« Les citoyens permettent aux scientifiques d’avoir le bruit du territoire »

Le chimiste Philippe Chamaret explique comment scientifiques et citoyens de Fos-sur-Mer collaborent pour faire de la santé environnementale un sujet hautement politique.

Vanina Delmas  • 16 avril 2025 abonné·es
« Les citoyens permettent aux scientifiques d’avoir le bruit du territoire »
Des pompiers tentent d’éteindre un incendie qui s’est déclaré dans l’incinérateur de Fos-sur-Mer.
© BERTRAND LANGLOIS / AFP

Depuis quinze ans, l’institut écocitoyen de Fos-sur-Mer scrute et analyse les impacts de la zone industrielle et portuaire qui caractérise le territoire depuis les années 1970. Son directeur, Philippe Chamaret, expose son fonctionnement, de la genèse des études menées aux conseils prodigués aux décideurs pour réduire les nuisances.

Quand et comment est né l’institut écocitoyen de Fos-sur-Mer ?

Philippe Chamaret : Afin de respecter une directive européenne sur la gestion des déchets au début des années 2000, la communauté urbaine de Marseille a voulu passer de l’enfouissement à l’incinération. Pour les décideurs, cela faisait sens que l’incinérateur atterrisse à Fos-sur-Mer, territoire caractérisé par une zone industrielle portuaire de 10 000 hectares, gérée par le port autonome de Marseille à l’époque. Mais les habitants n’ont pas compris pourquoi ces déchets étaient exportés chez eux ! Ils ont mené une lutte dans la rue mais aussi en s’intéressant à la question des pollutions.

La gouvernance est partagée entre ceux qui étaient adversaires au début.

Des habitants, des commerçants, des dockers se sont mis à chercher des expertises existantes pour prouver que cette installation aurait des effets néfastes sur la santé. C’était un premier fait participatif majeur ! En 2008-2010, les élus ont alors décidé de créer une instance indépendante des pouvoirs publics et des industriels pour développer une expertise adaptée aux enjeux locaux. L’institut écocitoyen est né avec la particularité que sa gouvernance est partagée entre ceux qui étaient adversaires au début de l’aventure.

Comment fonctionne l’institut et quels rôles jouent les citoyens ?

Le premier principe de l’institut est la transversalité. L’équipe de dix scientifiques est compétente en chimie de l’environnement, en écotoxicologie et en épidémiologie, ce qui permet une compréhension globale, de la source des polluants jusqu’à l’organisme humain et les impacts sur la faune. L’équipe joue aussi un rôle d’animation d’un réseau de recherche, grâce à un partenariat avec des laboratoires situés à l’université d’Aix-Marseille, ce qui décuple notre force de frappe. Le deuxième principe est la participation citoyenne.

Les citoyens permettent aux scientifiques de garder les pieds sur terre.

Nous avons créé il y a douze ans l’Observatoire citoyen de l’environnement, surnommé VOCE, composé de 120 volontaires formés à l’observation de paramètres selon leur usage de l’environnement : ceux qui font du bateau, de la randonnée, ou qui observent depuis leur jardin… Leur mission est de nous faire remonter de la donnée, mais ils nous transmettent aussi des questions, parfois de la colère, de l’incompréhension, et c’est très précieux. Les citoyens permettent aux scientifiques de garder les pieds sur terre, d’avoir le bruit du territoire et ainsi d’identifier les réelles problématiques et les futures actions.

Comment choisissiez-vous vos terrains d’étude ?

L’institut écocitoyen est comme un bouchon sur une eau un peu agitée : les idées viennent de partout ! Par exemple, une étude est née de la question de deux plaisanciers du golfe de Fos sur le changement de couleur de l’eau. Leur demande était : « Prouvez au préfet que le golfe de Fos est pollué », et nous l’avons transformée en question scientifique. Le lien citoyens-chercheurs a donné lieu à une étude de bio-imprégnation sur les congres, des poissons sentinelles.

