Papeterie Chapelle-Darblay : l’usine est prête, l’État encore absent
Tous les voyants sont au vert pour relancer la structure, fermée en 2019. Mais sans le prêt promis par l’État, rien ne peut redémarrer. L’ultime délai accordé par l’industriel repreneur est désormais dépassé. Syndicats, associations et élus locaux lancent un dernier appel à un gouvernement toujours mutique. Reportage.

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Choose France : toujours plus d’argent, toujours si peu d’emplois 400 plans de suppression d’emplois : Macron, clown de la réindustrialisation « Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »Sur l’immense parking vide de la papeterie Chapelle-Darblay, à Grand-Couronne (Seine-Maritime), Cyril Briffault, délégué syndical CGT et papetier depuis 1998, attend un coup de fil qui ne vient pas. Vendredi 23 mai devait être LE jour. Celui de la réponse tant espérée de la Banque publique d’investissement française – Bpifrance –, concernant un prêt de 27 millions d’euros. Une aide publique, dernière pièce du puzzle pour relancer la production. Pour l’instant : silence radio. Encore.
Depuis bientôt six ans, la CGT et des anciens salariés, soutenus par les élus de l’agglomération rouennaise et des ONG comme Greenpeace, se battent pour redonner vie à ce site presque centenaire, fleuron industriel du papier recyclé. « On a été accusé d’être une “usine sous perfusion” mais c’est faux. Il faut quand même rappeler que le site n’a pas fermé pour déficit économique, mais pour des raisons de “compétitivité” », rappelle Cyril Briffault, amer. En 2019, la multinationale UPM, ancienne propriétaire du site, décide de fermer l’usine et met sur le carreau 230 employés.
En 2022, après deux années de mobilisation, une solution émerge : le groupe Fibre Excellence, filiale française du groupe canadien Paper Excellence, se dit prêt à reprendre le site. Le projet est ambitieux – 245 millions d’euros d’investissements prévus avec plus de 200 emplois à la clé – mais réaliste. L’industriel conditionne cependant son engagement à une garantie de la puissance publique : un prêt de 27 millions d’euros. Deux ans plus tard, malgré les promesses de Jean Castex et Bruno Le Maire notamment, rien ne se passe.
« C’est le quatrième premier ministre et le troisième ministre de l’Industrie qu’on voit passer depuis la fermeture du site en 2020 », soupire Philippe Martinez, ancien secrétaire général de la CGT, qui continue de soutenir la mobilisation. La réponse des pouvoirs publics devait déjà arriver avant le 20 décembre 2024. Sans retour, l’industriel a accordé un ultime délai de 5 mois. Celui-ci s’est donc terminé ce vendredi 23 mai, sans plus de nouvelle. En attendant, le groupe Fibre Excellence perd de l’argent pour entretenir le site, et fait preuve, pour l’instant, d’une patience à toute épreuve.
Une usine figée dans le temps
Sur le terrain de 33 hectares, des mauvaises herbes s’invitent entre les fissures du béton. La nature reprend doucement ses droits. Pourtant, tout est là : les machines, les bâtiments, les rails qu’on prévoit de réactiver pour desservir l’usine et alimenter le fret ferroviaire. Les équipements n’ont pas été démontés. Deux lignes de production à l’arrêt, une centrale biomasse, une station d’épuration biologique, le tout avec un accès privilégié à la voie fluviale et à l’autoroute. « L’usine est prête à repartir », martèle Cyril Briffault.
Celui qui veut me faire sortir d’ici n’est pas né ! On ira au bout.
C. Briffault
À l’intérieur, les bâtiments sont silencieux. La poussière s’accumule sur les convoyeurs. Dans cette ambiance d’urbex (1), tout paraît figé dans le temps. En traversant l’imposant hangar, Cyril raconte le bruit, la chaleur et l’humidité, lorsque les machines à papier tournaient à plein régime, 362 jours par an. Il connaît le fonctionnement de toute l’usine sur le bout des doigts et raconte avec passion toutes les étapes de fabrication.
Pratique consistant à visiter des lieux construits et abandonnés par l’homme ou inaccessibles au public.
