François Truffaut, l’homme qui aimait les lettres
Le réalisateur, épistolier considérable, a beaucoup échangé par écrit avec d’autres cinéastes. Cette passionnante correspondance paraît aujourd’hui.
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© Columbia Pictures - Julia Philli / Collection ChristopheL via AFP
Correspondances avec des cinéastes 1954-1984 / François Truffaut / Gallimard, 524 p., 25 euros.
Épistolier fut la deuxième vie de François Truffaut après celle de cinéaste. Sa correspondance est un océan, qui a déjà donné lieu à quatre livres. Le premier, paru quelques années seulement après sa mort prématurée, en 1984, à l’âge de 52 ans, offrait une vision générale de ses interlocuteurs. Plus récemment, sous la houlette expérimentée de Bernard Bastide, des volumes plus ciblés sont mis à la disposition du public. Ainsi, après Correspondance avec des écrivains 1948-1984 (Gallimard, 2022), paraît la correspondance que Truffaut a entretenue avec ses confrères et consœurs cinéastes, entre 1954 et 1984.
Intéressons-nous d’emblée à un passage qui n’a pas jusqu’ici retenu l’attention. Il se situe dans un échange entre Marcel Ophuls et l’auteur des Quatre Cents Coups. Après avoir été un admirateur et un défenseur en tant que critique du cinéma de Max Ophuls (Lola Montès, 1955), Truffaut s’est lié d’amitié avec son fils et lui a apporté de l’aide quand celui-ci a fait ses premiers pas dans le cinéma, y compris plus tard lors de la censure du Chagrin et la Pitié par l’ORTF.
Leur amitié s’exprime dans de nombreuses lettres, qui traversent les années. L’échange en question date de 1983. La lettre initiale ne figure pas dans le volume mais on peut deviner de quoi il retourne : en tant que membre de la Société des réalisateurs de films (SRF), Ophuls a adressé à Truffaut un texte, sans doute sous forme de tribune, pour lui demander s’il accepte de le signer.
Le début de sa réponse contient une idée inattendue sous sa plume : « Mon cher Marcel, Votre lettre m’a troublé pendant deux semaines, principalement parce que je déteste vous dire non. Pourtant, je ne peux pas signer un texte dont je ne ressens pas la vérité. De mon point de vue, le réalisateur n’est pas forcément l’auteur du film ; c’est parfois le producteur, parfois le scénariste, parfois l’acteur, parfois deux, trois ou cinq personnes. »
Ces mots contreviennent aux fondamentaux de la politique des auteurs, dont on sait que les jeunes critiques des Cahiers du cinéma dans les années 1950, devenus ensuite les cinéastes de la Nouvelle Vague, ont été les fers de lance, le concept étant défini par Truffaut lui-même en 1955. Marcel Ophuls ne manque d’ailleurs pas de le lui faire remarquer dans son courrier suivant : « Ce n’est quand même pas la SRF qui a lancé “la politique des auteurs”, François… »
Un quart de siècle plus tard, les propos de Truffaut résultent-ils d’une évolution profonde de sa réflexion, influencée par sa pratique ? Ou bien, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces idées ont-elles rapidement germé en lui ? Le fait qu’il préférait mentionner au générique « un film mis en scène par » plutôt qu’« un film de » en était-il un signe ?
Parcours
La question a son importance à l’heure où déterminer qui est l’auteur au cinéma est redevenu un enjeu, notamment sous l’angle du pouvoir que ce statut confère, et même si l’essai important du sociologue Jérôme Pacouret, Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ? Art, pouvoir et division du travail (CNRS Éditions, 2025), a relativisé le rôle de la politique des auteurs dans cette affaire.
Cela dit, l’intérêt de cette correspondance, ajouté au plaisir de lecture que celle-ci procure, est loin de se réduire à ces considérations. Correspondance avec des cinéastes 1954-1984 raconte en effet un « roman de François Truffaut ». Une expression souvent utilisée à son propos, faisant écho à sa passion pour les livres et la littérature, qui dit aussi l’évolution d’un parcours. On assiste en effet à la transformation d’un débutant encore critique, bientôt réalisateur de son premier court métrage, Les Mistons (1957), écrivant plein d’admiration aux grands aînés que sont Abel Gance, Max Ophuls ou Jean Renoir, en un cinéaste de premier plan occupant une position centrale dans le champ du cinéma.
