Pepe Mujica, icône de dignité

José Mujica, ex-président de l’Uruguay, s’est éteint à 89 ans. Résistant contre la dictature devenu chef d’État, « Pepe » laisse un héritage précieux, fait d’engagements en faveur de l’environnement, de la démocratie et des progrès sociaux.

Patrick Piro  • 15 mai 2025
Partager :
Pepe Mujica, icône de dignité
Le président uruguayen José Mujica avec Barack Obama dans le bureau ovale, le 12 mai 2014.
© Pete Souza - White House / domaine public

Dans une époque submergée par les ignominies de dirigeants à qui l’on mettrait volontiers son poing dans la gueule, l’évocation de la vie exemplaire de José Mujica, qui vient de décéder à l’âge de 89 ans, nous baigne d’un vrai baume consolateur.

Il lui aura suffit de cinq petites années à la tête de l’Uruguay, de 2010 à 2015, pour se forger une légende dont l’aura aura porté bien au-delà des frontières ce petit pays de 3,4 millions d’habitants, et même de cette Amérique latine dont il chérissait le destin. Par son action politique, il aura donné une existence aux yeux du monde à ce territoire grand comme un tiers de la France, rendu invisible par l’ombre portée des mastodontes brésilien et argentin voisins.

Sur le même sujet : Uruguay : la gauche de retour

On l’ignorait largement avant sa présidence : l’Uruguay est pionnier dans de nombreux domaines sociaux et sociétaux. Bien avant la France, le pays a aboli la peine de mort (1907), octroyé le droit de vote aux femmes (1933) et autorisé l’adoption d’enfants par les couples homosexuels (2008). Mujica contribuera à de nouvelles avancées. Les plus symboliques : la légalisation de l’avortement (2012) et du mariage homosexuel (2013), ainsi que la dépénalisation du cannabis en 2014, une première dans le monde.

Sa vie est un roman qui a fasciné des auteurs littéraires et cinématographiques.

Moins clinquants à l’international peut-être, mais aussi spectaculaires sinon plus au regard du nombre de bénéficiaires, d’importants progrès sociaux ont été engagés sous le mandat Mujica : le pays, qui a considérablement réduit la pauvreté et accru son action en matière d’éducation ainsi que de santé, est aujourd’hui le plus égalitaire du continent et le plus avancé en matière d’énergies renouvelables.

Sur le même sujet : Amérique latine : face à Trump, la gauche en ordre dispersé

Cependant, la stature de José Mujica dépasse de loin les contributions de son gouvernement. Sa vie est un roman qui a fasciné des auteurs littéraires et cinématographiques. Une vie d’engagement en ligne droite, en défense de la démocratie, de la justice sociale, de la planète, depuis l’âge de 14 ans. Dans les années 1960, « Pepe », de son diminutif, s’engage dans la guérilla des Tupamaros, mouvement de lutte armée contre la dictature militaire d’extrême droite qui a pris le pouvoir en Uruguay.

Icône politique et intellectuelle

Après deux arrestations et deux évasions, il subira, avec huit compagnons, douze années d’une incarcération extrêmement violente et éprouvante qui ont failli le rendre fou. Un épisode (1973-1985) auquel le réalisateur Alvaro Brechner a consacré un film (Compañeros, 2019), pour tenter de comprendre comment des êtres humains peuvent survivre psychiquement à une telle torture.

Nos yeux sont situés sur la face, ce n’est pas pour regarder en arrière.

J. Mujica

Mujica s’en est tiré. Il dira même que ces années ont été décisives dans la formation de sa personnalité. Il refusera de cultiver la haine et la vengeance à l’endroit des militaires impliqués dans cette sinistre parenthèse pour ce pays réputé pour sa démocratie et sa stabilité. « Nos yeux sont situés sur la face, ce n’est pas pour regarder en arrière », expliquait-il. À sa libération, il s’engage en politique avec la formation du Frente Amplio, parti de gauche d’inspiration très progressiste, qui se distingue par son rejet du sectarisme et de la radicalité purement dogmatique. Mujica, à rebours de nombreux politiques latino-américains, n’a jamais encensé l’expérience douteuse du socialisme réel à la sauce soviétique.

Sur le même sujet : Colombie : les réformes sociales de Gustavo Petro bloquées par une opposition renforcée

On cherche en vain une entorse notable dans son parcours politique et humain : il n’y en a pas. Pepe, c’est un peu le grand-père qu’on aurait volontiers adopté, avec sa bouille ronde, son affabilité et la simplicité naturelle qu’il puisait à ses racines paysannes, jamais reniées. Si Mujica est devenue une icône politique et intellectuelle en Amérique latine, il le doit aussi à sa personnalité hors norme. Les sirènes du pouvoir n’ont eu aucune prise sur lui, pas plus que les protocoles et les fastes.

« Je ne suis pas pauvre, mais sobre »

Pepe Mujica ne portait jamais la cravate, un détail de forme de son mode de vie, cependant : à la tête du pays, il reversait 90 % de son indemnité à des actions sociales et n’a jamais investi le palais présidentiel, persistant à vivre dans sa fermette avec sa compagne de toujours, Lucía Topolansky, elle aussi ancienne guérillera et femme politique. Il a gratifié le monde de quelques discours cinglants sur la folie du consumérisme et de la course technologique, à l’occasion de grandes messes planétaires. Celui qui a été honoré comme « président le plus pauvre du monde » recadrait la formule : « Je ne suis pas pauvre, mais sobre. Les pauvres sont ceux qui s’inventent des besoins toujours plus grands. »

Je ne suis pas pauvre, mais sobre. Les pauvres sont ceux qui s’inventent des besoins toujours plus grands.

J. Mujica

L’an dernier, Lula et Petro, respectivement présidents du Brésil et de Colombie, se sont déplacés chez lui, comme on viendrait rendre hommage à un oracle, afin de lui remettre les plus hauts insignes de leur pays. Pepe Mujica était atteint par un cancer de l’œsophage. Début 2025, et après deux séquences de traitement, il avait décidé que son corps avait assez encaissé, que le temps de mourir était venu. « Un guerrier a le droit au repos. » Le Brésil a décrété trois jours de deuil pour célébrer « un ami ». Lui a demandé à être enterré au pied d’un séquoia qu’il avait planté près de sa ferme, au côté de Manuela, sa petite chienne estropiée morte en 2018.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don