Cinéma : « Le public est sans doute plus curieux que les professionnels »

Pauline Ginot, déléguée générale de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion, et l’une de ses membres cinéastes, Pamela Varela, exposent ici les inégalités que cachent les bons résultats du cinéma en France.

Christophe Kantcheff  • 13 mai 2025 abonné·es
Cinéma : « Le public est sans doute plus curieux que les professionnels »
Le premier long métrage de Justine Triet, "La Bataille de Solférino" (2013), n’est plus regardé comme un film fragile depuis qu’elle a obtenu la Palme d’or en 2023.
© Ecce Films

À l’heure où s’ouvre la 78e édition du festival de Cannes (du 13 au 24 mai), le discours ambiant loue la santé encourageante du cinéma en France. L’année 2024 a enregistré une hausse des entrées de près de 2 % par rapport à 2023, avec une part de marché pour le cinéma français culminant à 44,4 % contre 36,7 % pour les films américains – l’année 2025 commençant certes de façon un peu moins florissante. Mais de bons résultats globaux peuvent cacher des disparités de toutes natures.

Vigilante, l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid) s’emploie à les mettre au jour pour leur apporter des réponses, outre sa mission d’accompagner des films au moment de leur sortie. C’est pourquoi nous nous sommes adressé à Pauline Ginot, sa déléguée générale, et Pamela Varela, réalisatrice notamment du récent L’Échappée belle, l’une des quatorze cinéastes membres de l’association qui, cette année, ont effectué la désormais très attendue programmation de l’Acid à Cannes.

L’Acid soutient un certain nombre de films dans l’année et propose une programmation à Cannes. Pourriez-vous distinguer des caractéristiques communes à ces films ?

Pamela Varela : Oui et non. Nous n’avons pas de formule qui permettrait de distinguer les films Acid de ceux qui ne le sont pas. Des gens de l’extérieur pensent parfois que tel film est un film Acid. Or, nous-mêmes, nous ne le savons pas a priori. Nous-mêmes, c’est-à-dire les cinéastes qui participent aux débats sur les films. Nous sommes très divers quant à nos âges ou nos origines. Et nous faisons tous des cinémas très différents. Donc nos regards sur les films sont divers.

Pauline Ginot : Le fonctionnement de l’Acid détermine en grande partie le choix des films soutenus. À savoir que nous travaillons de façon horizontale et collective.

P. V. : Nous discutons beaucoup, nous avons des désaccords – et c’est très bien. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes attentifs aux propositions singulières. Sentir la présence d’un auteur derrière un film est ce qui nous unit. Celui-ci peut ne pas être totalement parfait. Il peut ne pas correspondre à ce que l’on fait soi-même. Mais nous reconnaissons que quelqu’un tente quelque chose et possède une vraie personnalité. C’est ce cinéma de recherche qui nous intéresse.

Ces films ne sont-ils pas à peu près tous fragiles économiquement ?

P. G. : J’aime beaucoup le mot de Jane Roger, directrice de la société de distribution JHR films, qui dit : il n’y a pas de films fragiles, il y a des films fragilisés. Le premier long métrage de Justine Triet, La Bataille de Solférino (2013), n’est plus regardé comme un film fragile depuis qu’elle a obtenu la Palme d’or en 2023. Mais, à l’époque de sa sortie, il était fragilisé par les regards qui considéraient qu’il n’était pas suffisamment riche. Il y a une croyance dans le cinéma français selon laquelle un film sera réussi s’il obtient le maximum de financements auprès des chaînes de télévision et des diverses commissions. Le système de production actuel pousse dans ce sens, au détriment d’un dispositif plus léger et plus proche des enjeux esthétiques du projet, qui serait pensé et souhaité par le cinéaste main dans la main avec son producteur. Il faut qu’existe la possibilité de financements différents de ce qui se fait très majoritairement.

Tel atelier d’écriture donne accès à tel atelier de production, qui conduit à telle aide financière.

P.V.

