Terrorisme d’extrême droite : la mémoire lacunaire des prévenus d’AFO

Malgré une procédure d’instruction établissant les projets violents de ce groupe visant la communauté musulmane, les premiers prévenus ont affirmé n’avoir jamais cru aux projets d’attentats, ou de ne pas en avoir eu connaissance. Une forme de légèreté dérangeante.

Pauline Migevant  • 13 juin 2025 abonné·es
Terrorisme d’extrême droite : la mémoire lacunaire des prévenus d’AFO
© CC0 / Pxhere.com

Au deuxième jour du procès de l’Action des forces opérationnelles (AFO), groupuscule d’extrême droite qui projetait des actions terroristes, Philippe C., est le premier prévenu à être interrogé. Derrière lui, 14 des 15 autres prévenus, des hommes de plus de soixante ans pour l’essentiel, auraient presque l’air de papys anodins. Ils se sont assis aux mêmes places que la veille. Costard bleu, quelques cheveux restants plaqués sur son crâne chauve, l’homme qui parle à la barre ne se souvient plus très bien de qui a dit quoi, et quand.

Sur le même sujet : Empoisonner les musulmans, tuer des imams… 16 militants du groupe d’extrême droite AFO devant la justice

Les faits remontent à 2017-2018. Lui affirme avoir voulu apporter « un soutien tant humain que militaire aux forces de l’ordre » après les attentats de Charlie Hebdo. Il est aujourd’hui – comme les autres sur les bancs –, jugé pour association de malfaiteurs terroristes.

« C’était du fantasme »

« Achille » – c’est son pseudo –, explique ne pas avoir cherché à comprendre ce qu’était AFO par rapport à Volontaires pour la France (VPF), l’organisation d’extrême droite formée après les attentats de 2015, et qu’il avait, comme beaucoup d’autres prévenus, rejointe au départ. Il ignore aujourd’hui encore l’acronyme d’AFO, ose-t-il dire à la barre.

Pour lui, c’était « la continuité » de VPF, « pas de l’action violente ». L’enquête des Renseignements le montre pourtant : par la scission des deux organisations, l’AFO devenait « le bras armé » de VPF. « Tuer 200 imams radicalisés » figure dans les objectifs de départ du groupe. D’autres projets viendront s’ajouter comme « empoisonner de la nourriture halal » ou remonter une file de voitures à contresens et « jeter des grenades dans la voiture des Arabes ».

On n’a pas l’impression que vous vous mettez en soutien des autorités quand vous vous formez à la garde à vue.

Juge

C’est donc en se prenant pour un « agent secret » qu’« Achille », 61 ans, a appris à ses camarades comment maquiller une plaque d’immatriculation. Cet atelier intitulé « aide aux forces armées » a eu lieu lors d’un stage organisé en décembre 2017. « On n’a pas l’impression que vous vous mettez en soutien des autorités quand vous vous formez à la garde à vue et que vous maquillez des plaques », fait remarquer la juge.

Il affirme ne pas avoir eu d’éléments en sa possession lui permettant « de penser qu’on passerait à quelque chose d’opérationnel ». Certes, il admet avoir été au courant que l’organisation était hiérarchisée en différentes sphères opérationnelles, mais il affirme que « ça ne l’intéressait pas ». L’homme qui se dit marqué par le film, La Bataille du rail (la résistance de cheminots face l’occupant nazi, N.D.L.R.) n’hésite pas à se référer à la résistance pour justifier sa posture.

« Il y a quand même un ennemi désigné, Monsieur C. À l’époque, qui est l’ennemi désigné ? », demande la juge. « C’est toujours la même chose. Il faut se replonger dans le contexte. On désigne le musulman d’une manière générale. » Plus tard, il donne des chiffres à la volée : « Tuer 200 imams, 300 ou 1 000 imams, c’était du fantasme ». Une formule « d’accroche », estime le détenteur d’un BTS publicité. « La publicité c’est pour attirer des gens qu’on veut attirer. Qui vouliez-vous attirer ? », demande la juge. « Achille » botte en touche. Tout au long de l’audition, il maintient : « Personne n’aurait été capable de faire un acte violent. »

Sur le même sujet : Crimes racistes, projets de tueries : l’extrême droite décomplexée, le pouvoir indifférent

