait produire 6 à 8 fois plus de métrage si la demande l’exigeait. « Pour aller plus vite, il faudrait que la puissance publique nous soutienne davantage », ajoute Johann Vacandare. Jusqu’à présent, la Région a fourni 195 000 euros de subventions directes et l’État a accordé un crédit d’impôt de 93 000 euros, « mais il n’était pas spécifique au textile », souligne le directeur général.
Ce dernier a exploré des pistes, comme les appels à projet France 2030, mais cela demande des budgets importants. « Nous n’avions pas les capacités des entreprises qui ont déposé des dossiers. » Par ailleurs, les dirigeants ont eu l’impression que, pour l’emporter, il valait mieux présenter un projet d’activité unique plutôt que sur toute une chaîne de production, comme c’est le cas de Virgocoop.
La démocratisation de ces produits peut, cependant, emprunter un autre chemin. Depuis le 13 mars, la coopérative a lancé un site en ligne de vente de tissus. La relocalisation de cette filière dépendrait alors de la réappropriation d’un autre savoir en partie oublié : la couture.
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