Conclave : comment le Medef a planté les négociations
Invitée à négocier alors qu’elle ne le voulait pas, la puissante organisation patronale a tout mis en œuvre, depuis des mois, pour faire échouer le conclave sur les retraites. Ce mardi, François Bayrou va tenter de les faire changer d’avis. À quel prix ?

© ALAIN JOCARD / AFP
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Retraites : François Bayrou entre en mode survie Dialogue social piétiné, CFDT isolée, patronat triomphantLundi 23 juin. 14 h 30. L’ultime réunion du conclave sur les retraites commencé il y a un peu plus de quatre mois, doit commencer dans trente minutes. Soudain, devant le bâtiment abritant les discussions, arrivent Patrick Martin, numéro 1 du Medef et Amir Reza-Tofighi, président de la CPME. Aucun des deux leaders patronaux n’était attendu. Ils ne sont pas les négociateurs attitrés de leur organisation. Mais, ils ont décidé de convier les médias, à l’improviste, pour tenir une conférence de presse sauvage. Sans en informer les trois organisations syndicales restantes (CFDT, CFTC, CFE-CGC) qui s’agacent et dénoncent une « opération de bluff ».
Le ton est donné et c’est donc, sans étonnement que, huit heures plus tard, la dernière journée de négociations se conclut sur un échec. Une dernière provocation en guise de cerise sur le gâteau après des négociations, âpres, où le patronat – et notamment le Medef – aura tout fait pour les plomber.
Étape 1 : tout faire pour éviter la suspension de la réforme des retraites
Peu avant Noël. François Bayrou vient d’être nommé à Matignon. Dans un mois, il doit faire son discours de politique générale devant les parlementaires. D’ici là, le maire de Pau a un objectif : convaincre le Parti socialiste de ne pas le censurer. Vite, la réforme des retraites arrive au cœur des discussions. Les roses demandent une suspension de la réforme honnie, passée en force au cœur du printemps 2023. Le ministre de l’Économie, Éric Lombard – ami d’Olivier Faure, premier secrétaire du PS – ne balaie pas, pour la première fois, l’hypothèse.
Au sein du Medef, la nouvelle fait frémir. Alors que le gouvernement Bayrou doit trouver plusieurs dizaines de milliards d’euros pour boucler le budget 2025, une suspension de la réforme pourrait obliger le patronat à mettre la main au portefeuille. Le 9 janvier 2025, à quelques jours du discours de politique générale du Premier ministre, le patron des patrons monte au créneau.
Cinq jours plus tard, le plaidoyer du Medef est entendu par François Bayrou.
« Dans le panorama très tendu des finances publiques, […] il ne faut pas toucher au rendement de la réforme et le rendement de la réforme tient essentiellement à l’âge légal de départ en retraite de 64 ans », martèle-t-il sur la matinale de RMC et BFM TV. Puis, il crée un contre-feu, dénonçant « un niveau de dépenses sociales insupportables ».
Cinq jours plus tard, son plaidoyer est entendu par François Bayrou. Ni suspension, ni gel. La réforme des retraites continuera bien de s’appliquer. Pour donner du grain à moudre au PS et jouer la division du Nouveau Front populaire, le locataire de Matignon annonce en revanche un « conclave » sur le sujet des retraites, « sans tabou ni totem ». L’ovni de démocratie sociale, inédit, est lancé. Le Medef, lui, a préservé l’essentiel. Certes, il devra négocier mais sans accord, c’est bien la réforme de 2023 qui s’appliquera.
Étape 2 : diviser les syndicats
« Rassuré ». Patrick Martin a de quoi l’être. Deux jours après le discours de politique générale du Premier ministre, il se félicite, sur France Inter, d’avoir entendu un « discours pro business ». Seule petite épine dans le pied, ce conclave sur les retraites où son organisation sera obligée d’aller.
Certes, le rapport de force est largement favorable au patronat, mais s’attaquer au sujet des retraites revient potentiellement à rouvrir la boîte de Pandore. En 2023, lors de la contestation historique contre le recul de l’âge légal à 64 ans, les organisations syndicales unies avaient largement remporté la bataille de l’opinion.
Et Patrick Martin ne veut pas revivre cela. Il décide, alors, de s’attaquer à ce qui a fait la force du mouvement social de 2023 : l’unité, sans faille, des syndicats. « Les retraites publiques, cela nous intéresse évidemment puisque nous sommes des contribuables mais nous n’avons pas à avoir dans nos négociations intéressant le secteur privé des organisations qui ne sont pas représentatives dans le secteur privé », avance-t-il dès le 16 janvier.
Autrement dit, alors que les organisations qui seront autour de la table ne sont pas encore clairement définies, le Medef met la pression pour que seuls les syndicats représentatifs dans le privé (CFDT, CGT, FO, CFTC et CFE-CGC) soient représentés. Ce qui exclut donc, de facto, la FSU, l’Unsa et Solidaires, représentatifs dans la fonction publique.
L’objectif pour le Medef est désormais de faire le dos rond. Attendre que ce conclave passe, sans remous.
Le vers est dans le fruit. Tout s’accélère et, le jour de la première réunion, seule l’Unsa, parmi les trois syndicats de la fonction publique, est représenté. Sans décision intersyndicale claire, le Medef s’engouffre dans la brèche. « L’Unsa n’a rien à faire à cette table », lance le patron des patrons. Les autres syndicats ne bronchent pas. « Il fallait qu’on y soit tous. Y’a que cela qui aurait pu faire basculer les négos dans le bon sens », regrette un leader syndical. Exit la FSU, Solidaires et l’Unsa. La négociation aura lieu à cinq et non à huit. Enfin… à quatre. Avant même le début du conclave, Force Ouvrière claque la porte. Finie, l’unité syndicale. Chacun jouera sa partition.