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Nous avons mis en évidence des rejets de produits chlorés, car certains industriels utilisant l’eau de mer dans leurs processus ajoutaient de l’eau de javel pour éviter le développement de mousse dans les tuyaux. Notre étude a initié un changement de technologie chez un des industriels : il a mis en place un pilote qui permet de réduire la consommation et l’émission d’eau de javel dans le milieu marin. Les études peuvent aussi provenir de la nécessité des collectivités à répondre à un problème comme pour les Pfas, de nos partenaires de recherche, car une étude terminée incite toujours les scientifiques à aller plus loin. On n’abandonne pas les sujets.

Quelles ont été les premières recherches effectuées par l’institut ?

Malgré les cinquante ans d’activité de cette vaste zone du golfe de Fos-sur-Mer, avec des industries comme ArcelorMittal ou LyondellBasel, il n’y avait aucune connaissance de la composition de l’air. On a installé un capteur de la taille d’un camion pendant un mois dans une zone résidentielle à proximité. Par exemple, nous avons trouvé des quantités extrêmement importantes de particules ultra-fines. Nous avons ensuite eu des moyens pour les analyser.

Dans ces diagnostics territoriaux, il faut trouver des signaux à bas bruit, puis faire émerger des questions.

Nous avons également lancé une étude de bio-indication lichénique pour suivre la multiexposition car les lichens sont de bons indicateurs de la pollution atmosphérique. Nous avons aussi réalisé ce qu’on appelle le bruit de fond pédogéochimique afin de connaître la composition normale des sols, car certains polluants peuvent provenir d’une source naturelle, par exemple l’arsenic. Dans le domaine de la santé environnementale, il n’y a rien d’évident. On n’est pas sur des problématiques « Tchernobyl » où un milieu est ultra-contaminé.

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Dans ces diagnostics territoriaux, il faut donc trouver des signaux à bas bruit, puis faire émerger des questions. Par exemple, la multicontamination : vivre à Fos-sur-Mer implique d’être exposé à un nombre de polluants beaucoup plus important qu’ailleurs. Ensuite, il faut poursuivre les études sur chaque point afin d’affiner la compréhension et de proposer des solutions aux décideurs, car le but est quand même d’améliorer l’état environnemental du territoire.

Les sciences citoyennes sont-elles un rempart efficace face à la défiance grandissante envers les institutions, qu’elles soient scientifiques, politiques ou administratives ?

Partout où des institutions écocitoyennes se sont créées, un constat revient : la santé environnementale tombe toujours aux oubliettes. Lorsque les habitants posent des questions sur les impacts d’un projet, on leur rétorque : « Pas d’inquiétude, tout est prévu. » Ces instituts sont créés pour contourner cette réponse automatique, et développer une connaissance qui prouve leur hypothèse. Ces liens chercheurs-citoyens permettent d’échanger sur la culture scientifique, de comprendre comment une expertise se construit, la temporalité assez longue des études… Quand l’administration ou un industriel arrive avec son expertise, ces citoyens peuvent critiquer avec pertinence la méthodologie utilisée.

L’État doit faire autorité mais une autorité ouverte, c’est-à-dire comprendre sa dépendance aux autres.

Une discussion apaisée peut s’engager, sans être immédiatement dans des postures de colère, de méfiance, de défiance – auparavant utilisées pour se faire entendre. Aujourd’hui, on voit une remise en cause dangereuse de l’autorité légitime de l’État. Je pense qu’il doit faire autorité mais une autorité ouverte, c’est-à-dire comprendre sa dépendance aux autres, notamment celles et ceux produisant de la connaissance, donc les scientifiques, et les citoyens. La participation citoyenne et le partage des connaissances au niveau d’un territoire peuvent jouer ce rôle de prévention du risque de cette remise en cause. C’est fondamental au niveau du débat public car, au fond, c’est une question de démocratie.

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