Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.

Vanina Delmas  • 4 juin 2025 abonné·es
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
À Paris, le 31 mai 2025.
© Maxime Sirvins

Isabelle Cambourakis  est éditrice, responsable des collections « Sorcières » et « Radeau » aux éditions Cambourakis. Elle est aussi libraire dans les Cévennes et chercheuse indépendante, travaillant depuis une quinzaine d’années sur la sociohistoire des luttes et des mouvements sociaux. Elle a également été enseignante en région parisienne, syndicaliste à SUD, et défend la pratique de l’école du dehors.

La collection « Sorcières » fête ses dix ans. Sa genèse est-elle liée à un moment politique
ou militant particulier ?

Isabelle Cambourakis : Mon frère dirigeait la maison d’édition et m’a proposé de réfléchir à une collection de sciences humaines. C’est devenu l’occasion de créer une collection axée sur le féminisme. En 2013-2014, il existait très peu de collections, de maisons d’édition ou de librairies spécialisées sur ces questions. Politiquement, il y avait de multiples remises en question du droit à l’avortement en Europe (Espagne, Pologne…), et on baignait dans un contexte réactionnaire d’attaques homophobes avec les manifestations contre le mariage pour tous. La situation était bouleversante et inquiétante pour plein de gens. Parallèlement, je fréquentais des espaces féministes bouillonnants et je commençais à mener des recherches sur l’histoire des mouvements sociaux des années 1970.

Notre désir profond était de publier des textes ayant une efficacité politique.

J’étais dans un moment de grande politisation via la recherche de textes, de découvertes intellectuelles, de pratiques militantes, d’expériences dans des espaces syndicaux et des milieux libertaires qui ont une grande pratique de la traduction de textes et de leur diffusion via des brochures, des infokiosques ou des bibliothèques. En outre, j’avais été libraire pendant dix ans, donc au contact de plusieurs textes comme ceux de Starhawk, une militante féministe et écolo états-unienne qui se définit comme « sorcière néopaïenne » et qui était un peu considérée comme un ovni politique. Tout ceci m’a intéressée de manière très pragmatique, autour des questions : avec quelle énergie et avec quelle vision lutte-t-on ?

Quelle était l’ambition de cette collection féministe ?

Publier des textes féministes, avec la volonté de publier en féministe. Nous ne voulions pas nous contenter d’éditer des textes, mais réellement nous poser la question des manières de travailler les textes. Par exemple, on a rapidement publié des livres en écriture inclusive. Il fallait aussi nous demander quel type de textes féministes nous voulions éditer, en fonction des besoins qui s’exprimaient dans les mouvements sociaux, car notre désir profond était de publier des textes ayant une efficacité politique.

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Je voulais traduire des textes étrangers parce qu’il y en avait très peu en français sur des thématiques qui ont pris de l’ampleur ces dernières années : féminisme et santé, afroféminisme, écoféminisme… Mais aussi rééditer des textes des années 1970-1980 et publier des créations féministes francophones contemporaines. Le défi était de trouver un équilibre entre les luttes féministes d’hier et d’aujourd’hui, et des manières d’aborder le féminisme qui nous étaient encore étrangères en France.

En France, on a du mal à accepter des textes qui remettent en question l’universalisme blanc.

Pourquoi ces textes sont-ils si méconnus, voire inconnus, en France ? Est-ce lié à un monde universitaire particulièrement obtus sur le féminisme ?

C’est lié à plusieurs histoires de réseaux et de circulation, mais aussi à une spécificité française qui fait qu’on a du mal à accepter des textes qui remettent en question l’universalisme blanc. Dans les années 2000, ces thèmes et la vision intersectionnelle étaient peu abordés, car ils ne s’inscrivaient pas dans la lignée des théories féministes françaises, essentiellement matérialistes. Je savais qu’il y avait de l’air frais ailleurs, avec des pensées plus pragmatiques et à partir de ce qu’on appelle en épistémologie féministe le point de vue situé. Je ne me voyais pas publier des textes qui analysent les situations vécues par les femmes, mais plutôt des textes rédigés à partir d’expériences des personnes concernées, qui articulent théorie et pratiques ; par exemple bell hooks, dont nous avons publié plusieurs livres, qui, à partir du racisme systémique vécu dès l’enfance, propose une analyse qui croise le genre, la race et la classe.

Starhawk, bell hooks, Dorothy Allison… Vous avez traduit et publié de nombreux textes états-uniens, et certaines figures sont devenues emblématiques dans les milieux militants français. Est-il primordial de montrer qu’une autre société états-unienne que celle prônée par Trump existe et infuse ailleurs ?

