Contre l’extrême droite, l’hôpital déclenche l’urgence vitale
Face au danger que représente la montée de l’extrême droite, des soignant·es éprouvent la nécessité de s’organiser collectivement. Une démarche qui n’a rien d’évident alors que le secteur médical public est à bout de souffle et son personnel peu politisé dans l’ensemble.

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Contre le fascisme, l’expérience de l’altérité Les influenceurs antifascistes Des clics contre la claque réac Les luttes féministes contre l’extrême droiteIls sont une trentaine, en cercle, à s’exprimer tour à tour depuis 9 h 30 du matin. Certaines des personnes réunies ce samedi 15 mars dans le réfectoire d’une association du 19e arrondissement de Paris se sont déjà rencontrées. D’autres viennent pour la première fois. « Nous voyons dans la période actuelle une accélération des attaques racistes et fascistes. Un sentiment d’impuissance peut nous saisir, alors qu’il y a urgence à agir », lisait-on dans l’appel diffusé sur les réseaux sociaux pour participer à cette assemblée générale.
L’Assemblée pour des soins antiracistes et populaires a été créée au moment de la loi asile et immigration de 2024. L’un de ses trois fondateurs, Jalel, pédiatre, explique : « Il fallait sortir de l’apathie générale et se rassembler pour réfléchir aux façons de proposer un discours et des actions antiracistes. »
À l’heure du bilan de cette journée d’assemblée générale, se pose la question des formes que doit prendre l’organisation. Une des personnes présentes pense qu’il faudrait créer un statut d’association avec des rôles définis pour gagner en efficacité. D’autres préfèrent rester sur un modèle où chacun s’investit selon ses moyens et ses possibilités. Une autre question : avec qui lutter ? Une jeune femme exprime sa méfiance envers les syndicats, trop professionnels et dans lesquels, lui semble-t-il, certains cherchent avant tout une forme de carrière.
Poser la question des discriminations raciales dans le milieu du soin crée un malaise.
S. Barnat
Une autre participante, elle-même syndiquée, estime que des alliances sont non seulement possibles mais nécessaires. Une phrase revient : « Il y a urgence à s’organiser. » L’acronyme de l’Assemblée des soins antiracistes et populaires, Asap, signifie en anglais « Aussi vite que possible ». Les participants se mettent d’accord pour se retrouver le samedi suivant, le 22 mars, pour participer ensemble à la marche contre le racisme et le fascisme. Cette manifestation annuelle, organisée par la Marche des solidarités, a réuni cette année plusieurs dizaines de milliers de personnes à Paris. Sur une banderole blanche, on lisait : « Ouvrons des lits et les frontières ».
En juin 2024, la dissolution par Emmanuel Macron de l’Assemblée nationale avait fait craindre une arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Plusieurs tribunes avaient été rédigées par des soignants pour appeler à voter contre l’extrême droite. Parmi elles, celle du collectif Égalité santé, rassemblant des soignants exerçant à Saint-Denis. Formé quelques années auparavant alors que l’aide médicale d’État (AME) commençait à être remise en cause, le collectif s’était réactivé à l’occasion des législatives. « L’urgence est à la communication et à l’action », disaient ses membres.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Alex*, lui aussi présent à l’Asap, fait partie du collectif Égalité santé. Il travaille à l’hôpital public en Seine-Saint-Denis, où, « même s’ils restent peu politisés, les soignants sont plus engagés qu’ailleurs, car cet hôpital a un rôle social net ». Pour lui, l’Asap représente surtout « un réseau qui permettra d’être réactif rapidement si l’extrême droite arrive au pouvoir. On se connaîtra déjà et nous saurons à qui nous adresser ».
Résister dans un système en souffrance
« Il y a toujours un lien entre les dynamiques collectives politiques générales et ce qui, après, dans le soin, vient se déployer », explique Sonia Barnat, psycho-motricienne et formatrice sur la prévention des discriminations dans le soin et l’éducation. Sa « politisation officielle », comme elle l’appelle, a eu lieu en 2005, au moment de la mort de deux adolescents, Zyed et Bouna, électrocutés après avoir tenté d’échapper à un contrôle de police.
En 2007, elle rejoint le collectif Pas de zéro de conduite, dans lequel des professionnels de la santé et de la petite enfance dénoncent la volonté du gouvernement de leur demander de détecter les futurs délinquants en observant le comportement des enfants. C’était « l’époque où le champ médical n’en était pas au degré d’épuisement et d’écrasement par les politiques publiques dans lequel il se trouve aujourd’hui, de nombreux soignants et professionnels de l’éducation étaient vent debout contre la médicalisation des problématiques sociales ».
Avec les attentats de 2015, Sonia Barnat a senti « une perméabilité croissante au discours politique stigmatisant les adolescents des quartiers populaires ». Mais, selon elle, s’il y a aujourd’hui « de moins en moins de résistance collective du champ médical, c’est qu’il est lui-même attaqué et en souffrance : des postes vacants partout, les soignants en burn-out, les services débordés. En fait, il y a de moins en moins de forces pour porter une vision émancipatrice de la médecine collectivement ».