Étape 3 : faire le mort pour éviter le feuilleton médiatique
L’objectif pour le Medef est désormais de faire le dos rond. Attendre que ce conclave passe, sans remous. Pour cela, il faut absolument éviter le feuilleton médiatique. La stratégie adoptée est alors claire. Venir, chaque semaine, à la table négociation. Et faire le mort. « Pendant des semaines, ils n’ont rien proposé », raconte un des participants du conclave. « Chaque semaine, ils viennent à reculons aux réunions. Et on ne les entend pas, ou presque. Et quand on les entend, c’est pour proposer un durcissement de la réforme », nous racontait Denis Gravouil, négociateur pour la CGT, début mars. « Ils jouent la montre », conclut un autre syndicaliste.
Trump, Gaza, Ukraine. Sans aucune avancée notable sur le front des retraites, l’actualité internationale mouvementée prend le dessus. Les négociations disparaissent des radars. Seul François Bayrou arrive à remettre le sujet sur le devant de la scène en balayant la possibilité d’un retour aux 62 ans. L’U2P et la CGT claquent la porte de ce qui ressemble de plus en plus à une mascarade.
Étape 4 : avancer des propositions inacceptables pour, définitivement, clore la parenthèse
« Ouf, ils ne sont pas morts ! » Mardi 10 juin. La première organisation patronale transmet à la presse et aux syndicats les points sur lesquels elle est prête à faire des « concessions ». L’âge légal de départ n’y figure, bien évidemment pas. Les trois syndicats autour de la table ont, de toute manière, fait une croix sur ce qui représentait pourtant, au départ, un préalable à un accord. Désormais, en leur sein, on ne parle plus « de l’âge de départ ». Mais « des âges ». Une manière de dire que d’autres modalités – comme l’abaissement de l’âge de l’annulation de la décote de 67 à 66 ans – sont désormais sur la table.
17 juin. Normalement, c’est la dernière réunion. Les négociations sont âpres. Elles achoppent sur deux points principaux. Ce fameux âge d’annulation de la décote, que le patronat ne souhaite pas baisser. Et la pénibilité. La CFDT fait du retour des critères de pénibilité physiques (port de charges lourdes, vibrations mécaniques, postures pénibles), supprimés du compte professionnel de prévention (C2P) lors de l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, une obligation pour signer un accord.
Le patronat l’a bien compris et accepte donc leur réintégration… à une condition : que les points accumulés via le C2P ne permettent plus de partir plus tôt à la retraite. Une aberration. « Le Medef ne veut pas entendre parler de réparation. Pourtant, pour les gens qui se cassent le dos au boulot, il faut qu’ils puissent obtenir réparation en partant plus tôt », s’agace alors, dans nos colonnes, Dominique Corona, numéro 2 de l’Unsa.
La balle est désormais dans le camp des patrons. À eux de dire si, oui ou non, ils veulent signer.
La CFDT ne peut pas accepter une telle imposture. Les négociations n’aboutissent pas. Dans une dernière tentative pour sauver ce qu’il reste à sauver, l’organisateur des négociations, Jean-Jacques Marette, propose une ultime solution. Une réunion de la dernière chance, le 23 juin. D’ici là, il tablera sur une proposition de compromis entre les deux parties.
Étape 5 : le coup de grâce
Tôt le matin, sur les ondes de France Inter, la numéro 1 de la CFDT, Marylise Léon, l’annonce : la proposition de compromis rédigée par Jean-Jacques Marette lui convient. L’âge d’annulation de la décote est fixé à 66,5 ans. Les critères de pénibilité physiques sont réintégrés avec un départ anticipé possible mais plus compliqué que dans le dispositif actuel. Ni les actifs ni les employeurs ne devront vraiment payer cela. Le très gros de l’effort sera demandé aux retraités. La balle est désormais dans le camp des patrons. À eux de dire si, oui ou non, ils veulent signer.
Le Medef s’attendait-il à cela ? Pour la première fois depuis le début du conclave, l’organisation patronale se retrouve, légèrement, en difficulté. En soit, l’accord préserve l’essentiel : les 64 ans ne sont pas touchés, et leur contribution financière d’ici 2030 est modeste (900 millions d’euros contre plus de 6 milliards pour les retraités). En revanche, si celui-ci est signé, il doit, en principe, retourner devant l’Assemblée nationale. Devant les mêmes parlementaires qui, le 5 juin, ont voté une résolution visant à revenir à 62 ans. Le risque d’amendements visant à abroger la réforme de 2023 est grand. Trop grand.
Au vu de leur attitude depuis le début du conclave, on voit mal comment François Bayrou réussira à les convaincre.
Après la mise en scène de la conférence de presse sauvage avec les numéros 1 de la CPME et du Medef, les négociateurs apportent à la table des négociations une nouvelle proposition d’accord. Le compromis établi par Jean-Jacques Marette n’est pas jugé, par le patronat, comme « paritaire ». Le coup de grâce pour les négociations. Même les syndicats restants autour de la table, qui ont pourtant fait d’immenses concessions, ne peuvent accepter cela. « L’échec » du conclave est acté.
Dans une tentative désespérée de préserver son avenir à Matignon, François Bayrou convie, dans la foulée, les partenaires sociaux. À leur sortie du rendez-vous avec le Premier ministre, les organisations syndicales déclarent : « plus que jamais la balle est dans le camp du patronat. S’ils ne veulent pas d’accord, charge à eux de l’assumer pleinement ». Au vu de leur attitude depuis le début du conclave, on voit mal comment François Bayrou réussira à les convaincre. À moins de leur accorder, encore, des avantages.
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