En effet, d’autres voix états-uniennes existent, et depuis des décennies, car beaucoup de ces textes ont été écrits dans les années 1980 ! Le but était aussi de revenir sur une histoire du féminisme aux États-Unis, qui a été extrêmement diverse grâce à des voix venant des militantes noires, chicanas, asiatiques… Il existait également une poésie féministe aux États-Unis, héritière des histoires minoritaires. Là-bas, il y a eu très tôt une ébullition autour des questions d’intersectionnalité, qui a permis de remettre en cause la primauté de la classe en l’articulant avec l’ensemble des dominations croisées. Une romancière comme Dorothy Allison, par exemple, a développé une œuvre puissante et inspirante à partir de son identité de lesbienne issue des milieux populaires « white trash »

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Cela inspire beaucoup la collection, qui, je crois, reflète ce qui se passe dans les milieux militants et l’émergence d’un intérêt pour d’autres manières d’articuler féminisme et questions sociales, féminisme et handicap, féminisme et antispécisme, etc. Nous avons publié les premiers livres de bell hooks au moment où le milieu afroféministe français se diffusait de plus en plus, avec des figures comme Amandine Gay, Fania Noël, Laura Nsafou et d’autres. Nous ne voulons pas que nos publications suivent simplement un agenda féministe, mais bien qu’elles s’inscrivent dans une transformation sociale du monde où le féminisme est un outil incontournable.

Quelles avancées ont été déterminantes ces dix dernières années ?

Les pensées sur l’intersectionnalité, l’arrivée d’un ensemble de pensées critiques extrêmement intéressantes, le développement de l’écoféminisme, etc. Et #MeToo a été une révolution sociale, dans le sens où il y a clairement un avant et un après. Ce mouvement a permis un changement d’échelle pour la prise de conscience, la prise de parole et la créativité. Il a aussi eu des effets dans le monde de la littérature : des écrivaines se sont autorisées à écrire sur ce sujet.

« Quand j’ai commencé, certains libraires rigolaient quand je leur parlais de ma future collection féministe. Il n’y avait ni table ni rayon pour cette thématique. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Évidemment, cela s’est accompagné parfois de « feminism washing », mais cela n’enlève rien à la professionnalisation de femmes féministes qui arrivent dans le monde de l’édition avec un logiciel différent, qui ont envie d’éditer autrement, de publier d’autres personnes. Sans oublier la création de maisons par des féministes ou par des éditrices qui ont quitté une grosse structure pour créer leur propre entité, leur collection. La production de livres féministes a aussi augmenté, et il a bien fallu leur faire une place. Quand j’ai commencé, certains libraires rigolaient quand je leur parlais de ma future collection féministe. Il n’y avait ni table ni rayon pour cette thématique.

Continuer à mener la bataille culturelle en publiant des textes qui, selon nous, peuvent avoir un impact social.

Parallèlement, on constate ce qu’on nomme un « backlash », un retour de bâton, et des tendances réactionnaires en hausse dans la société.

Nous voyons en effet la montée des extrêmes droites, notamment du trumpisme, qui remet tout en cause, dont la scientificité des faits, et la montée de différentes formes de masculinisme. Il faudrait une analyse historique fine des spécificités des différents backlashs, en lien avec les transformations sociétales. Ces dix dernières années, nous avons quand même vécu beaucoup de moments sociaux importants : le mouvement contre la loi travail, Nuit debout, #MeToo, les marches pour le climat, les gilets jaunes, les mouvements contre la réforme des retraites, les Soulèvements de la Terre, etc.

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Et en même temps, ou juste après, toujours des retours de bâton. Dans l’édition, je pense que nous avons connu des transformations systémiques et qu’on ne pourra plus revenir à une tendance sans publications féministes. Cela dit, dans les années 1970, il y a aussi eu une augmentation des collections et des titres féministes en lien avec le mouvement social puissant, et finalement cette fenêtre s’est refermée.

« Ces inquiétudes sur l’avenir du livre sont renforcées par les pratiques extrêmement invasives, impérialistes de ceux qui ont un agenda politique clair et qui ont les moyens d’occuper tout l’espace. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Impossible de passer à côté de la bollorisation d’une partie du monde de l’édition et des médias, ni d’une montée en puissance de l’extrême droite dans cet écosystème. Comment pouvez-vous résister ?