Sonia évoque les femmes sans abri qui, il y a encore quelques années, pouvaient rester un mois à la maternité après leur accouchement et qui sont désormais remises à la rue au bout de quelques jours, faute de lits et de structures. Mohammed, porte-parole du collectif des jeunes du parc de Belleville, qui ont occupé plusieurs mois la Gaîté lyrique avant d’être expulsés, ajoute : « À cause des conditions de vie, on s’est mis à tomber tous malades. L’un de nous a eu la tuberculose. Et aux urgences, quand on est venus à plusieurs reprises pour être soignés, les personnes de l’accueil nous ont dit que ce n’était pas possible. »
Un savoir et un engagement
« Poser la question des discriminations, notamment raciales, dans le milieu du soin crée un malaise », constate Sonia Barnat. Selon elle, cette situation relève de « la disqualification de toute tentative d’en faire un sujet social ou politique ». « Lors des premières réunions de l’Asap, il y avait ce besoin de ne plus se sentir isolé dans son service face à des situations où on n’ose pas monter au créneau face à du racisme qu’on peut subir ou voir en tant que témoin », complète Alex.
J’aimerais me dire qu’il est possible de se battre pour un avenir où on prend soin des personnes opprimées.
Tom
Parmi les outils diffusés et en partie développés par l’Asap, le racistomètre, inspiré du violentomètre qui sert à « mesurer » les violences conjugales, permet de détecter le racisme dans les espaces de soin. L’un des buts de l’Asap est de diffuser et de s’approprier un savoir sur les discriminations qui structurent la médecine. « La médecine a servi à légitimer la hiérarchie raciale, la colonisation et l’esclavage. La gynécologie s’est développée, par exemple, sur les corps de femmes noires, tout cela est aujourd’hui bien documenté », poursuit Sonia Barnat.
Pourtant, à l’heure actuelle, ces questions peinent à émerger en fac de médecine. « La médecine est un milieu qui se prétend apolitique. Jusqu’à la charte de l’université qui prévoit que les associations hébergées par la fac ne peuvent pas être politisées », explique Tom*, membre de CQFD, une « association d’étudiant·es en santé antifasciste, engagée contre les discriminations dans le soin ». « La politique, poursuit-il, on n’en parle jamais. »
Au moment de la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024, il se rappelle que le risque que l’extrême droite arrive au pouvoir « n’était pas du tout un sujet. Il y a déjà tellement de choses qui ne fonctionnent pas à l’hôpital, ce n’était pas le lieu pour en parler ». Si lui trouve l’énergie de se mobiliser à CQFD ou à l’Asap, c’est que se rassembler avec d’autres personnes politisées lui donne l’espoir. « L’extrême droite et les politiques actuelles discriminent certains corps et empêchent la bonne vie des personnes racisées, trans, précaires. J’aimerais me dire qu’il est possible de se battre pour un avenir où on prend soin des personnes opprimées. »
« Les médecins ne sont ni des révolutionnaires ni des contestataires »
Lors de ses études de médecine, Camille*, médecin désormais engagée dans le milieu militant, se souvient d’un groupe d’étudiants nommé « les penseurs de plaie ». Dans une faculté où il y avait environ mille personnes, ils n’étaient qu’une dizaine, la plupart LGBT, à se retrouver pour échanger sur les enjeux politiques autour du soin.
Selon elle, la charge de travail des étudiants en médecine et le caractère traumatisant de ce qu’ils voient peuvent expliquer qu’ils n’aient pas l’énergie de s’informer et de s’investir par ailleurs. « J’avais aussi la sensation que, pour les personnes qui viennent de classes sociales favorisées, faire médecine permettait déjà d’avoir l’impression de faire sa part dans la société », explique-t-elle.
Une analyse que partage le sociologue Ivan Sainsaulieu : « Les médecins ne sont ni des révolutionnaires ni des contestataires. Une majorité vient des classes supérieures, et la médecine permet d’avoir accès à un statut social privilégié tout en ayant une utilité sociale plus forte que celle des avocats d’affaires. » Si le sociologue distingue des différences d’engagement selon les spécialités, il résume : « Si vous cherchez ceux qui sont à gauche, vous avez vite fait le tour. »
Néanmoins, nuance-t-il, « il peut y avoir des mobilisations silencieuses sans que les gens ne défilent dans la rue. Ça a été le cas lors des années sida, notamment dans les services infectieux, où on a connu une expérience radicale de subversion locale, car il y avait besoin de tout le monde. Certains disent “j’ai connu la révolution sida” ». Alex* le croit : « Dans un régime non démocratique d’extrême droite, si une discrimination explicite était mise en place, des gens résisteraient en vertu de notre éthique de travail et de notre conscience professionnelle. »
Dans tous les cas, estime Sonia Barnat, « il ne faut pas qu’on en reste à se dire qu’on l’a échappé belle l’été dernier. Le fascisme arrive, l’extrême droite est déjà là. Durant le temps qui nous reste, on n’a pas d’autre choix que de s’organiser pour résister en nombre et faire digue. Si on reste isolés, on ne pourra pas porter des paroles et des actes de résistance puissants. C’est une question de vie ou de mort, la santé ».
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