Les coopératives, îlots de démocratie sociale dans l’océan capitaliste
Qu’elles portent le doux nom de Scop ou de Scic, les entreprises organisées en coopérative portent un projet politique au service de leurs salariés, malgré la défiance d’un milieu hostile à toute critique du profit.
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© GUILLAUME SOUVANT / AFP
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C’est quoi, un journal coopératif ? La production non-marchande, face cachée de la richesseTout le monde l’a déjà fait au moins une fois. À la cantine, chez la grand-mère ou en colonie de vacances. Inspecter le fond de son verre, déchiffrer le numéro gravé et lancer à son voisin : « J’ai 9 ans ! Et toi, t’as quel âge ? » Cette question, qui a traversé les générations depuis la création du fabricant français Duralex en 1945, a bien failli s’évanouir à jamais. 26 juillet 2024. La mythique entreprise est au bord de la liquidation. Depuis plusieurs années, les ventes baissent.
Les fissures financières pourraient bien faire exploser ces verres réputés incassables. Celle qu’on surnomme la « tour Eiffel de la vaisselle » menace d’être déboulonnée. Et finalement, au cœur de l’été, une nouvelle vient enchanter les deux cents salariés : le tribunal de commerce d’Orléans valide un projet qui détonne dans le milieu de l’industrie. La juridiction accepte la proposition soutenue par 60 % du personnel. Duralex devient ainsi une société coopérative de production (Scop).
Un an plus tard, Duralex est toujours là. Une bonne nouvelle pour ses 80 ans. La jeune coopérative située à quelques pas d’Orléans souffle ses bougies non sans difficultés ou incertitudes. Mais les résultats sont positifs, promet François Marciano, le directeur général. « Cette année, le chiffre d’affaires devrait atteindre 31 millions d’euros – contre moins de 25 millions en 2023, puis 33 millions en 2026 et 35 millions en 2027, soit un retour à la profitabilité d’ici deux ans. » Signe que les salariés de l’entreprise, attachés à cette « marque très forte et [à] un savoir-faire unique », comme ne manque pas de le souligner le DG, ont choisi la bonne stratégie pour remonter la pente.
En refusant l’idée de se faire à tout prix racheter, les coopératives placent la démocratie au centre de leurs valeurs.
R. Roux
« Leur » stratégie, plus précisément, puisque le capital de la Scop, et c’est l’une des spécificités de cette organisation, est détenu par au moins 51 % de ses salariés. L’autre particularité, c’est que les salariés, au bout d’un ou deux ans d’ancienneté, peuvent devenir associés de la coopérative. Qu’est-ce que cela veut dire ? Contrairement aux boîtes classiques, les associés salariés possèdent 65 % des droits de vote. Les bénéfices, eux, sont partagés entre l’entreprise, pour lui créer une réserve en cas de coup dur, les associés et les salariés.
Ces derniers participent donc pleinement à la stratégie de l’entreprise. Fini le temps des décisions imposées par des actionnaires que l’on ne voit jamais. Le cap est fixé collectivement. « En refusant l’idée de se faire à tout prix racheter, les coopératives placent la démocratie au centre de leurs valeurs », s’enthousiasme Rémi Roux, fondateur d’Ethiquable, coopérative de thés, cafés et chocolats.
Faible soutien des institutions publiques
En France, le mouvement coopératif (qui rassemble les Scop et les Scic, les sociétés coopératives d’intérêt collectif, comme Politis) se porte bien. Fin 2024, il représentait 4 558 sociétés et près de 88 000 emplois, soit 4 % de plus qu’en 2023. Chiffre d’affaires net des entreprises : 10,2 milliards d’euros, en hausse de 6 % par rapport à l’an passé.
Un autre indicateur signalant sa bonne forme ? Le taux de survie à cinq ans – expression un brin clinique mais significative dans le secteur – est supérieur à la moyenne des entreprises : 79 % contre 61 %, selon l’Insee. Des résultats qui pourraient faire pâlir les cost-killers et autres rêveurs d’un paradis de dividendes. Pourtant, personne ou presque n’en entend parler. À part lors des rachats qui font couler de l’encre, à l’instar de Duralex, rares sont les coups de projecteur sur ces organisations.
On fait porter aux salariés plus de risques qu’à n’importe quel repreneur.
F. Bellaredj
Pour expliquer ce manque de reconnaissance, Fatima Bellaredj, déléguée générale de la Confédération générale des Scop et Scic, mentionne le manque de soutien des institutions publiques, dont celui de la banque publique d’investissement Bpifrance. « On fait porter aux salariés plus de risques qu’à n’importe quel repreneur », explique-t-elle dans Le Monde, le 11 avril. La veille, comme le 24 février, deux projets de coopératives, l’un de Vencorex, en Isère, l’autre de Sitek Insulation, dans le Bas-Rhin, ont été refusés par les tribunaux de commerce respectifs. « On n’entre dans aucune de leurs cases », poursuit Fatima Bellaredj.