Au-delà de son rôle dans la recherche d’armes, la juge l’interroge sur un document particulièrement problématique qu’il a rédigé sur « l’OP halal ». La feuille expose des « solutions palliatives » face à l’impossibilité de « tuer des imams » et prévoit d’injecter du poison dans des barquettes de nourriture, une idée qui viendrait du groupe. Le document décrit les effets des poisons, le raticide pouvant provoquer la « mort pour les plus faibles ». « Dans mon esprit, jamais, jamais au grand jamais, ce document n’avait pour but de servir », se défend-il. Il hausse les épaules : « Oui nous étions toujours dans la surenchère. Madame le juge, c’était un défouloir, la parole était libre si vous saviez… C’était comme ça. »

Il évoque la cohésion du groupe : « Le groupe s’essoufflait. » Lui voulait « montrer qu’on pouvait faire des choses sérieuses. Moi-même je n’y croyais pas. ». Quant aux photos prises dans un supermarché quelques semaines après, il explique qu’il ne s’agissait pas d’un repérage. L’idée, selon lui, était d’illustrer que « les produits halals envahissaient les rayons au détriment des produits du terroir ».

Crainte d’une « guerre civile »

Jeudi 12 juin, le lendemain, se présente à la barre, Olivier L., 46 ans, qui travaille dans le domaine du bâtiment. Il évoque lui aussi une « émulsion commune ». La juge vient de lire un extrait d’une conversation téléphonique. Dans l’échange, un autre membre d’AFO estime qu’ils auraient déjà dû s’en prendre aux « gars en kamis » (tenue traditionnelle au Moyen-Orient et au Maghreb, N.D.L.R.) et aux « nanas voilées ». Lui répond : « Il aurait fallu, c’est clair ».

L’homme chauve, polo rentré dans le pantalon en chino beige, n’a qu’un terme en bouche : « La guerre civile ». « À partir du moment où il y a un conflit civil en France, où moi je me sens menacé, attaquer son ennemi quand on est innocent, ça ne me semble pas choquant. »

La juge interroge : « Mais à quel moment on aurait été en guerre et à l’appel de qui seriez-vous entré en guerre ? ». Olivier L. (alias « Olies ») : « Des séries d’attentats, des émeutes dans les banlieues, la guerre, on voit quand elle commence. » Il poursuit : « Si ma famille est en danger, moi je me sens le droit de résister. »

Sur le même sujet : Procès « WaffenKraft » : la violence d’extrême droite en miroir

Tout était, selon lui, dans une perspective de « se défendre ». Le stage de décembre 2017 avec les tests d’explosifs, tout comme l’opération d’intimidation de mars 2018 – durant laquelle lui et plusieurs membres du groupe vont régler un problème avec les voisins de la fille de Franck G., désigné comme le responsable de la région francilienne à distance. Ces voisins étaient « des gris » c’est-à-dire « des Maghrébins », concède-t-il à la juge.

Son état d’esprit ? « Un personnage héroïque chevaleresque qui rétablit la justice et la vertu. » « Je pense que tout le monde peut le comprendre », a-t-il ajouté. Il a continué à chercher des armes même après avoir quitté le groupe au moment du « projet halal » en mai 2018. « Admettons qu’à ce moment-là je voulais faire des attentats. Je les ai pas faits et je suis parti. L’intention de faire quelque chose, ce n’est pas un crime », estime Olivier L.

Moi je suis pas extrême, je m’adapte. Si la réalité est extrême, je deviens extrême.

Olivier L.

« La difficulté, Monsieur, c’est que quand vous expliquez que vous êtes menacé, vous répondez par vous-même », expose la juge après qu’Olivier L ait maintenu qu’il « tuerait directement » si « on l’attaque ». Il maintient que le danger, c’est « les gens des quartiers populaires » qui « commettent des attentats, quand même ». « Vous voyez les raccourcis que vous faites ? », pointe la juge. « Peut-être que dans 10 ans, on en reparlera… », reste-t-il convaincu.

Celui qui a des « idées patriotiques traditionnelles » et qui a voté Front national en 2017, se défend de toute « idéologie » : « Je constate, c’est tout ». « Moi je suis pas extrême, je m’adapte. Si la réalité est extrême, je deviens extrême », affirme-t-il.