Chez Bolloré ou dans des maisons d’édition réactionnaires, des bouquins islamophobes ou antiwoke peuvent tout à fait coexister avec des textes féministes, mais ceux-ci se situeront plutôt dans un féminisme blanc élitiste, ce qui brouille la vision que le grand public peut avoir de ces sujets. On n’aura jamais des moyens équivalents, notamment en termes de communication, pour s’imposer comme alternative à ce raz-de-marée réac. Il n’y aura jamais de « Relay Cambourakis » dans les gares. Alors on essaie juste de continuer à mener la bataille culturelle en publiant des textes qui, selon nous, peuvent avoir un impact social. Il faut tenir !

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Nous sommes aussi dans un contexte de chute des ventes de livres, en lien avec l’inflation et une baisse des pratiques de lecture. En librairie, il y a une tendance à aller vers des « valeurs sûres », de la part tant des clients que des libraires, c’est-à-dire vers des auteurs qu’on connaît, qui passent à la télé et à la radio, ce qui nuit à la diversité. C’est maintenant qu’il faudrait une politique publique de la lecture ambitieuse ! Ces inquiétudes sur l’avenir du livre sont renforcées par les pratiques extrêmement invasives, impérialistes de ceux qui ont un agenda politique clair et qui ont les moyens d’occuper tout l’espace.

Après #MeToo, il y a eu une nouvelle explosion de l’intérêt pour l’écoféminisme.

Était-ce une évidence de mettre l’écoféminisme à l’honneur dans la collection « Sorcières » ?

Oui, car cela faisait écho à la nécessité de penser l’articulation des luttes. Entre 2013 et 2016, je fréquentais des milieux écolos, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et j’écrivais un mémoire de master sur l’histoire des mouvements féministes et écologistes dans les années 1970. En 2015, il y a aussi eu la COP 21, ce moment fédérateur sur le plan militant. Les textes féministes et écoféministes circulaient de plus en plus, de manière transnationale.

« Il y a l’éternel discours prônant l’idée que « les nouvelles générations sont plus radicales que les anciennes ». Les féministes historiques n’étaient pas des militantes bien sages. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Après #MeToo, il y a eu une nouvelle explosion de l’intérêt pour l’écoféminisme, car on a vécu un mouvement écolo massif, avec les marches et les grèves pour le climat, et un mouvement féministe fort. Il y avait une appétence intellectuelle, une curiosité pour un objet connu dans la tradition anglo-saxonne, allemande, italienne mais pas en France. Nous avons notamment publié Reclaim, une anthologie de textes écoféministes coordonnée par la philosophe Émilie Hache, une des premières à articuler toutes ces réflexions. C’est aussi une forme d’expérience collective, de pensée et de militantisme à un moment donné.

Les prémices de l’écoféminisme sont très liées à la lutte antinucléaire, mouvement assez atone depuis quelques années en France. Comment la transmission de cette histoire pourrait-elle nous être utile aujourd’hui ?

Il est vrai que ce sujet connaît également un énorme backlash, avec l’idée que, face au changement climatique, le nucléaire va nous sauver. Ce discours se diffuse par les décisions politiques de lancer des « petites centrales nucléaires », mais aussi auprès d’un public qui lit les livres de Jean-Marc Jancovici, par exemple, dont le dernier est devenu un best-seller ! Il est toujours intéressant de rappeler les luttes historiques. Le mouvement antinucléaire a vraiment été massif dans les années 1980 partout en Europe et aux États-Unis, mais pas en France.

Les pratiques des militant·es écolos sont quand même hyper tranquilles.

Beaucoup de femmes étaient engagées dans ce mouvement qui était pacifiste, car il était surtout question du nucléaire militaire. Il y avait des occupations de sites – qui n’étaient pas appelées ainsi, car c’est un terme militaire – avec cette idée de reclaim (récupération, réappropriation), c’est-à-dire redonner leur densité aux territoires en leur restituant leur historicité, par exemple quand ils appartenaient à des peuples autochtones. Il s’est passé des choses extrêmement excitantes du point de vue de la grammaire des luttes, de la créativité, de la radicalité.

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Il y a l’éternel discours prônant l’idée que « les nouvelles générations sont plus radicales que les anciennes ». Or les féministes historiques n’étaient pas des militantes bien sages : elles posaient des bombes, notamment les suffragettes au XIXe siècle ou Françoise d’Eaubonne en 1975. J’ai beaucoup réfléchi à la notion de violence et de non-violence à partir de son exemple. Cela permet de relativiser ce qui se passe aujourd’hui, car les pratiques des militant·es écolos sont quand même hyper tranquilles. Personne ne pose de bombe ! Les qualifier d’écoterroristes est totalement inapproprié.

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