Peut-être parce que c’est la case politique qui manque. « En école de commerce, on ne nous parle pas de Scop ou de Scic », relève Rémi Roux, d’Ethiquable. La fabrique aux couleurs ocre et verte a pourtant mieux résisté que ses concurrents : « Altereco a été racheté par Bjorg, Malongo par le groupe belge Rombouts : toutes les boîtes qui faisaient du commerce équitable sans être une coopérative ont été englouties », poursuit celui qui a lancé l’aventure en 2003 avec Christophe Eberhart et Stéphane Comar. Très rapidement, l’entreprise a bien marché. Jusqu’en 2008, quand la crise financière tord les bons résultats, qui s’étaient hissés à près de 20 % de croissance par an.
Après l’orage et le licenciement – difficile – de dix personnes, les salariés ont voulu se lancer dans le bio. « On s’est réunis en atelier d’été pour réfléchir à notre stratégie. Collectivement, deux choses sont sorties : l’entrée dans le bio et la création d’une gamme autour de producteurs français. » Vingt-deux ans après sa création, Ethiquable réunit près de 160 salariés. Une réussite qui a été inspirée par d’autres histoires, comme celle d’Ardelaine, « les pionniers », reconnaît Rémi Roux.
Ardelaine, l’aînée vertueuse
Pour les initiés des coopératives, Ardelaine, c’est l’exemple que l’on cite avec le sourire. L’aventure commence il y a cinquante ans. Après plusieurs années à retaper le Viel Audon, ce hameau de Balazuc, au sud d’une Ardèche traversée par les communautés post-Mai 68, plusieurs jeunes cherchent du travail dans le tissage. Ils remontent vers le nord du département, dans les montagnes ardéchoises, où un village était connu pour son commerce du fil.
Sur place, ils découvrent des machines à tisser tout empoussiérées. Pendant sept ans, ils rénovent les lieux et réparent les outils. De cette émulation, une Scop naît en 1982. Aujourd’hui, avec les saisonniers, la coopérative peut compter sur 62 personnes. Avec une particularité : il y a plus d’associés que de salariés. « Il y a une centaine d’associés extérieurs. Des gens de confiance qui connaissent Ardelaine et qui croient dans ce projet social et solidaire », précise Cécile Perradin, présidente du conseil d’administration de la coopérative.
On ne peut pas avoir un projet de transformation sociale sans ce statut coopératif.
C. Parradin
Ardelaine rayonne tellement que « des candidats viennent nous voir uniquement pour faire partie de la coopérative. Le métier qu’ils peuvent faire est secondaire », explique celle qui est arrivée en 2010. « D’autres ont un métier rare qui fait qu’on veut les recruter, mais ils découvrent à l’entretien que l’on ne recrute pas qu’un futur salarié mais aussi un futur associé. La coopération, c’est une autre manière de travailler. Ça demande de se déconstruire », décrit Cécile Perradin.
Pour mieux se reconstruire ? « On ne peut pas avoir un projet de transformation sociale sans ce statut coopératif. Sinon, c’est un projet qui n’est pas démocratique. » Pour faire vivre cette démocratie, Ardelaine mise beaucoup sur l’éducation populaire et la formation, avec la mise en place d’une commission de vie coopérative.
À quelques dizaines de kilomètres de là, à Grenoble, la coopérative Alma, éditrice de logiciels pour l’industrie, fait aussi figure d’exemple : politique et économique. « On a toujours voulu équilibrer réflexion économique et réflexion démocratique. C’est un chemin de crête sur lequel on fait reposer le concept de citoyenneté économique », définit la directrice, Laurence Ruffin.
En prenant part à la décision dans l’entreprise, on apprend à ne pas être d’accord.
L. Ruffin
Après avoir brossé le portrait d’Alma – 110 salariés, 20 millions d’euros de chiffre d’affaires –, la sœur cadette de François Ruffin, dont la candidature aux municipales serait sur les rails, énumère les piliers de cette citoyenneté : la formation, la prise de décision (en « scopette », soit des groupes de travail ayant leur propre autonomie), le partage de la valeur (échelle de revenus de 1 à 2,4) et un dernier, de taille : l’émancipation.
« Alma, c’est une petite république », décrit-elle. Une république qui essaie d’agir localement. « En prenant part à la décision dans l’entreprise, on apprend à ne pas être d’accord. C’est important en démocratie », vante la native de Picardie. Une vision peu comprise ailleurs. « On est dans un monde qui nous rejette. » Le pouvoir du peuple n’a jamais trop plu aux capitalistes.
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