« Les machines vont finir par s’abîmer », souffle Cyril. Avec son collègue syndicaliste, Julien Sénécal, et quelques agents d’entretien et de surveillance, ils assurent le service minimum, entre les sollicitations de journalistes, les réunions et la maintenance du site. Avec le coup de projecteur médiatique apporté par cette lutte, Cyril Briffault garde la tête froide. Il confie ne pas aimer « faire l’acteur », lui que l’on voit dans le documentaire L’usine, le bon, la brute et le truand de Marianne Lère Laffitte, sorti en 2024, qui raconte les débuts de la bataille syndicale. L’affiche de ce dernier trône fièrement sur le mur du local de la CGT de Chapelle-Darblay, avec Cyril dans le rôle de « la brute ».
Parfois, un ancien de l’usine passe prendre quelques nouvelles. David, 15 ans de boîte dans la papeterie, vient souvent prendre le déjeuner. Malgré sa récente conversion professionnelle, il reste très attaché au site et attend, lui aussi, la réponse de la Bpi. « C’est vraiment important pour nous que des amis, et anciens collègues, passent de temps en temps », dit Cyril, ému. Il se rappelle une autre époque : « C’était une entreprise familiale, où tout le monde était très soudé. » Depuis, il leur a promis de ne rien lâcher. « Celui qui veut me faire sortir d’ici n’est pas né ! On ira au bout. »
« Tous les feux sont au vert »
Julie Lesage, vice-présidente de la Métropole Rouen Normandie et maire de Grand-Couronne, suit le dossier depuis le début. « À Grand-Couronne, tout le monde connaît quelqu’un qui travaillait à la Chapelle-Darblay. Les habitants me demandent quotidiennement des nouvelles du projet de réouverture. » Pour elle aussi, l’attente devient insupportable : « À chaque nouveau gouvernement, on a l’impression de repartir de zéro. C’est décourageant. »
Les dimensions sociales et écologiques du projet industriel mettent, presque, tout le monde d’accord. « On a des soutiens de toutes les couleurs politiques différentes », selon Cyril Briffault. Du point de vue local, « tous les feux sont au vert », comme le résume Nicolas Mayer-Rossignol, maire de Rouen et président de la Métropole. L’agglomération a préempté le site en 2022 pour éviter son démantèlement, et travaille main dans la main avec le syndicat et l’industriel.
« Ça commence vraiment à bien faire. Ça fait des années qu’on nous balade », lâche-t-il, en conférence de presse, ce mardi 27 mai. Avant de hausser le ton : « Je n’exclus pas qu’on demande une enquête parlementaire si le gouvernement ne s’engage pas sur le projet, parce qu’il n’y a aucune raison technique, rationnelle, factuelle, objective d’être à ce point dans la procrastination. » Une procrastination qui pourrait ressembler à une stratégie du pourrissement, visant à décourager le repreneur.
Le maire de Rouen évoque aussi des soupçons d’ingérence politique de la part d’autres entreprises concurrentes. Des bruits de couloir corroborés par Cyril Briffault. « On peut se demander si cette attente n’est pas délibérée, pour des raisons de lobbying industriel, assène l’édile de Rouen. Tout ça a un coût pour les familles concernées par les licenciements, le repreneur et les collectivités locales. »
S’il y a un refus de financement, il va falloir rendre des comptes. On va réclamer des explications.
S. Binet
Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, prévient elle aussi : « S’il y a un refus de financement, il va falloir rendre des comptes. On va réclamer des explications. » Pour l’instant, elle veut encore croire au redémarrage : « Je ne peux pas envisager le refus, car il n’y aurait aucune raison valable. Aucune. » Selon Nicolas Mayer-Rossignol, la réunion entre la Bpi, le ministère de l’Industrie et le repreneur a été reportée à une date ultérieure, encore inconnue. Contactés, ni Fibre Excellence ni la Bpi n’ont donné suite. En attendant, Cyril Briffault et Julien Sénécal restent fidèles au poste. Après près de six ans de lutte, ils ne sont plus à quelques jours près.
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