Aisance

Philippe G, alias « Sacha », spécialisé dans les grenades airsoft, est le plus volontaire pour répondre. Celui qui a servi cinq ans dans l’armée prétend tout ignorer des projets d’action violente. Il aurait seulement entendu en mars 2018, Bernard S., le chef de la section Île-de-France, parler de « tuer des imams » avant de tout de suite « calmer le jeu », ce qui ne l’a pas inquiété outre mesure. Quant aux « grenades dans les mosquées, c’était no way j’ai découvert ça dans la presse ».

Son obsession c’était de pouvoir s’exfiltrer « en toute discrétion » en cas d’une « explosion des banlieues ». Au sujet de l’atelier organisé durant le stage de décembre 2017 au cours duquel ont été testées des grenades modifiées au TATP – explosif puissant utilisé notamment dans les attentats islamistes –, il évoque un aspect « pédagogique » « C’était pour faire une démonstration de la dangerosité de ce produit », affirme-t-il.

Trois jours après ce stage, il envoie un mail à d’autres membres du groupe pour savoir quelle serait l’utilisation des grenades airsoft qu’il est en mesure de fournir. « Est-ce qu’il s’agit de « mettre hors de combat par blessure un ou plusieurs adversaires », d’ »assourdir un adversaire » », demande-t-il parmi plusieurs options, dont aucune n’évoque quoi que ce soit de ludique. Il n’obtient pas de réponse mais fournit quand même des échantillons de grenade, en février 2018, à Daniel R., alias « Tommy », un ancien militaire de l’Armée de Terre qui a participé à la guerre en Afghanistan.

Sur le même sujet : Quand l’extrême droite part en croisade

Contrairement aux deux autres prévenus, qui ont évoqué quelques trous de mémoire, Philippe G, lui, se remémore les faits, osant régulièrement quelques pointes d’ironie. Le mail qu’il a adressé avec une liste d’armes, dont des AK 47 et des AK74 ? « Très simple à expliquer. » Il voulait « s’amuser un peu », après que Ferragus, c’est-à-dire Sandrine F., a affirmé qu’elle « connaissait où trouver des armes et que c’était un peu borderline niveau légalité ».

Il lui fait une liste d’armes, « le nec plus ultra », précise-t-il durant l’audience, en disant « tiens-nous au courant ». « Je me suis bien marré en lisant la réponse », explique-t-il, alors que Sandrine F., semblait finalement ne plus être en mesure de les fournir. « C’était pour déminer, Sandrine n’en a plus parlé », résume-t-il.

L’homme a réponse à tout et semble tout à fait à l’aise. Faire exploser une couscoussière à distance ? De la « dérision », une « référence au film Les sous-doués ». Les livres à la gloire du IIIe Reich retrouvés chez lui lors de la perquisition ? Il travaillait sur une simulation de vol sur la seconde guerre mondiale et cherchait à trouver certaines cartes. « Les agents de la DGSI cherchaient Mein Kampf. Ils ne l’ont pas trouvé, ils étaient déçus. »

Terreau

« Il y a un terreau familial en matière de terrorisme », ose-t-il en ironisant après une question de la procureure sur son éventuelle adhésion à l’idéologie nazie. Son grand-père était « dans la résistance gaulliste dans les bois du Périgord à côté des réseaux de Malraux », ce qui lui a valu de figurer « sur les listes terroristes de la Gestapo. »

Les faits n’en deviennent pas moins dangereux parce que c’est vous, il va falloir l’entendre.

Juge

La veille, face à l’enchaînement des mots minimisant les faits, entre deux trous de mémoire sur les contenus des réunions ou des projets non connus, la juge avait clarifié auprès de Philippe C. : « Mais monsieur, s’était-elle adressée en le regardant avec sérieux, imaginez que vous n’avez plus 56 ans, que vous ne venez plus d’où vous venez mais de l’endroit qui vous fait peur, d’une cité en l’occurrence, que vous avez connaissance que certains se réunissent par groupe de dix pour attaquer un édile religieux, d’en tuer 200, puis d’empoisonner la nourriture d’un certain supermarché… »

Pesant chaque segment de phrase, elle avait articulé distinctement. « Les faits n’en deviennent pas moins dangereux parce que c’est vous, il va falloir l’entendre. » L’une des prévenues étant malade, encore douze autres doivent être entendus les prochaines semaines.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Pour aller plus loin…