Les courriers de félicitations pour tel ou tel de ses films n’en sont pas l’indice principal. Certes ils existent : de la part d’amis (Agnès Varda, Jacques Demy…) et de personnalités plus éloignées comme Georges Lautner (le réalisateur des Tontons flingueurs !) ou Stanley Kubrick, jusqu’à Claude Sautet ou Bertrand Tavernier. Ce qui atteste davantage de la place prise par Truffaut sont les multiples sollicitudes dont il est l’objet. On lui demande des conseils, on lui envoie un scénario, sachant que l’homme est aussi producteur avec sa société Les Films du carrosse. Paul Vecchiali, Pierre Zucca, Pascal Thomas, Aline Isserman ou Leos Carax, à leurs débuts, sont de ceux-là.
Les conseils avisés qu’il prodigue sont ceux de quelqu’un qui pense le cinéma en permanence.
Quand l’auteur de Baisers volés donne des indications – il n’en est pas avare, sauf sur la fin, quand la maladie le ronge –, elles sont toujours claires, précises, réfléchies – des adjectifs qui correspondent à son tour d’esprit. Quand il s’est engagé dans la production d’un film, il le fait bien sûr avec plus d’implication encore. C’est le cas par exemple avec Renaud Victor, qui réalise un documentaire sur le travail de l’éducateur Fernand Deligny.
Les conseils avisés qu’il prodigue sont ceux de quelqu’un qui pense le cinéma en permanence, lui a voué sa vie, mais qui ne se prend pas pour un ponte. Il sait exprimer une conviction enthousiaste : « J’aime l’idée que ce film est plus nécessaire que d’autres », écrit-il à Renaud Victor, sachant, lui, l’ancien petit délinquant dont Les 400 coups est une évidente évocation, la portée sociale du travail de Fernand Deligny.
Une raison pour laquelle Truffaut a pu paraître rude : la complaisance ne fait pas partie de sa façon d’être. C’est d’autant plus flagrant avec Roberto Rossellini, qu’il a admiré avant de devenir un de ses proches. Quand l’auteur du Voyage en Italie lui demande, en 1964, de participer en production à l’un de ses projets, Truffaut lui fait une réponse circonstanciée pour lui expliquer les raisons de son refus. Et conclut : « Je regrette beaucoup de te décevoir, mais je préfère te décevoir maintenant que lorsque tout serait en route. » La lucidité de Truffaut est avant tout le fruit de son honnêteté.
Il n’est pourtant pas du genre à être infidèle en amitié. Les échanges avec Jacques Rivette (très liés au temps des Cahiers au point qu’on les surnommait « Rivaut-Truffette »), avec une cinéaste aujourd’hui méconnue, Paula Delsol, ou le déjà nommé Marcel Ophuls s’inscrivent dans la durée. Il ne rechigne pas non plus aux coups de pouce, par exemple quand Éric Rohmer est en panne de financement pour Ma nuit chez Maud, dont Truffaut organisera la coproduction avec plusieurs de ses confrères.
Amitiés et ruptures
La correspondance la plus émouvante est celle avec Renoir, surtout quand celui-ci, vieillissant, voit pour lui la possibilité de faire un nouveau film définitivement s’éloigner. Truffaut, quelle que soit la charge de ses occupations, est toujours là, lui rendant visite aux États-Unis dès qu’il le peut, l’encourageant sans cesse dans ses travaux d’écriture qui, par la force des choses, ont pris la place du cinéma.
Au chapitre des ruptures, on retrouve dans ce volume la célèbre (et déjà publiée) lettre à Jean-Luc Godard de 1973, alors que celui-ci a exprimé en des termes insultants tout le mal qu’il pense de La Nuit américaine. Retrouvant sa verve assassine des années où il était critique, Truffaut réplique avant tout sur le plan humain. Cette lettre est aussi éclairante sur la manière dont il considère l’engagement, louant l’humilité de ceux qui se conduisent comme de « petits hommes ».
Enfin, last but not least, Hitchcock est aussi très présent dans cette correspondance. À travers les échanges entre Truffaut et le maître du suspense, on suit les différentes étapes qui ont été nécessaires à la confection du grand livre qu’ils ont fait ensemble, le « Hitchbook ». Pour les deux hommes, il est clair que ce travail fait partie de leur œuvre. On assiste aussi à la cristallisation d’une amitié. À laquelle se mêle toujours une dose d’admiration, y compris chez Hitchcock. Lui qui devait faire avec les lourdes contraintes des studios d’Hollywood, il écrit en 1976 à son cadet : « Vous êtes maintenant […] un homme libre de faire tout ce qu’il veut. » Une liberté conquise par Truffaut, au tempérament si farouchement indépendant.
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