P. V. : Être produit dans une économie relativement lourde impose des contraintes. Aujourd’hui, on note une multiplication des écoles de cinéma, qui, même si elles sont très bonnes, ont tendance à formater. Les ateliers d’écriture se sont aussi beaucoup développés depuis dix ans. Quand nous regardons les films qui nous sont proposés pour Cannes, il arrive souvent que, dès les premières minutes, nous nous disions : ce film est passé par tel atelier d’écriture. On sent un auteur, mais aussi la mainmise d’un système normatif. Pourquoi ces ateliers sont-ils prisés ? Parce que tel atelier d’écriture donne accès à tel atelier de production, qui conduit à telle aide financière.

Sur le même sujet : L’Acid au Festival de Cannes : « Des films mieux vus »

P. G. : Ce système peut être vertueux, mais il faut créer des dérivatifs pour des formes qui s’écrivent autrement. Par exemple, le cinéaste Virgile Vernier explique qu’il n’écrit pas de continuité dialoguée, laquelle s’est pourtant imposée comme une norme auprès des financeurs. En résumé, je dirais qu’un film Acid est un film qui crée des chemins de traverse, y compris narratifs, mais qui se pense aussi autrement dès sa production.

P. V. : Certains films sont des ovnis, ont une extrême singularité. Le rôle de l’Acid est de les accompagner parce qu’on sait qu’ils auront toutes les peines du monde à intégrer un certain marché. C’est l’intégralité de la chaîne qui éprouve des difficultés avec de tels films, pas seulement les producteurs et les cinéastes, mais aussi les distributeurs et les exploitants.

Où se situe le public dans la réflexion que vous menez ?

P. G. : Nous ne soutenons pas ce type de films uniquement parce que nous portons attention aux auteurs, mais aussi pour le public. Préjuger de son goût, ne lui montrer que des choses qui correspondent à des critères préétablis par des « professionnels de la profession » relève du mépris. Nous défendons l’idée que les spectateur·rices sont égaux dans leur capacité à découvrir des œuvres différentes. Notre but est de leur en donner l’accès. Y compris pour ne pas les aimer. Dans un parcours de spectateur, ne pas aimer une œuvre est aussi important que le contraire. Cela participe autant à la réflexion personnelle sur le cinéma.

L’accroissement des inégalités concerne aussi le cinéma.

P.G.

P. V. : Le regard des spectateurs est central. On ne fait pas du cinéma pour être dans un entre-soi mais pour partager. Sinon, quel intérêt ? Nous, cinéastes qui pratiquons le cinéma de recherche, avons du mal à atteindre un certain public si nos films se retrouvent dans le flux normal des sorties. L’Acid est là pour aider à porter ces œuvres. Les gens dans les salles sont loin d’être aveugles, ils décèlent très bien ce qu’ils voient et n’ont pas peur d’être devant des œuvres atypiques. Les échanges sont souvent stimulants. Par exemple, c’est génial d’entendre un spectateur s’exclamer : « Je ne savais même pas qu’on pouvait faire un film comme ça ! »

Sur le même sujet : Comment l’Acid transforme les spectateurs en alliés

P. G. : La curiosité des publics est probablement plus grande que celle des professionnels. La profession est bien structurée – et c’est important – mais parfois cela crée un goulet d’étranglement qui écarte des films, prive des auteurs de la possibilité d’être vus et le public d’avoir un avis dessus. Comment desserrer ce goulet ? C’est une question d’égalité des regards et des territoires. Il existe des déserts cinématographiques à 40 kilomètres à la ronde. Ou alors il y a un cinéma non art et essai qui programme toujours le même type de films, bien adaptés au circuit de la grande exploitation.

Il arrive effectivement que nous recevions des courriers de lecteurs ou de lectrices qui aimeraient voir les films dont nous parlons mais qui doivent accomplir 60 kilomètres aller-retour…

P. G. : Ce à quoi il faut ajouter le coût de l’essence, éventuellement celui de la garde des enfants… Bref, la réalité de la vie. Contrairement à certains dans la profession, nous pensons que le prix des places est un vrai sujet. Les cinémas art et essai ont pris en charge cette question en ne modifiant pas leurs tarifs, déjà peu élevés, alors que la grande exploitation a augmenté massivement ses prix. L’accroissement des inégalités concerne aussi le cinéma. On le constate à tous les niveaux : la distribution, l’exploitation, les auteurs. Et les publics, qui ont de moins en moins accès à certaines œuvres. Une situation justifiée par une sentence que nous entendons trop souvent : « Tel film n’est pas pour telles personnes. » C’est insupportable !

