L’appli de suivi menstruel « 28 », cheval de Troie des conservateurs américains

Les applications de suivi de règles prolifèrent par centaines ces dernières années. Sous les promesses de bien-être, certaines, à l’instar de 28, véhiculent un discours conservateur en marchandisant la santé menstruelle.

Juliette Heinzlef  et  Thomas Lefèvre  • 22 mai 2025 abonné·es
L’appli de suivi menstruel « 28 », cheval de Troie des conservateurs américains
© DR / Montage Politis

Des corps galbés se mouvant dans la jungle ou l’océan, une noix de coco laissant dégouliner l’eau sur une peau blanche immaculée : l’application de suivi menstruel 28 sait travailler son esthétique. Cofondée en 2022 par Britanny Hugoboom – une entrepreneuse conservatrice américaine également à la tête du magazine Evie, sorte de Cosmo des « MAGA » (Make America Great Again, le slogan de Donald Trump) – 28 propose « des entraînements personnalisés, des profils nutritionnels et des conseils sous forme d’horoscope fondés sur la science, destinés aux femmes et conçus en fonction des quatre phases du cycle naturel ».

La boutique du site vend un « toxic breakup » avec la pilule, soit une désintoxication développée par des « docteurs holistiques » pour rééquilibrer la balance hormonale à coup de gélules aux fruit de tribulus, à l’huile d’onagre ou de bourrache. Si vous êtes sous contraception hormonale depuis six ans ou plus, ces « experts » vous recommandent d’acheter quatre boîtes de comprimés, pour la modique somme de 251 $ (222 € environ).

Capture d’écran de la boutique du site de 28.

Une « crise de confiance » envers la pilule

Le discours anti-pilule n’est pas nouveau. Il résulte de préoccupations légitimes : « À partir de 2012-2013, il y a eu une crise de confiance envers la pilule de 3e ou 4e génération et les hormones de synthèse en raison de cas d’AVC. Depuis, l’Institut national d’études démographiques (Ined) enregistre un recul du recours à la pilule », explique Marion Coville, chercheur à l’Université de Poitiers, responsable du projet de recherche Menstrutech, sur le rôle des technologies de suivi menstruel dans la production des savoirs gynécologiques.

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L’impression d’être parfois réduite à « un utérus sur une table de gynéco » a poussé les personnes concernées à se diriger vers des suivis alternatifs, comme les applis de suivi de règles, censées répondre aux lacunes d’une médecine jugée sexiste.

Depuis le covid, notamment aux États-Unis, on observe un glissement de certaines sphères ‘New Age’ vers des théories complotistes.

M. Coville

Cette défiance s’est muée en scepticisme médical lors de la crise sanitaire de 2019, selon Marion Coville : « Depuis le covid, notamment aux États-Unis, on observe un glissement de certaines sphères ‘New Age’ [développement personnel alliant le monde, le corps et l’esprit dans une quête de bien être, N.D.L.R. ] vers des théories complotistes et des mouvements d’extrême droite. »

« Conspiritualité »

L’alliance entre le secteur du bien-être et les conservateurs peut sembler improbable, a fortiori quand on se souvient de Donald Trump servant des frites chez McDonald’s, lors de sa campagne. Dans un article de 2011, les chercheur·euses Charlotte Ward et David Voas ont inventé le terme de « conspiritualité » pour évoquer « la fusion du New Age, dominé par les femmes et axé sur le soi, et du domaine de la théorie du complot, dominé par les hommes et axé sur la politique mondiale ».

Les deux mouvances remettent en question les institutions et l’autorité – qu’elle soit politique ou médicale – pour prôner des visions alternatives et un individualisme poussé à l’extrême. Sur le site de 28, la fondatrice de l’application affirme ainsi que « notre système éducatif nous a déçues, les médecins nous ont gaslight [forme de manipulation mentale qui vise à inverser les rôles coupable-victime, N.D.L.R.] et les contraceptifs hormonaux nous ont promis la liberté, mais ont piégé nos corps en les rendant dysfonctionnels et douloureux ».

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Les utilisatrices sont donc encouragées à « reprendre le contrôle de leur corps », « embrasser leur nature » en comprenant les fluctuations hormonales pour « maximiser leur potentiel ». Calquée sur celle de ChatGPT, Gaia, « l’intelligence artificielle inspirée de Mère Nature », offre des conseils bien-être dans des conversations en temps réel. En cas de règles irrégulières, il est recommandé de se caler sur le cycle lunaire.

Capture d’écran du site de 28, avec les différentes fonctionnalités de l’application.

L’application ne fait aucune mention des personnes trans. La rhétorique rejoint plutôt celle du « féminin sacré », ce mouvement qui glorifie l’utérus et les menstruations en faisant de « La Femme », une véritable déesse de la nature. Quitte à l’essentialiser ou à la réduire à un rôle reproducteur que fantasme l’extrême droite, comme l’a montré Camille Teste, autrice de l’essai Politiser le bien-être (Binge Audio, 2023). D’ailleurs, toute utilisatrice 28 peut envoyer son « statut de fertilité » à son compagnon pour qu’il n’ait « jamais à deviner ».

Des milliards pour la « femtech »

Derrière cette start-up créée « pour les femmes, par des femmes », l’investisseur principal n’est autre que Peter Thiel. Figure libertarienne incontournable de la Silicon Valley, il a réuni la somme de 3,2 millions de dollars (2,8 millions d’euros) pour le lancement de 28. Brittany Hugoboom ne tarit pas d’éloge à son sujet : « Je pense que c’est un investisseur brillant, et il est connu pour investir dans des personnes qui s’attaquent à des problèmes complexes, donc je suis ravie de l’avoir à bord. »

De plus en plus de personnes avec une vision conservatrice investissent dans le domaine du bien-être féminin.

M. Coville

L’intérêt de Peter Thiel pour le secteur du bien-être féminin peut sembler surprenant. En effet, le milliardaire américain laissait entendre, dans un essai publié en 2009, qu’accorder le droit de vote aux femmes aurait abîmé la démocratie. Il a également financé le mouvement MAGA de Donald Trump, à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros au cours des dernières années. Contactée par la rédaction, Britanny Hugoboom n’a pour l’instant pas donné suite à nos questions.

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Selon l’entreprise spécialisée Global Market Insights, la « femtech » – nom donné aux technologies dédiées à la santé des femmes –, représentait un marché de plus de 60 milliards de dollars (53 milliards d’euros) en 2024. « C’est avant tout pour des raisons financières que des entrepreneurs comme Peter Thiel s’intéressent à ce secteur, mais il y a aussi un enjeu politique, détaille Marion Coville. De plus en plus de personnes avec une vision conservatrice investissent dans le domaine du bien-être féminin. »

En 2019, The Guardian révélait qu’une autre application de suivi menstruel, FEMM, était financée et dirigée par des militants catholiques anti-avortement et anti-LGBT. Cette dernière déclarait plus de 550 000 téléchargements, dans un rapport de 2021. Les femmes ne sont plus seulement soumises à leur cycle, mais aussi aux intérêts des conservateurs.

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