Ce sont les financeurs et les diffuseurs (les télévisions) qui prononcent cette phrase, non ?

P. V. : Oui, mais pas seulement. Ce sont les décideurs dans leur ensemble. Autrefois ce discours était contrecarré, y compris par des diffuseurs eux-mêmes. Par exemple, Arte a lancé des initiatives très originales dans les années 1990 avec de nouveaux auteurs. Cela n’existe plus aujourd’hui.

Le problème ne vient-il pas aussi du fait que le nombre de copies sur certains films s’est encore accru ?

P. G. : Les phénomènes de concentration se sont accentués, en effet. L’équipement généralisé en numérique des salles, qui date de 2012, a mis fin à une forme de régulation, parce que le tirage des copies en argentique représentait un coût qui avait ses limites même pour un grand groupe. Prenons l’exemple des deux derniers Star Wars (2017 et 2019), sortis tous deux en décembre dans un même nombre de salles et de multiplexes. Le nombre de séances a augmenté de 10 % entre les deux et, malgré cela, les films ont fait le même nombre d’entrées.

Désormais, des municipalités demandent que leur salle soit rentable et font pression sur les exploitants.

P.V.

Autrement dit, c’est l’occupation de l’espace par la multiplication des séances dans les mêmes établissements qui prive d’autres films d’écran. Parallèlement, dans certaines salles art et essai, le cinéma de recherche a perdu du terrain : 5 à 10 % de séances en moins en trois ans. Il y a une typologie de films qui uniformisent la programmation, des multiplexes aux salles art et essai. Nous alertons sur ce point. La condition sine qua non pour intéresser les publics, y compris le jeune public, c’est de proposer une diversité de films. On ne peut pas demander aux gens d’adhérer à ce qu’on ne leur montre pas.

P. V. : Un autre phénomène, apparu depuis le covid, concerne les salles municipales, nombreuses hors des grandes villes. Désormais, des municipalités demandent que leur salle soit rentable et font pression sur les exploitants. Au départ, avoir une salle de cinéma dans sa ville correspond pourtant à un projet culturel de qualité. La notion de rentabilité est malheureusement venue s’y greffer.

Sur le même sujet : Coupes budgétaires : la culture en butte à une forme de barbarie

P. G. : Je vais prendre un exemple emblématique : le cinéma de Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis, qui est passé de salle municipale à salle en délégation de service public. À l’occasion de ce transfert, le maire a décrété que la salle ne serait plus qu’art et essai et perdrait ses labels recherche, patrimoine et jeune public. L’équipe qui a remporté l’appel d’offres s’est battue pour faire comprendre au maire que ces labels correspondent à une exigence artistique. C’est une question de respect des publics : on veut le meilleur cinéma possible. En fait, cet épisode relève d’un problème plus général : les élus, quel que soit leur bord politique, notamment par manque de formation, ne savent plus ce qu’est une politique culturelle ambitieuse. Et je ne parle pas des coupes budgétaires qui touchent la culture.

Le cinéma est de plus en plus considéré comme un média de masse et non plus comme un bien culturel collectif.

P.G.

Le recul des politiques publiques bénéficie-t-il au privé ?

P. G. : Le cinéma est de plus en plus considéré comme un média de masse et non plus comme un bien culturel collectif. C’est pourquoi Vincent Bolloré commence à s’y intéresser, comme il l’a fait avec l’édition. Il est intéressant aussi de reprendre les déclarations de Jérôme Seydoux, qui représente la grande exploitation. Au moment où il préparait l’entrée en Bourse de Pathé, qu’il préside, il a eu des propos contre la chronologie des médias et l’exception culturelle. Il préfère que les gens aillent dans sa salle premium et paient 25 euros pour voir un film plutôt qu’ils voient trois films à 8 euros dans une salle indépendante. C’est une question de modèle, capitalistique d’un côté, culturel de l’autre. On retrouve dans le cinéma ce qui se joue plus largement dans toute la société.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Cinéma
Temps de lecture : 11 minutes